Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe
Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe… Préfaces de Jean Clottes et Bertrand Tavernier, Paris, Errance, 2011, 300 p. + DVD
Texte intégral
1Le livre de Marc Azéma, avec son titre et surtout son sous-titre accrocheurs, a suscité un certain émoi lors de sa sortie l’an dernier, voire un véritable enthousiasme dans la presse généraliste : Midi Libre (26 octobre 2011) lui consacre une pleine page titrée « L’homo sapiens a inventé le film d’animation » ; Laurent Brasier écrit dans le Monde (31 mars 2011) un article sur une colonne, « Quand la préhistoire faisait son cinéma », et, en en-tête, « Les représentations du mouvement des animaux dans l’art pariétal seraient la “ première séance ” ». Il attaque ainsi : « Et si les salles obscures avaient d’abord été des grottes ? Oubliez l’histoire officielle de la première projection […] et préparez-vous à un flash-back de 32 000 ans […] c’est là que seraient jetées les bases de la grammaire et de la technique du cinéma ». Olivier Séguret lui-même, dans Libération (14 mars 2012), se fend d’une pleine page intitulée : « Il y a 35 000 ans naissait “ l’Homo Cinematographicus ” » et, en dépit d’une restriction de conscience (« cette thèse, qui rejoint pourtant le cœur de la problématique historique, n’est pas la nôtre »), il souscrit à l’idée que « le film, dans cette perspective, n’est que le véhicule historique, contextuel et provisoire de la capacité immémoriale à (se) “ faire du cinéma ” ».
2Un tel emballement peut surprendre. La thèse ou plutôt l’hypothèse avancée par Marc Azéma n’est pas nouvelle, loin de là. On la trouve dans le livre de Paul Léglise sur le pré-cinéma dans l’Enéide (Une œuvre de pré-cinéma : L’Enéide, essai d’analyse filmique du premier chant. Préface de B. Georgin, 1958. Voir l’article récent de Jacqueline Nacache « Virgile cinéaste, le pré-cinéma comme utopie pédagogique », dans J. Nacache et J-L. Bourget, dir., Cinématismes, La littérature au prisme du cinéma, 2011). Il évoquait déjà en 1956 les grottes de Lascaux en se référant à une étude encore antérieure de Germaine Prudhommeau, À l’origine du dessin animé (résumée dans un article d’Image et son, n° 89, février 1956). Elle y écrivait à propos de la frise des têtes de cerfs de Lascaux : « si l’on y applique le procédé de synthèse cinématographique, on voit l’animal donner des grands coups de tête en avant […] », ce qui décrit par avance la démarche de Marc Azéma.
3D’autres, avant ou après Léglise, voyaient l’origine du cinéma – on devrait dire plutôt : le cinéma avant le cinéma – dans le mythe de la Caverne de Platon, emboîtant le pas à Paul Valéry, ou dans les frises des Panathénées sur le Parthénon comme le suggérait Roger Leenhardt dans l’introduction de Naissance du cinéma (1948) – idée reprise de nos jours par Jacques Rancière –, ou encore dans la Tapisserie de Bayeux, selon Marie-Thérèse Poncet qui avait consacré à cette idée une thèse et un livre en 1952 (« Étude comparative des illustrations du Moyen Âge et des dessins animés » – sous la direction de Louis Réau).
Chacun de ceux-ci s’était entouré, on le remarquera, de cautions prestigieuses – tout comme Azéma qui se fait préfacer par Clottes et Tavernier.
4Marc Azéma n’est en aucune façon un historien du cinéma. Il est docteur en préhistoire et chercheur au CNRS dans une UMR spécialisée dans l’étude de l’art préhistorique. Sa compétence de spécialiste en ce domaine semble incontestable. À ce titre, il est membre de l’équipe scientifique chargée d’étudier la fameuse grotte Chauvet, ce magnifique site pariétal découvert en 1994 dans les gorges de l’Ardèche, une des plus spectaculaires trouvailles archéologiques du siècle dernier. On se souvient du film en 3D que lui consacra Werner Herzog (la Grotte des rêves perdus, 2010). Rappelons à ce propos que bien avant Herzog, Mario Ruspoli, que l’on redécouvre aujourd’hui, avait réalisé un très beau film pour la télévision sur la grotte de Lascaux : l’Art au monde des ténèbres (1981) d’où il tira un livre (1986) préfacé par Yves Coppens. Ruspoli y jouait déjà du déplacement de la lumière des torches pour suggérer une mise en mouvement.
5L’enthousiasme de cette découverte a probablement déteint sur le chercheur et ensuite sur ses lecteurs, et la réalisation du cinéaste allemand a pu relancer sa rêverie. D’autant qu’il est lui-même réalisateur de films documentaires.
Il existe en gros deux positions sur le sujet de l’apparition du cinéma.
6L’une selon laquelle le cinéma existe virtuellement depuis toujours dans la tête des hommes ou au ciel des Idées. André Bazin peut faire figure de plus illustre défenseur de ce postulat. N’écrivait-il pas en 1946 : « Le cinéma est un phénomène idéaliste. L’idée que les hommes s’en sont faite existait toute armée dans leur cerveau, comme au ciel platonicien » (« Le Mythe du cinéma total », [1946], Qu’est-ce que le cinéma ? t. 1, p. 21). On pourrait invoquer bien d’autres autorités qui ont avancé cette opinion.
7Azéma donne une version plus naïve de ce credo : il écrit : « depuis les origines, l’homme “ fait son cinéma ”… Bien avant Edison et les frères Lumière, les parois des cavernes et les objets décorés par les artistes paléolithiques témoignent de la mise en place de processus, graphiques, techniques et narratifs caractéristiques d’une véritable “ préhistoire du cinéma ” » (4e de couverture). Il place dans son livre une illustration faite de sa main montrant un homme des cavernes en train de dessiner tandis qu’à l’intérieur de son crâne on voit une salle de projection, le projecteur étant relié à son œil par un câble (p. 22). Sur la couverture, un montage photographique présente les dossiers rouges d’une salle vide faisant face à la paroi sur laquelle est peinte la fresque des lions de la grotte Chauvet. Les deux allégories sont un peu alambiquées mais pas synonymes : l’une se rapporte au processus créatif, l’autre au dispositif spectatoriel.
8L’autre position épistémologique est celle selon laquelle le cinéma est un mode d’expression attaché à une époque précise et à un état particulier de la société : Pierre Francastel l’a soutenue par exemple, qui polémiqua ouvertement avec Léglise (et Ragghianti) lors du 2e congrès de filmologie.
9On ne peut pas trancher un tel débat en quelques lignes, on s’en doute, et comme toujours il y a un peu de vrai dans chaque théorie – mais davantage dans l’une que dans l’autre, tout de même.
10Marc Azéma expose ainsi son programme : « notre propos est de montrer que les concepts qui vont aboutir à l’invention de ce procédé technique (le cinéma) […] sont contenus en germe dès l’avènement des arts graphiques (figuratifs) […] Cette hypothèse […] expose les bases probables d’un système de “ monstration ” pouvant servir de support à des croyances animistes ou des mythes divers, mais non encore expliqués » (p. 23). Ces « concepts », quels sont-ils ? Ce sont d’une part les « bases de la narration graphique », d’autre part celles de « l’animation séquentielle ». Azéma aurait été bien inspiré de dissocier les deux. Le premier (« narration graphique ») ne concerne en aucune façon le cinéma, qui n’est pas un art graphique sauf dans sa forme de cinéma d’animation, et à moins de prendre à la lettre l’aphorisme de Walter Ruttmann (« Das Kino muss graphik sein »). Du reste, c’est de la bande dessinée qu’il rapproche en la matière les dessins préhistoriques. Cela aussi serait discuté par les spécialistes du neuvième art, mais laissons.
11Pour Azéma, la « figuration narrative » aurait posé les bases de la « grammaire cinématographique » : faisons-lui grâce de cette notion démodée ; il entend par là les règles qui permettent d’enchaîner deux images l’une à l’autre et donc concernent les raccords et l’articulation de l’espace-temps (« comment s’articule l’espace-temps » de Noël Burch dans Praxis du cinéma [1969] reste toujours pertinent). Pour le démontrer sur son corpus, il s’appuie sur un bon livre du sémioticien Philippe Sohet qui pose clairement les conditions permettant de parler de narration en images au sein d’une suite d’images ou dans une image seule (Images du récit, 2007, cité et résumé, pp. 61-62). C’est ce qu’il appelle « l’intrication iconique ». Soit, encore qu’il reste à prouver que certaines suites d’images ont une visée narrative et d’autres non. Azéma emploie donc beaucoup d’énergie à nous convaincre que les gravures pariétales contiennent « les prémices d’une grammaire visuelle préhistorique ».
12Mais il néglige une première objection de taille : il fait systématiquement abstraction de la question du cadre. L’art pariétal, comme la fresque, n’en a pas, alors qu’il est fondamental dans le cinéma tout comme dans la bande dessinée, du moins dans sa forme classique. Certes, l’un (le cinéma) et l’autre (la BD) ont cherché à s’en affranchir, mais ces tentatives sporadiques ne font que confirmer le caractère essentiel du cadre dans ces deux modes d’expression.
Bien sûr, la narration en images est infiniment plus ancienne que le cinéma ou la BD modernes mais cela ne signifie pas qu’elle est « du cinéma ».
13Quant à « l’animation séquentielle » telle qu’elle est ici comprise, elle nous renvoie à la question de la décomposition et de la synthèse des phases d’un mouvement. Elle reposerait sur deux procédés différents : la « superposition d’images » ou la « juxtaposition d’images » (p. 125). Tous deux auraient pour objet de procurer l’illusion du mouvement en reposant sur le principe de la « persistance rétinienne ». On sait que ce concept est obsolète depuis Wertheimer, mais il est vrai qu’il a servi de postulat aux pionniers comme Joseph Plateau. Pour mieux nous convaincre, Azéma exhume ce qu’il pense être un « thaumatrope préhistorique » (p. 148) qu’il anime dans l’un de ses films. Or celui-ci, comme tous les thaumatropes historiques, n’anime pas la figure, il fait de deux images une seule, mettant par exemple un oiseau dans une cage. En outre, il n’a qu’une perforation centrale ce qui oblige à des contorsions pour prouver qu’il était destiné à tourner autour de son axe.
14Les effets kinésiques qu’Azéma relève dans de multiple gravures (selon lui, 40 % des images cherchaient à rendre graphiquement le mouvement, sans compter les effets produits par la lumière, p. 55) sont incontestables mais pour autant, est-on sûr qu’ils visaient à produire une synthèse du mouvement ? Pourquoi pas plutôt une expression de ce mouvement, ou de la vitesse, comme tous les dessinateurs de BD le pratiquent ? Quant aux cerfs nageants de Lascaux que l’on retrouve ici (p. 141), à condition d’admettre que le peintre a voulu figurer un seul animal dans des positions différentes et non plusieurs nageant de concert – ce qui n’est pas démontré (c’est là un autre débat, qui concerne la communauté des préhistoriens, dans lequel je ne me lancerai pas étant parfaitement incompétent) –, ne peut-on les lire plutôt comme l’analyse d’un mouvement qui « anticiperait » alors la chronophotographie, si l’on y tient, mais pas le cinéma ? Pour faire bouger ses animaux, Azéma est obligé de les filmer, c’est-à-dire à faire intervenir une technologie de notre temps.
15La troisième objection que l’on peut présenter à Azéma est celle du dispositif. Nous avons signalé son illustration de couverture : les hommes préhistoriques y sont pour ainsi dire invités à s’asseoir face à la paroi et à rester immobiles devant le spectacle. Or, Azéma base une bonne partie de sa démonstration, surtout dans ses films, sur le fait que le spectateur se déplaçait le long de la paroi, voire autour d’un angle ou d’un stalactite. C’est ce déplacement, conjoint à celui de l’éclairage, qui aurait animé les scènes. Or le spectateur de cinéma, lui, tous les anthropologues en ont tiré argument, ne se déplace pas (d’où l’assimilation aux prisonniers enchaînés de Platon rappelée plus haut). Azéma croit que ces déplacements du spectateur sont l’équivalent des travellings du cinéma, se livrant ainsi à une confusion fréquente dans l’esprit commun mais que les théoriciens du mouvement au cinéma ne partagent pas.
16Emporté par son élan, Azéma propose dans une deuxième partie un parcours cavalier du Livre des Morts égyptien aux appareils de « pré-cinéma » proprement dit, un parcours déjà fait mille fois avant lui et dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Il cite comme caution au passage les travaux de Danièle Alexandre-Bidon qui a exploré sur une période plus limitée qui va du Moyen Âge finissant au XIXe siècle les diverses formes de narration en images (elle est en train de recenser une grande collection de récits en images antérieurs à l’invention du cinéma et de la BD sur un site internet en cours de développement). Mais la médiéviste de l’EHESS prend d’autres précautions que Marc Azéma. Elle ne cherche pas à tout prix à finaliser ce qu’elle découvre.
17Quelques affirmations imprudentes feront bondir l’historien comme reculer la lanterne magique au premier millénaire avant notre ère alors que Mannoni ne la voit pas attestée avant Huygens, soit en 1659 ; faire remonter la chambre noire à Aristote quand le même Mannoni montre qu’elle apparaît au XIIe siècle avec Bacon et encore, seulement comme instrument d’observation des éclipses.
18Ce que livre Azéma, c’est une vision rétroactive de l’art kinésique des siècles passés tout entière finalisée vers un aboutissement supposé, le cinéma. Il y a longtemps que les historiens du cinéma se sont défaits de cette conception linéaire et téléologique qui, comme l’a écrit Laurent Le Forestier, « paraît induire un regard rétrospectif, lancé depuis l’avènement du cinéma pour aller débusquer dans un passé aux contours illimités […] des indices […] préfigurant cette invention » (« Pré-cinéma » dans De Baecque, Chevalier, dir., Dictionnaire de la pensée du cinéma).
19Pour savoir comment les hommes d’un passé lointain percevaient et interprétaient les tentatives de rendre le mouvement et de développer une narration en images, il faut pouvoir s’informer des cadres perceptifs et notionnels qui étaient les leurs. On le sait à peu près pour Phidias (on connaît les théories du temps et du mouvement de la philosophie grecque, de Zénon à Aristote), ou pour la princesse Mathilde (on connaît celles de Saint Augustin ou de l’École de Chartres), mais c’est évidemment autrement plus difficile pour les hommes de la Préhistoire.
20L’ouvrage de Marc Azéma a quand même un intérêt pour nous, gens de cinéma : il montre par effet boomerang la façon dont le regard des hommes d’aujourd’hui sur ces œuvres très anciennes est définitivement modélisé par les modes d’expression de l’ère contemporaine. Azéma, tout comme nous, regarde les peintures pariétales d’il y a 35 000 ans comme des images d’un film possible, d’un film à faire. C’est son regard à lui (et le nôtre) qui est relié à un projecteur dans son crâne.
Pour citer cet article
Référence papier
François Amy de la Bretèque, « Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 169-172.
Référence électronique
François Amy de la Bretèque, « Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4624 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4624
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page