Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes
Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes, Paris, Créaphis, 2012, 349 p. + illustrations
Texte intégral
1Issu d’un colloque tenu en 2008 à l’INHA et au Musée du Quai Branly, ce volume rassemble une vingtaine de contributions distribuées selon quatre entrées – « Théoriser », « Créer », « Historiser », « Muséographier » –, émanant d’auteurs qui appartiennent à des horizons différents : chercheurs universitaires, conservateurs de musées et artistes, dont, à dessein sans doute, les éditeurs n’ont guère précisé les appartenances (ils sont philosophe, artiste, historien, conservateur, anthropologue…). Chacun se confronte à la question de montrer, représenter, évoquer les violences extrêmes (essentiellement liées aux guerres mais non limités aux champs de bataille) dans le domaine de l’exposition, de l’image exposée. Cet ensemble s’attache donc avant tout à des problématiques de mises en espace, mises en images et en sons et fait se croiser des démarches proprement théoriques (émanant d’historiens, d’anthropologues – qui écrivent des livres ou des articles) et des démarches de théories d’une pratique (soit muséale – conservateurs, muséographes, architectes qui exposent des objets, organisent des espaces –, soit artistique – plasticiens, vidéastes, cinéastes – qui produisent des objets, des images et des sons). Cette perspective à multiples points de fuite – trois principaux mais qui se subdivisent encore – se trouve rarement mise en œuvre dans un colloque et un livre, encore qu’on puisse citer, dans un ordre un peu différent, les Mises en scène de la guerre au XXe siècle, paru en 2011 sous la direction de Laurent Véray et David Lescaut, et qui conjuguait théâtre, cinéma et analyses théoriques et historiques. On relèvera que ces deux ouvrages ont un point commun, les guerres et leurs atrocités (notamment sur les civils, la violence de masse, les exterminations) comme si ce sujet signalait par lui-même l’insuffisance de la seule approche analytique à laquelle l’historien est habitué quand ses objets sont lointains. Les voies de la scénographie d’objets, de situations, la fiction même paraissent susceptibles de seconder l’approche historienne « froide » par la convocation de sensations, participations, épreuves physiques des phénomènes envisagés. Dans Montrer les violences extrêmes, du fait même qu’on s’est donné le projet de « montrer » et non d’analyser, l’historien voit forcément sa place relativisée par rapport à celle des praticiens, son travail pratique à lui ne donnant pas le dernier mot sur les faits, les événements, les phénomènes (il ne « montre » pas) mais fournissant parfois des matériaux aux concepteurs. Il reste que ces derniers, convoqués ici à réfléchir théoriquement sur ce qu’ils ont fait ou font se retrouvent, nolens volens, dans la situation des premiers : ils ont à se faire historiens et analystes de leur propre travail et ce ne sont plus les intuitions, les appétences, les sensations, les goûts qui priment alors. D’autant plus que les « objets » que se donnent les historiens peuvent apparemment être les mêmes que ceux que se donnent les artistes (« traces », « ce qui reste », « mémoires », « archives », « témoins », etc. circulent d’un champ à l’autre). On pourrait continuer longtemps à échanger ainsi les places des uns et des autres, dans la mesure où, de fait, ce ne sont pas in fine les identités institutionnelles et même professionnelles qui l’emportent mais bien la place qu’occupe tel ou tel, provisoirement et de manière complexe.
2D’où le caractère parfois inégal des contributions proposées. « Peut-on faire une belle exposition sur la guerre ? » demande-t-on, à propos de la tendance à « esthéticiser » l’exposition du matériel militaire dans les musées. Les nouveaux espaces intitulés « Mémorial » ou « Historial » jouent manifestement une « carte » scénographique qui s’inspire des installations d’art contemporain. Mais cette importation n’emporte-t-elle pas inévitablement l’esthétisation en question ? Les exigences de communication, d’accès au grand public repoussent l’austérité des musées cumulatifs, énumératifs et explicatifs producteurs de « connaissances » (horresco referens) et s’orientent vers un étalagisme de bon goût. C’est la question même à laquelle s’était confronté Georges Franju dans Hôtel des Invalides (1951), curieusement oublié de tous et pourtant si subtilement pertinent aujourd’hui par la proposition qu’il fait d’un regard, un point de vue sur des objets exposés – pourtant – « à l’ancienne » ! En ce sens les artistes ne peuvent que déranger une certaine bonne conscience des curators. Ainsi les « anti-monuments » de Jochen Gerz (à Hambourg le monument contre le fascisme, colonne qui s’enfonce dans le sol pour disparaître ; le monument contre le racisme à Sarrebruck, 2 146 pavés gravés chacun d’un nom de victime, retourné et re-scellé sur la place) ; l’installation éphémère de Claire Angelini (à Munich sur une colline artificielle faite des débris et ruines des bombardements qui détruisirent la ville en 1945, convoquant par des sons et des images et objets « décalés » l’élimination des enfants handicapés mentaux sous le nazisme) ; la série photographique « Effroi » de Natacha Nisic. Justement l’ouvrage – dont il faut souligner la grande qualité de fabrication, en particulier touchant à sa riche iconographie (noir et blanc et couleur) – porte en couverture une photographie prise à Birkenau et résultant d’un agrandissement (Blow Up) d’un premier cliché d’une surface liquide immobile, reflétant le ciel, au bord duquel se tenait un crapaud. L’agrandissement a révélé, dit l’artiste, « une forme terrible » dont elle « n’a toujours pas l’explication », surgissant des profondeurs. C’est cette forme, qu’elle appelle « effroi », condensant peur, silence, suspension qui devient « moteur » d’un développement ultérieur (la porte de Birkenau, le Mémorial des enfants). On voit donc bien ici comment s’enclenche une démarche esthétique (hasard de l’agrandissement qui « révèle » puis associations). Comme chez Gerz, Angelini ou Liza Nguyen (cartes postales de l’Indochine coloniale), elle procède d’une dialectique très matérielle (objets, territoires) entre le visible et l’invisible et le rôle de la parole et de l’imagination dans ce va-et-vient (ainsi dans Retour au pays de l’enfance le témoin retrouvant un lieu jamais revu). Est-elle de nature à « inquiéter » l’historien en lui proposant une butée à son investigation, en convoquant de « l’innommable » qu’il n’appartiendrait qu’à l’art d’évoquer ? Dans la présentation d’« Effroi », Annette Becker parvient bien à déplier, développer cette image « bloquée » en mobilisant tout un savoir sur l’extermination et en rattachant l’image à Gorgô, figure de la monstruosité analysée par Jean-Pierre Vernant dans le monde antique. On pourrait aussi bien identifier la « forme terrible » pour ce qu’elle est de toute évidence, le mufle d’un rat musqué, animal familier des étangs, dont le cadavre flotte entre deux eaux, et déplier une autre isotopie, moins acceptable peut-être, du côté d’Élisabeth de Fontenay ou de Charles Patterson (Un éternel Treblinka).
Pour citer cet article
Référence papier
François Albera, « Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 213-215.
Référence électronique
François Albera, « Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4653 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4653
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