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Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz

Editorial Cuarto Propio, Santiago de Chile, 2011, 357 p.
François Amy de la Bretèque
p. 200-203
Référence(s) :

Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz, Editorial Cuarto Propio, Santiago de Chile, 2011, 357 p.

Texte intégral

1La mort en août 2011 de Raoul Ruiz, cinéaste reconnu et admiré en France où il fit la seconde partie de sa carrière, a donné lieu à un concert de louanges en général convenues dans lesquelles les termes de « cinéaste surréaliste », « intellectuel et onirique », « conceptuel et ludique », reviennent en leitmotiv pour masquer une carence d’analyse réelle. Le livre de Veronica Cortínez et Manfred Engelbert arrive à point nommé pour remettre les choses au point, quoiqu’ils n’aient évidemment pas prévu la disparition du réalisateur. La familiarité et le recul que leur permet leur situation (l’une est chilienne, l’autre est allemand) ouvre singulièrement la compréhension de ce cinéaste transnational.

2L’ouvrage est consacré à Tres tristes tigres, le premier long métrage sorti en salle de Ruiz (qui n’est pas son tout premier film) mais cette étude fournit des clés pour entrer dans l’ensemble de l’univers du cinéaste franco-chilien. Sorti en 1968 – cette date n’est évidemment pas indifférente –, couronné à Locarno, salué par la critique mais reçu tièdement par le public du Chili, Tres tristes tigres avait été montré en France dans des festivals comme Confrontation en 1976, puis était devenu invisible. Nous avons pu le revoir dans le festival perpignanais en 2012 grâce aux deux auteurs qui en avaient apporté une copie de la cinémathèque de Montevideo à partir d’un original conservé en Uruguay : la plus conforme selon eux, car ce film a subi des aléas multiples dont leur livre parle (pp. 189 sqq.).

3Tres tristes tigres suit, à la manière d’une chronique déconstruite, les errances de trois personnages principaux : deux jeunes hommes (Rudi, Tito) et la sœur de l’un d’entre eux (Amanda), et d’un certain nombre de comparses, dans les bars et les milieux nocturnes d’un Santiago qui est sans doute le personnage central du film. Ces « Vitelloni » désœuvrés et désa-busés appartiennent à une classe sociale intermédiaire, ni aisée, ni prolétaire, et frisent à tout moment la violence, une violence qui éclate soudainement dans deux scènes, en particulier dans le dénouement. Mais ce n’est en aucune façon un récit criminel pas plus qu’une tragédie ni un film de dénonciation. Tres tristes tigres est un film déroutant, assez hermétique d’apparence, mais considéré comme un moment fondateur des nouveaux cinémas des années 1960.

4L’ouvrage appartient à un genre codifié de l’écriture sur le cinéma : une monographie globalisante sur un film. Il se caractérise d’abord par la solidité de la construction qui structure une véritable argumentation, ce qui le rend constamment intéressant car la pensée progresse, s’enrichit, se complexifie et ce faisant nous conduit à réfléchir au cinéma et à l’acte de création en général et pas seulement à ce film-là. Il repose en outre, et c’est ce qui fait sa qualité, sur l’affichage clair et argumenté de l’approche adoptée, ou plutôt, des approches. Une proposition de méthode est posée d’emblée dans l’introduction : le cinéma est envisagé comme un fait de production sociale, d’où la grande place accordée à la mise en contexte historique, politique, sociologique ; l’étude des formes n’est pas négligée pour autant mais pas isolée. D’autre part, les deux auteurs (qui se sont sans doute divisé le travail selon cette ligne de partage) considèrent comme fondateurs les éléments biographiques d’ordre privé (d’où le titre de l’ouvrage) : Ruiz broderait sur un roman familial articulé autour de la maladie de Raúl enfant et du rapport au père toujours absent qui fournit la matière du chapitre 3 (pp. 83 sqq.). Avouons que nous avons été moins convaincus par les développements d’inspiration freudienne que suscite cette hypothèse (pp. 289 sqq.) mais il est vrai que cette clé ouvre des horizons insoupçonnés pour comprendre certains films comme les Trois couronnes du matelot et même les Mystères de Lisbonne.

5Pour entrer dans Tres tristes tigres, donc, on commence par une minutieuse mise en contexte dans les années 1960 en général, dans le cinéma mondial, et en Amérique Latine. Cortínez et Engelbert abordent d’entrée la réception du film, puis sa production, ce qui est inusuel, mais pertinent, car on ira ainsi progressivement de l’enveloppe au noyau de l’œuvre. Les concepts de la sociologie bourdieusienne sont utilisés ici à bon escient. Ruiz fait partie d’un « champ émergent » qui, au Chili, s’oppose à la « vieille sentimentalité » représentée par Germán Becker, auteur du grand succès de la période Ayúdeme Ud. compadre. Ruiz cherche à se faire une place dans ce champ, quitte à consentir à certains compromis. L’analyse fine des conditions de production (son père et les « trois marins » qui ont financé la réalisation, le Cinéma expérimental universitaire, la pièce de Sieveking qui est à l’origine du scénario) montre comment se prépare la transformation du « capital culturel » que représente le film (par son succès critique) en « capital économique », métamorphose que Paolo Branco fera aboutir plus tard.

6On entre davantage dans le vif du sujet, mais pas encore dans le film, au chapitre 2 qui présente les idées esthétiques de Ruiz déduites de ses entretiens et confrontations de l’époque. Il apparaît que le système du réalisateur, mis en forme beaucoup plus tard dans Poétique du cinéma (Dis / voir, 2005), est déjà bien en place. Sa « métaphysique matérialiste du cinéma », son « surréachilinisme », font l’objet d’une présentation claire. Trois clés expliquent le cinéma de Ruiz selon Cortínez et Engelbert : l’expression personnelle, l’image expérimentale, et le « chilinisme » précisément. Sur celui-ci, dont la critique française n’a guère idée, le livre apporte une foule d’informations. J’en retiens en particulier le goût pour la « concaténation arbitraire » dans la construction des histoires, que Ruiz oppose à la dictature du conflit central dans les scénarios communs. Les auteurs rattachent cette structure aussi bien aux « miscellaneas » du Siècle d’Or qu’aux nouvelles de Cortázar et Borges (j’y verrais pour ma part, aussi, la tradition des « fatrasies » du Moyen Âge européen). Mais, disent-ils, il ne faut pas exagérer la parenté du cinéaste avec l’auteur de Fictions (p. 106), qui a fourni un secours commode aux critiques européens en mal d’explications.

7Le chapitre suivant se consacre aux éléments biographiques, comme je l’ai déjà indiqué. Il y ajoute des considérations sur les études théologiques de Ruiz qui ont fait se creuser la tête à bien des commentateurs. Il montre comment Ruiz a adapté les concepts théologiques à sa vision profane, sinon matérialiste (Ruiz est matérialiste au sens où Breton l’était). Les auteurs font à cette occasion un sort à un autre cliché, celui d’un Ruiz « baroque ». Au croisement de ces deux lignées intertextuelles, Ruiz invente sa figure mythologique centrale, celle du « mort en vie », mort-vivant ou vivant-mort. À cet égard, l’exil du réalisateur ne marque pas une coupure radicale dans l’œuvre. Les auteurs s’emploient au contraire à en montrer la continuité. Ainsi (le chapitre 4 s’attache à le démontrer en parlant des modèles d’écriture), l’œuvre tout entière est contenue virtuellement dans le premier film. Parler d’écriture de Ruiz, c’est parler de son écriture filmique : d’accord avec la pensée bazinienne sur cela, Ruiz s’en écarte quant au rôle du montage qu’il juge central pour donner un équivalent de la rapidité de la pensée.

8On passe alors à la « biographie artistique » de Ruiz avant et pendant la préparation de Tres Tristes Tigres. Importance est redonnée à sa première expérience cinématographique, La maleta (1963), film longtemps considéré comme perdu et récemment redécouvert : nous avons pu le voir à Perpignan. C’est une expérience assez proche du théâtre de l’absurde européen. Il est ici longuement analysé et commenté à la lumière de la théorie de la dialectique du maître et de l’esclave, dialectique que l’on reverra fonctionner dans Tres tristes tigres. À cette époque, Ruiz fait surtout du théâtre et c’est de cette pratique que découle son intérêt pour la pièce de Sieveking : il en conservera les interprètes (la troupe « El Cabildo ») pour le film. L’étude de la préparation et de la réalisation est minutieuse mais ne se noie pas dans les détails. On en revient toujours à la double postulation : sociale (la classe représentée dans la pièce, le public qu’elle vise) et biographique (il s’agissait de « convaincre le père »). Les deux lignes interprétatives suivies par les auteurs se croisent ici harmonieusement.

9Quelle est cette classe ? Sa définition fait l’objet d’un long développement dans la première partie du sixième chapitre ; Ruiz voyait ses personnages comme représentatifs d’une classe majoritaire, une classe moyenne appelée en chilien « el medio pelo ». Elle est définie par sa précarité sociale et sentimentale. Elle est donc, pense Ruiz, une bonne matière première scénaristique. Il y a quelque chose de prémonitoire dans cette intuition : nous sommes juste avant 1968 et quelques années avant le coup d’État de Pinochet en 1973.

10Pour étudier le contenu du film, ce qui intervient à partir de la page 192, les auteurs procèdent selon une méthode à laquelle nous a habitués Manfred Engelbert (voir ses contributions à la Fischer Filmgeschichte de Faulstich et Korte) : ils procèdent à un découpage minutieux en segments et sous-segments minutés (mais non en plans et séquences, ce qu’ils justifient). Cela permet une étude structurelle qui n’avait jamais été faite. Il apparaît que, loin d’être totalement déconstruit et monté n’importe comment, Tres tristes tigres repose sur un schéma rigoureux. Les outils pris dans la « Grande syntagmatique » de Metz permettent de dégager un fonctionnement alterné qui passe d’un groupe de personnages (Tito-Rudi, le « maître » et l’« esclave ») à un autre (Luis-Amanda), Tito faisant articulation de l’un à l’autre et s’érigeant peu à peu en protagoniste de l’histoire. Selon les auteurs, les personnages acquièrent une sorte de statut d’allégories et le drame figure une « psychomachie » opposant le Devoir et le Plaisir, mais une psychomachie dépourvue de jugement moral. La violence qui éclate dans la deuxième partie du film est inscrite dans les formes mêmes du montage. Il ne faut pas interpréter celle-ci trop vite par une lecture uniquement politique comme on serait tenté de le faire. L’étude détaillée du règlement de comptes qui se situe presque à la fin du film montre qu’il est construit en cinq actes, mais pour autant il ne faut pas y chercher une signification tragique ou dramatique : le coup de couteau fatal est filmé hors de toutes les conventions en usage. Il faut donc, pour interpréter ce dénouement qui n’en est pas un, revenir à la fois aux attendus sociologiques, aux soubassements philosophiques (l’existentialisme sui generis) et au roman familial de Ruiz. On arrive ainsi aux niveaux profonds de la signifiance du film et le livre se boucle élégamment par un retour au contexte des années 1960 puis conclut par une prospective dans laquelle est proposée une lecture renouvelée des Mystères de Lisbonne (pp. 299 à 305).

11On ne regrette que deux choses : d’une part, l’ouvrage ne comporte pas de filmographie ; mais les auteurs s’en justifient en disant qu’établir une filmographie « définitive » de Ruiz est impossible, ce qui est vrai de la plupart des cinéastes. D’autre part, les images ne sont pas légendées.

12Cortínez et Engelbert nous donnent ici une belle leçon de méthode (ils annoncent un livre dans lequel ils la développeront) mais aussi l’hommage que méritait un des grands maîtres secrets du cinéma contemporain.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Amy de la Bretèque, « Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 200-203.

Référence électronique

François Amy de la Bretèque, « Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4647 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4647

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François Amy de la Bretèque

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