VIe Jornada brasileira de cinema silencioso (São Paolo, 11-19 août 2012)
Texte intégral
1Comment rendre le « cinéma des premiers temps » accessible à « tout le monde » et comment le peuple advient-il en tant que sujet dans le cinéma soviétique des années vingt ? Ces deux interrogations, a priori sans rapport entre elles mais qui concernent l’une et l’autre l’histoire et la théorie du cinéma et notre rapport présent à ce que les films du passé nous transmettent, s’articulaient cet été, neuf jours durant, au sein d’une manifestation de grande ampleur, la Jornada brasileira de cinema silencioso, à la Cinemateca brasileira de São Paulo, au Brésil.
2Polarisée de fait autour de ces deux questionnements – ce qui impliquait aussi deux régimes différents dans la pratique des espaces offerts par l’architecture même de la Cinemateca –, cette Jornada 2012 se singularisait donc par sa forme comme dans son fond, des rendez-vous des années précédentes qui avaient surtout regroupé chercheurs et spécialistes autour de cinémas primitifs nationaux (Japon, Italie, Suède).
3Dans les jardins et salles d’exposition de la Cinemateca tout d’abord, se déployait une présentation festive du cinéma à l’adresse du grand public. Celui-ci, informé par la presse et les médias et sollicité dans les quartiers voisins par une troupe de bateleurs, répondit au-delà des espérances des organisateurs. Plus de 15 000 visiteurs, familles, enfants, étudiants et cinéphiles mêlés se pressèrent dans les lieux. Sous l’impulsion du jeune chercheur Adilson Mendes, concepteur de la manifestation (avec Felipe de Moraes, Juliano Gentile et Rafael Zanatto) et spécialiste du critique Paulo Emilio Salles Gomes dont il disait vouloir reprendre l’une des aspirations majeures – cette relation du cinéma à un public élargi d’amateurs –, il s’agissait en effet de rendre concrète pour tout un chacun l’expérience du cinéma à ses débuts, en reconstituant ce que les historiens donnent aujourd’hui pour ce que fut son environnement naturel, à savoir les différentes « attractions » qui participèrent à l’émergence et à la popularisation du nouveau médium à la fin du XIXe siècle. Aux spectacles variés proposés dans ce cadre à ce public familial venu en grand nombre, « la femme élastique », « le Magicien chinois », « le Bonimenteur », « le Docteur Caligari », mais aussi des sketches du Grand Guignol, des jongleurs et des cracheurs de feu, s’ajoutait la visite d’un musée d’appareils anciens, la présentation d’un praxinoscope géant, et des projections régulières issues des collections mêmes de la Cinemateca sur un projecteur à incandescence Ernemann de 1920 (charbons et manivelle). Un workshop pratique animé par le bruiteur parisien Jean-Charles Feldis sur le thème du doublage dans le cinéma muet, et ouvert à tous, complétait cette première partie de programme.
4À l’intérieur de la Jornada, et au-delà de cette proposition festive expérimentale, permise ici par les infrastructures mêmes dont dispose la Cinemateca (qui bénéficie d’un vaste patio pour avoir récemment pris place dans les bâtiments de brique d’anciens abattoirs), le travail sur le cinéma se poursuivait sur un autre mode, théorique et historique celui-là. Parallèlement à ces attractions de plein air, on présentait en effet un ensemble de programmes de films et de conférences. L’un des programmes était centré sur l’année 1922 – année de l’exposition national du centenaire de l’indépendance du pays – à travers des films de cette époque. Rielle Navtiski (de Berkeley) et Eduardo Morettin (de l’Université de São Paulo) parlèrent du cinéma muet brésilien et des différentes formes de production documentaire et de fiction qui existaient alors. Deux programmes de films des années 1910 (l’un centré sur des comiques l’autre sur la présence du cinéma dans la vie quotidienne, issus notamment de la collection Desmet) dus à Elif Rongen-Kaynakçi (EYE Film Instituut) et David Robinson (Pordenone), un programme « Lumières et ombres » comportant surtout des films allemands (Wiene, Rippert, Leni, Robison) et un Sjöström (Körkarlen). Enfin un programme de films soviétiques des années vingt dont certains rarement montrés comme l’Aigle blanc (Bely orël) de Yakov Protazanov, le Rayon de la mort (Lutch smerti) ou encore Un débris de l’empire (Oblomok imperii) de Friedrich Ermler, assortis d’un séminaire en quatre séances sur le rapport du cinéma au politique intitulé Masses et puissance – animé par François Albera –, creusaient en effet tout autrement cette thématique du peuple pour le public pauliste. La Jornada ne cherchait-elle pas là opérer une sorte de glissement sémantique de la question de la médiation populaire du cinéma à celle de la représentation du peuple dans les films ?
Plus précisément, de quoi s’agissait-il là qui concernât l’histoire du cinéma ?
5Comme nous le rappela l’orateur en s’appuyant sur les films projetés dans de belles copies 35 mm venues de diverses archives qui ponctuaient les journées de séminaire, le cinéma soviétique des années vingt, loin de se réduire au seul rôle d’instrument de l’État ou du Parti, avait développé des thématiques et des formes longtemps négligées ou inaperçues par la critique internationale, telles que le burlesque ou le serial. Mais surtout, la tâche esthétique et politique dévolue aux cinéastes et, plus que cela, la tâche que plusieurs d’entre eux, par conscience politique, se donnèrent, était d’une telle importance et d’une telle nouveauté qu’il semblait opportun d’y revenir de plus près, eu égard à ce qui s’engageait là pour la pratique et la théorie générale du cinéma, et leurs enjeux.
6Car, si ces cinéastes s’étaient donnés pour « modèle » Intolérance de Griffith (en raison de la place offerte par ce film à la multitude), plutôt que la foule filmée « au hasard » des vues Lumière, et si raconter une histoire revenait à cautionner la disparition du collectif en raison de la prégnance des personnages individués, comment allait-on faire advenir en cinéma ce collectif comme « sujet de l’Histoire » ? Partant, si le travail pionnier de compilation d’archives mettant en lumière le fonctionnement social de l’empire des Romanov par la monteuse Esfir Choub était une première proposition radicalement novatrice, la question des formes nouvelles permettant de porter à l’écran le nouveau régime révolutionnaire restait entière. C’est pourtant cette interrogation sur la manière de promouvoir le sujet historique qui venait d’entrer en scène (prolétariat et paysannerie) à ce moment-là, et la question de la représentation correspondant à ce régime politique neuf, en rupture avec le système tel qu’il avait été pensé depuis Hobbes, que s’engageaient les réflexions autant esthétiques que politiques du jeune cinéma soviétique.
7Comment filmer la foule, le groupe, la masse, les masses ? Comment narrer ou figurer, comment inscrire un discours, comment filmer un texte politique ? Dans le cinéma soviétique de cette époque, il s’agit effectivement de constituer le peuple dans la lutte de classes, car c’est dans cette lutte même qu’il advient et que se construit le socialisme. En outre, déconstruire la machine d’État à tous les niveaux où elle exerçait son pouvoir, signifie aussi continuer la lutte dans tous les aspects de la vie, dans la mesure où la révolution n’est pas un processus figé et que des forces socio-politiques antagonistes s’affrontent à tous les niveaux de la vie sociale. Des clivages esthétiques s’installent alors entre les tenants du cinéma non joué et les partisans du cinéma joué (ce qui recoupe à peu près l’opposition actuelle entre documentaire et fiction avec un grand nombre de nuances qui peuvent évoquer les débats opposant, dans les années 1960, les tenants du « cinéma-vérité » aux partisans du « cinéma direct ») et ces options se mélangent, qui sont autant d’enjeux théoriques liés à la révolution. Même dans la fiction il y a détestation de l’imitation, et les artistes s’opposent sur la question des gradients de falsification du matériau (du profilmique) tolérables dans les films.
8Très attentifs aux problèmes de la société, les films de cette époque semblent rejouer sans cesse ce mouvement d’avènement du peuple en tant que sujet. Car l’ancien se confronte encore violemment au nouveau, comme le montre brillamment le film d’Ermler, Un débris de l’empire (1929) qui met en scène un homme ayant perdu la mémoire à la suite de blessures et de traumatisme de guerre. Devenu un paysan pauvre, il reconnaît un jour celle qui fut sa femme lors d’un arrêt de train dans la gare du petit village où il végète, et décide de partir à la ville. À Leningrad, elle-même en pleine transformation urbaine, il va découvrir peu à peu, tout en récupérant progressivement sa mémoire et son identité, la société socialiste en cours d’édification, processus que son amnésie lui avait fait manquer. Cette trame, qui permet à Ermler de mettre en scène – à travers les yeux d’un homme marqué par l’ancien régime et qui en porte encore le poids de peurs, d’allégeances et de coutumes – ce que cette société comporte de radicalement neuf, lui donne aussi l’occasion d’évoquer dans un passage plastiquement très suggestif, cette thématique du collectif. Au mitan du film en effet, un montage documentaire de forme expérimentale – un travail de l’image digne d’un Stan Brakhage et qui offre des coupes de plans plus rapides encore que celles des films de Dziga Vertov – est censé nous présenter toutes les activités laborieuses de la société par lesquelles celle-ci se constitue en collectif, c’est-à-dire en ce peuple édificateur du socialisme. C’est, via ce passage, justement d’une grande force et audace plastiques, que se construit visuellement la puissance collective et que le héros du film, simple ouvrier dans une usine, comprend in fine que « nous sommes les patrons ».
9L’Aigle blanc de Protazanov qui met en scène un massacre ouvrier lors d’une manifestation de protestation, par le gouverneur d’une lointaine province, avant l’époque de la révolution, nous rappelle quant à lui l’autre domaine vers lequel les cinéastes ont porté leurs efforts et nombre de leurs réflexions et théories esthétiques, celui du jeu de l’acteur. C’est dans ce film en effet que Vsevolod Meyerhold, acteur de théâtre et metteur en scène théoricien, trouve à mettre en pratique ses propres théories biomécaniques, en opposition et refus de la psychologie, en se composant le personnage « typique » d’un ministre de haut rang qui accable ses subalternes de son mépris et de sa morgue. Car, si le jeu de l’acteur a été longtemps sous-estimé par la critique, il n’en joue pas moins un rôle essentiel dans les films, et les théories qu’il suscite à l’époque chez les cinéastes soviétiques sont d’égale importance à celles suscitées par la question du montage.
10C’est de ce travail considérable opéré autour du jeu d’acteur que témoignent encore les films montrés au cours de la Jornada de Koulechov et de son atelier, Mr West ou le Rayon de la mort.
11Quant à Arsenal d’Alexandre Dovjenko, qui met en scène un épisode de la guerre civile voyant s’affronter les Bolchéviques et le gouvernement ukrainien nationaliste de cette époque, il ressortit à ce qui deviendra par la suite un véritable genre – au même titre que le western aux États-Unis – c’est-à-dire la geste révolutionnaire comme mythe fondateur de la société soviétique. Mais le film, qui s’ouvre sur la misère paysanne et l’agonie d’un soldat asphyxié par un gaz hilarant dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, peut aussi être lu, au moins dans cette première partie, comme un plaidoyer contre la guerre, d’une puissance esthétique rarement égalée.
12En somme, comme l’a rappelé François Albera au terme du séminaire et des projections, les cinéastes soviétiques avaient réussi dans et par l’effervescence révolutionnaire des années 1920 à se confondre avec la puissance du peuple souverain devenue celle du cinéma. Une fois le socialisme édifié, une question demeurait en suspens, à laquelle se confronteraient tragiquement les générations postérieures : jusqu’où l’État, réassuré dans son pouvoir parce que désormais figé, immobilisé par ses acquis, allait-il pouvoir assumer de se laisser critiquer par le cinéma ? La VI Jornada de cinema silencioso laissait dans la « ville-monde » de São Paulo cette question de cinéma et d’histoire en suspens.
Pour citer cet article
Référence papier
Rosa Magalhaes, « VIe Jornada brasileira de cinema silencioso (São Paolo, 11-19 août 2012) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 164-167.
Référence électronique
Rosa Magalhaes, « VIe Jornada brasileira de cinema silencioso (São Paolo, 11-19 août 2012) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4621 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4621
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