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Chroniques
Historiographies

Écrire l’histoire du cinéma grec à l’heure du troisième mémorandum

Eliza Anna Delveroudi
Traduction de Mélisande Leventopoulos
p. 148-152

Notes de la rédaction

Le troisième mémorandum est le plan de rigueur, faisant suite aux deux précédents, adopté par la Grèce sous les injonctions de ses créanciers en novembre 2012.

À l’occasion de la parution de son article « Silent Greek Cinema : In Search of Academic Recognition » dans Greek Cinema : Texts, Histories, Identities dont il est rendu compte dans ce même numéro, l’historienne du cinéma et du théâtre Eliza Anna Delveroudi intervient sur les enjeux historiographiques du cinéma grec de la période du muet dont elle est spécialiste, dans le temps de crise que vit aujourd’hui son pays.
Propos recueillis et traduits du grec par Mélisande Leventopoulos.

Texte intégral

Faiblesse des recherches

1Le nombre de chercheurs intéressés par l’histoire du cinéma grec de la période du muet est minime et les publications sur le sujet sont très réduites, ce qui incombe plus globalement au faible nombre de spécialistes du cinéma grec, toutes périodes confondues. La recherche en histoire du cinéma manque de visibilité en Grèce et n’est pas en mesure d’affirmer ses besoins scientifiques à l’échelle nationale, comme le montrent les évaluations des projets de recherche et l’absence récurrente de financements. Comparer l’état florissant de la recherche en Occident et ses développements en Grèce est frustrant. L’État ne soutient aucunement la recherche dans le champ du cinéma, relégué au rang de divertissement et par là même considéré comme indigne de quelque intérêt épistémologique. En outre, à cause de ses dimensions réduites, la communauté scientifique n’est pas en mesure d’entretenir une revue : même les tentatives de lancement, non pas de périodiques à comité de lecture, mais de revues plus largement informatives en direction d’un vaste lectorat de cinéphiles sont, tôt ou tard, abandonnées. Rien qui ressemble à la revue qui nous accueille aujourd’hui… De sorte que les résultats de la recherche sont publiés de façon éclatée en Grèce et à l’étranger dans une pléthore de revues et d’ouvrages tant d’histoire que de sociologie, de science politique et d’anthropologie, ce qui les rend très difficilement localisables. On assiste à quelque chose d’analogue pour les thèses de doctorat. Peu d’entre elles, les plus récentes et soutenues en Grèce, sont répertoriées par le Centre national de documentation et on apprend parfois par hasard l’achèvement de thèses sur le cinéma grec dans des universités étrangères. À l’heure du numérique, on fait donc paradoxalement face à une pénurie d’informations.

2Ce manque d’intérêt universitaire pour le cinéma muet se ressent également au niveau terminologique, l’historiographie et la critique cinématographique helléniques des années 1990 l’ayant perçu comme « préhistoire » de la production à venir. Derrière cette formulation se cache bien entendu un jugement de valeur : seule la production depuis les années 1950 pourrait donc être considérée comme partie prenante de « l’histoire » du cinéma grec. Ce qualificatif de « préhistoire », qui dans son sens premier suggère l’absence de sources écrites, laisse aussi croire que le champ de recherche ne dispose pas des matériaux nécessaires à son étude scientifique. Or ce n’est pas le cas ici. Seulement, nous n’avons pas, jusqu’à aujourd’hui, été en mesure d’identifier clairement l’ensemble de la masse documentaire exploitable. Ainsi les sources existantes sont-elles pour beaucoup restées non valorisées.

3La recherche sur le cinéma muet s’est, de la sorte, trouvée confrontée en Grèce à des obstacles dus à la pauvreté des centres d’archives nationaux sur la question cinématographique et à l’indifférence de l’État pour créer, maintenir et utiliser un réseau d’institutions fonctionnelles en histoire du cinéma ; elle a été entravée par notre méconnaissance des sources existantes et les difficultés de consultation des documents connus. En Grèce, la relation à l’archive n’est pas entièrement acquise et peu de gens imaginent qu’un fonds personnel est susceptible d’intéresser la recherche historique. Les familles ou les entreprises ne savent pas à qui s’adresser et quand elles ne sont pas en mesure de conserver les documents, elles les jettent ou les vendent. On se repose donc sur les collectionneurs privés qui pallient les carences étatiques en matière d’archives papier surtout, la sauvegarde des films constituant malgré tout un champ d’intervention prioritaire pour l’État grec.

L’histoire du spectacle cinématographique et les objets d’études

4On manque d’outils heuristiques primaires si bien que les lacunes concernent tant les films réalisés et leurs auteurs, les œuvres étrangères projetées ainsi que leurs lieux de projection, les relations des distributeurs grecs avec les circuits internationaux… Nos connaissances sur les programmes des salles et l’évolution progressive de leur composition, sont également limitées. Enfin, on constate l’absence de recherches sur les stars de la période du muet en dépit de l’intérêt du public pour le vedettariat international. Le fait est que la Grèce n’a pas eu le temps de créer son propre star-système. Très peu d’informations ont été récoltées quant aux préférences des spectateurs et leur conditionnement, de même que sur les modalités de la réception spectatorielle des stars hors des salles de projection, tandis que l’influence des autorités censoriales, de la presse et de groupes sociaux, politiques ou religieux sur les goûts du public mériterait d’être étudiée sérieusement. L’appréhension des rapports entre cinéma et littérature populaire demeure en outre minorée par l’historiographie grecque.

  • 1 Franklin Hess, « Sound, Film, and the Nation : Rethinking the History of Early Greek Cinema » The J (...)
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5La restauration de huit films de fiction issus des collections de la Cinémathèque grecque (Tainiothiki tis Ellados) constitue le principal acquis. Ces derniers, réalisés entre 1924 (oi Peripeteies tou Villar, les Aventures de Villar) et 1932 (Koinoniki sapila, Corruption sociale, Stelios Tatasopoulos et o Agapitikos tis voskopoulas, l’Amoureux de la bergère, Dimitris Tsakiris), ont pu être visionnés par les chercheurs, qui ne les appréhendent plus uniquement au prisme de leur valeur esthétique. Désormais les questionnements se sont diversifiés, dans le sillage des approches théoriques se développant au sein des études cinématographiques. Je pense par exemple aux articles de Vassiliki Tsitsopoulou ainsi que de Yiannis Christofidis et Melissanthi Saliba dans Greek Cinema ou à l’Amoureux de la bergère, premier film parlant produit en Grèce, qui a donné lieu à des publications autour de la grécité, les évolutions techniques et l’émergence d’un cinéma national – voir notamment les études de Franklin Hess1 et de Panagiota Mini2. P. Mini a en outre étudié récemment l’avènement sur les écrans grecs du Cuirassé Potemkine en 1927, dont l’interdiction première puis l’autorisation, révèlent les tergiversations du gouvernement dans son recours à la censure3.

  • 4 .Fotos Lambrinos, « L’amour de l’objectif est ma puissance » : les actualités cinématographiques co (...)

6D’ailleurs, les films de fiction ne monopolisent plus exclusivement l’intérêt des chercheurs qui se penchent aussi désormais sur l’étude des actualités, grâce notamment à la contribution du cinéaste Fotos Lambrinos. Celui-ci a travaillé pendant de nombreuses années sur les actualités de l’entre-deux-guerres puis de périodes postérieures, localisant des fonds dans de multiples centres d’archives étrangers, mais également aux Archives du ministère grec des affaires étrangères et à celles du bureau de presse du ministère de l’intérieur ; d’où la fondation des Archives audiovisuelles nationales (Ethniko optikoakoustiko arheio) dont l’existence a été remise en cause par le mémorandum, puisqu’elles ont très récemment fusionné avec les Archives de ERT (EPT), la radio-télévision nationale. Outre qu’il a valorisé ces sources en réalisant la série télévisée le Panorama du siècle (to Panorama tou aiona, 1984-1987), en publiant un livre4 et divers articles, l’un des apports inestimables de Lambrinos réside dans l’identification du film le Miracle grec (to Ellinikon thavma), tourné par les frères Gaziadis, à la demande du ministère des affaires étrangères, durant la campagne militaire d’Asie Mineure en 1921. Le film n’a jamais été projeté du fait des incidences historiques de la défaite de l’armée grecque et était considéré perdu. Par la restauration de ce film, Lambrinos nous a donc transmis le plus ancien document filmique grec conservé à ce jour, tout au moins dont l’existence est connue. Car cette découverte et la profusion d’activité autour des archives du film me font croire qu’il n’est pas du tout inespéré de retrouver d’autres films égarés, par exemple dans des centres d’archives étrangers de régions d’immigration hellénique.

  • 5 Elene Psoma, Filmland Griechenland – Terra incognita : Griechische Filmgeschichte zwischen Politik, (...)

7En outre, la soutenance de quelques travaux de master et de doctorat constitue un facteur fondamental de progrès : c’est ainsi que le master d’Eleni Liarou consacré à la représentation du régime dictatorial de Metaxas (Université de Londres, 2001) envisage la période à partir d’archives inédites qu’elle réinscrit dans le cadre européen, tout comme Elene Psoma dans sa thèse (Friedrich-Alexander Universität, 2006) 5, qui ouvre des pistes d’étude sur les rapports méconnus des cinémas grec et allemand. Manolis Arkolakis (Université ouverte hellénique, 2009) s’est quant à lui focalisé sur la production et la distribution en Grèce entre 1896-1939 dans son doctorat.

8Enfin, la diffusion active des résultats de la recherche en histoire du cinéma grec doit être retenue parmi les évolutions positives. Les colloques et journées d’études sur la question ne sont plus exceptionnels, ce qui contribue à rendre audible l’historiographie hellénique dans le débat scientifique international, comme en atteste la récente publication que vous présentez ici.

Les dangers que fait courir la situation économique et sociale contemporaine

9En ce moment la recherche, comme l’enseignement universitaire en Grèce, sont absolument en éclats. Je parle bien sûr de la recherche financée par l’État et les universités. Désormais il n’y a même plus de budget pour l’enrichissement des bibliothèques universitaires au point que fréquemment l’accès aux bases de données anglo-saxonnes telles que muse ou jstor est compromis, faute d’une cotisation réglée en temps voulu. Les universitaires n’ont pas même le loisir de compléter leur bibliothèque personnelle puisque leurs salaires ont connu jusqu’à présent une baisse considérable. Les déplacements en colloques de même que les voyages de recherche en Grèce comme à l’étranger ne sont plus financés. Il y a bien sûr les programmes européens mais ils ne suffisent pas à financer l’ensemble des disciplines et il est naturel que des priorités nationales se dégagent, excluant la très jeune histoire du cinéma. Une autre difficulté incombe au licenciement massif du personnel qui va d’autant plus porter atteinte au fonctionnement des bibliothèques et archives que leur existence importe peu à l’élite politique au regard d’autres services.

10Face à ce paysage affligeant, n’oublions pas cependant que la vie est toujours victorieuse. Je pense que, malgré l’impasse professionnelle, les jeunes chercheurs vont poursuivre la recherche, seule susceptible de leur apporter une solution créative mais également existentielle alors qu’ils luttent face au chômage, au sous-emploi et au travail non rémunéré. La recherche est pour eux un défi positif, qu’il faut encourager.

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Notes

1 Franklin Hess, « Sound, Film, and the Nation : Rethinking the History of Early Greek Cinema » The Journal of Modern Greek Studies, n° 17, 2000.

2 Panayiota Mini, « L’Amoureux de la bergère d’Olympia film comme combinaison d’éléments grecs et européens s’adressant à un vaste public » (« Syndyazontas to elliniko me to evropaïko stoiheio kai stohevontas se ena evry koino : o Agapitikos tis voskopoulas tis Olympia film »), Ta Istorika, n° 23/44, juin 2006.

3 Panayiota Mini, « Greek Film Censorship in 1927 : The Case of Eisenstein’s The Battleship Potemkin », Journal of the Hellenic Diaspora, 37 1-2, 2011.

4 .Fotos Lambrinos, « L’amour de l’objectif est ma puissance » : les actualités cinématographiques comme documents historiques (1895-1940) (« Ishys mou i agapi tou fakou » : ta kinimatografika epikaira os tekmiria istorias (1895­-1940)), Athènes, Kastaniotis, 2005.

5 Elene Psoma, Filmland Griechenland – Terra incognita : Griechische Filmgeschichte zwischen Politik, Gesellschaft und internazionalen Impulsen, Berlin, Logos, 2008.

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Pour citer cet article

Référence papier

Eliza Anna Delveroudi, « Écrire l’histoire du cinéma grec à l’heure du troisième mémorandum »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 148-152.

Référence électronique

Eliza Anna Delveroudi, « Écrire l’histoire du cinéma grec à l’heure du troisième mémorandum »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4616 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4616

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Auteur

Eliza Anna Delveroudi

Titulaire d’une thèse sur le répertoire de la scène théâtrale athénienne (1901-1922) soutenue à Paris IV en 1982, Eliza Anna Delveroudi a par la suite travaillé sur diverses périodes de l’histoire du cinéma grec. Parmi ses nombreuses publications figure une étude de la Jeunesse dans les comédies du cinéma grec (1948-1974) (Oi neoi stis komodies touellinikou kinimatografou, Athènes, Fondation nationale hellénique de la recherche, 2004). Concernant la période du muet, elle est en particulier l’auteur des chapitres consacrés au cinéma dans les premier et second tomes de la monumentale Histoire de la Grèce du XXe siècle dirigée par Christos Hatziiossif (Istoria tis Elladas tou 20ou aiona, Athènes, Vivliorama, 1999 et 2003). Elle a été chercheur à la Fondation nationale hellénique de la recherche (1988-1991) et a enseigné l’histoire du théâtre et du cinéma à l’Université de Crète (1984-2011) et à l’École des Beaux-Arts d’Athènes (2008-2009).

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