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Études

La guillotine et le pressoir

Les débats des commissions de censure en Pologne populaire
The guillotine or the clamp : the debates of the censorship commission in the People’s Republic of Poland
Ania Szczepanska
p. 70-96

Résumés

« Je voudrais tout simplement que nous en discutions de manière plus personnelle, je ne pose pas ces questions en tenant le rôle de la guillotine administrative ! » Ces paroles sont extraites d’un rapport de la commission de validation des films, étape obligée avant l’obtention du visa d’exploitation en Pologne populaire. Grâce à ces retranscriptions, conservées à la Filmothèque de Varsovie, nous avons accès à une vitrine semi-officielle de la politique cinématographique du Parti, à destination des professionnels du cinéma. Ces archives témoignent également de l’atmosphère particulière qui régnait de ces débats parfois enflammés, animés autant par les professionnels du cinéma, membres des commissions, que par les représentants des institutions cinématographiques. L’objet de cet article est d’analyser les causes des discordes entre les membres des commissions, mais également la rhétorique particulière dans laquelle se drapait la censure des films.

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Texte intégral

  • 1 Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, Mémoire sur la Librairie [1759], Paris, Agasse, 180 (...)

Si avec des changements on peut sauver la doctrine, il vaut mieux traiter avec les Auteurs en exigeant d’eux des retranchements et des adoucissements, et permettant le fond de l’ouvrage, que les rebuter par une défense absolue qui les portera à recourir aux imprimeries furtives s’il y en a encore, ou à celles des pays étrangers.1

1En tant que responsable de la censure royale et fidèle soutien des Encyclopédistes, Malesherbes formule dans son Mémoire sur la Librairie un conseil subtil : il ne suffit pas de censurer, encore faut-il convaincre ceux que l’on censure de la justesse de sa décision. Contrôler ne signifie donc pas imposer des modifications à tout prix, mais réussir à persuader les auteurs de procéder finalement eux-mêmes aux modifications nécessaires à la publication de leurs écrits. Cette délégation partielle de la censure, animée par la recherche de son efficacité maximale, incite à étudier les relations entre censeurs et artistes sous un nouvel angle, celui des stratégies rhétoriques et des négociations.

  • 2 Krzysztof Persak, « Mutations et usage public de l’historiographie polonaise de la seconde moitié d (...)
  • 3 Un des ouvrages les plus pertinents et complets sur le sujet et qui illustre cette approche est cel (...)

2C’est donc à travers la parole des censeurs que je souhaiterais étudier le contrôle de la cinématographie polonaise, à l’époque où le Parti Ouvrier Unifié Polonais (POUP) et l’État se partageaient cette prérogative. Comme le souligne l’historien Krzysztof Persak, « il n’existe jusqu’à présent aucune étude d’ensemble sur l’activité de la censure durant la deuxième moitié du XXe siècle » en Pologne, à l’exception faite de « quelques rares publications fragmentaires » 2. Dans le domaine du cinéma, les quelques travaux polonais consacrés à la censure s’appuient en général sur l’étude des institutions chargées du contrôle. Ils l’illustrent ensuite à travers des effets de censure sur quelques grands films phares de la production polonaise3. Ma démarche sera différente. Plutôt que de m’intéresser à une cartographie institutionnelle, nécessaire mais parfois en décalage avec les pratiques réelles, mon point de départ a été un ensemble de films réalisés dans un même groupe de production.

  • 4 En 1947, trois groupes de production se partagent la production des films en Pologne : Blok, Warsza (...)

3Structure fondamentale de la cinématographie polonaise dès 1947, les groupes de production ont été le lieu de convergence entre le laboratoire de création des cinéastes et le contrôle exercé par les autorités politiques4. Leurs modalités de fonctionnement n’ont pas été homogènes jusqu’en 1989 ; ces évolutions cristallisaient les rapports de force entre les professionnels et les institutions. Produits au sein de ces groupes, les films étaient donc vus, commentés et remodelés par les dirigeants politiques au cours d’un long processus de validation des films qui commençait avec l’écriture du scénario et se terminait au moment de la diffusion. La seule étape qui échappait à ce contrôle était le tournage.

  • 5 Comme le souligne Tadeusz Lubelski, professeur à l’Institut de l’Audiovisuel de l’Université Jagell (...)
  • 6 Note interne du 2 mai 1983 rédigée par Stanisław Godzczurny, directeur du Département de programmat (...)

4Pour comprendre ces mécanismes d’ingérence et les négociations qui en résultaient, j’ai choisi d’étudier les rapports des commissions de validation des films produits par le groupe de production appelé « X ». Le choix de ce groupe en particulier s’explique par la notoriété de son directeur artistique, le cinéaste Andrzej Wajda, mais également par l’intérêt de la période durant laquelle il a fonctionné, de sa fondation (janvier 1972) à sa dissolution (juin 1983). Le groupe X a existé entre deux crises politiques majeures où le Parti a tenté de réaffirmer son pouvoir en verrouillant les milieux artistiques. La création de ce groupe résulte en effet d’une double réaction du milieu professionnel : contre la politique de censure et contre la campagne antisémite lancée en 1968 par une frange du Parti, qui a privé le cinéma polonais de quelques-uns de ses cinéastes et techniciens les plus talentueux5. Pour affaiblir le pouvoir de décision des cinéastes, la direction des groupes avait été alors confiée en 1968 à des non-professionnels, nommés directement par le ministère de la Culture. Des bureaucrates qui étaient loin de faire l’unanimité du milieu cinématographique. La naissance du groupe X en 1972 fut ainsi le résultat d’une reprise en main par les cinéastes des structures de production. Si la naissance de ce groupe est placée sous un signe politique, la date de sa dissolution – juin 1983 – ne l’est pas moins. Seize mois après l’instauration de l’état de siège par le général Jaruzelski, la Direction de la Cinématographie décide du limogeage d’Andrzej Wajda. Il est jugé responsable d’avoir produit des films « non conformes à la ligne thématique de la politique culturelle d’un pouvoir populaire »6. Cette méfiance progressive entre le directeur artistique et les responsables politiques du cinéma rend le cas du groupe X particulièrement intéressant.

Des archives qui débattent

  • 7 Naczelny Zarząd Kinematografii, Direction générale de la cinématographie.

5Conservés à la Filmothèque nationale de Varsovie, les rapports des commissions rendent compte des discussions qui avaient lieu avant l’obtention d’un visa d’exploitation du film, une fois le montage terminé. Auparavant, pour que la production soit lancée, le projet du film devait avoir été accepté par la direction de la cinématographie, le NZK7, sur la base d’un synopsis, de l’intention du réalisateur et d’une présentation du projet par la direction du groupe de production. Les débats dont il sera question ici avaient donc lieu après le montage et concernaient essentiellement la possibilité et les modalités de diffusion des films. L’étude de ces archives éclaire non seulement les sujets de discordes, mais aussi les arguments avancés pour attaquer ou défendre un film.

  • 8 Cela tenait au fait que la composition précise de ces commissions était décidée par la direction du (...)
  • 9 Pour une étude plus détaillée des prises de parole des cinéastes, je renvoie le lecteur au chapitre (...)

6Il serait faux de croire que ces commissions regroupaient uniquement des représentants de l’État et du Parti responsables du cinéma. Certes, ils en faisaient partie, mais les membres de ces commissions représentaient en réalité des milieux professionnels très divers, essentiellement des journalistes, des universitaires, des militaires, mais aussi des membres du milieu cinématographique (cinéastes, scénaristes, directeurs de production etc.). Chose étonnante et spécifique à la Pologne populaire : la scénographie de ces débats impliquait toujours la présence du réalisateur dont le film était examiné ainsi que d’un représentant de la direction du groupe où ce film avait été produit8. En règle générale, le réalisateur du film prenait la parole à la fin de la commission, une fois que tous les autres membres avaient donné leur avis et juste avant la conclusion formulée par le président de séance. Le réalisateur n’avait pas à reprendre l’ensemble des critiques soulevées par les membres de la commission mais, de fait, son temps de parole augmentait proportionnellement avec sa notoriété et l’ampleur de sa filmographie. La plupart du temps, il prenait acte des opinions exprimées et reprenait seulement un ou deux points qui avaient suscité une controverse importante pour tenter de défendre son point de vue. À la lecture de ces archives, on peut affirmer que le cinéaste n’était présent dans la salle que pour entendre les critiques – ou les éloges – qui lui étaient adressés. Dans la mesure où sa réponse ne jouait qu’un rôle mineur, exclusivement formel ou symbolique, dans le cours de la discussion, j’ai choisi de me focaliser uniquement sur le discours critique des autres membres9. La présence des cinéastes doit néanmoins être gardée à l’esprit pour comprendre les précautions oratoires et les formules rhétoriques utilisées lors de ces débats.

  • 10 Malheureusement, ces notes artistiques et idéologiques ne figurent pas sur les comptes rendus de sé (...)

7Quel était le rôle des commissions de validation ? Elles avaient avant tout une fonction consultative. Les débats qui s’y déroulaient étaient censés éclairer la décision finale portant sur la diffusion du film, décision prise par le chef de la cinématographie, et, dans certains cas, par le ministre de la Culture dont il dépendait structurellement. Elles avaient également une seconde finalité : donner une note au film, et plus exactement une double note, « artistique » et « idéologique », fondée sur une distinction peu claire entre fond et forme. Ces deux notes étaient importantes car c’était d’elles que dépendait la prime financière accordée au réalisateur et à son équipe10.

8Précisons également que le passage devant cette commission n’était pas automatique. Il arrivait que certains films dont le scénario avait été validé par le NZK et qui avaient été réalisés soient bloqués par cette même administration à la fin du tournage. Le passage devant la commission était tantôt retardé, tantôt suspendu par le chef de la cinématographie ou le ministre de la Culture, lorsque ces derniers voulaient empêcher qu’un débat autour d’un film puisse avoir lieu. Ces cas étaient rares mais ils ont existé. Le fonds d’archives dont il sera question ne rend donc pas compte de toutes les décisions d’interdiction de diffusion. Pour preuve, dans le rapport de commission du film Index (l’Index) de Janusz Kijowski qui date du 13 octobre 1980, le scénariste cibor-Rylski précise : « Le ministre précédent [Wilhelmi] avait estimé que ce film était antisocialiste, et il ne fut pas autorisé à être présenté à la commission. » Le film a donc attendu trois ans et la victoire du syndicat « Solidarność » (Solidarité) en août 1980 avant d’être examiné. On peut aisément supposer que d’autres films ont subi le même sort, sans forcément connaître une seconde chance comme dans le cas d’Index.

9Un second argument incite à lire ces archives avec précaution. La prise de parole dans un contexte institutionnel, semi-officiel, impliquait nécessairement une rhétorique particulière. Elle était caractérisée – on a tout lieu de le penser – par l’euphémisation et par l’allusion. D’une part, les prises de parole étaient nominatives, d’autre part, une fois retranscrites, elles pouvaient circuler dans les administrations et parvenir à d’autres responsables de la cinématographie absents à la réunion de la commission. Ce contexte pouvait être lourd de conséquences pour tous les membres. Enfin, il faut garder à l’esprit le fait que ces rapports sont des retranscriptions. En plus d’avoir peut-être été mal retranscrites, les prises de parole ont pu être en partie caviardées ou arrangées par les fonctionnaires chargés ensuite de les archiver, comme c’est le cas pour toute archive administrative.

10Néanmoins, les comptes-rendus de débats témoignent d’un processus d’évaluation des films qui est riche d’enseignement sur le fonctionnement de la censure. La valeur de ces sources repose d’abord sur la possibilité de retracer précisément les termes des débats entre les différents acteurs de la cinématographie polonaise. Elles permettent surtout de mettre en évidence les divergences d’opinion que pouvait susciter un film. Les arguments convoqués par un membre de la commission, qu’il soit cinéaste, fonctionnaire du NZK ou universitaire, membre du Parti ou non, nous fournissent en effet une matière foisonnante pour penser plus précisément les prises de position individuelles, les enjeux de conflits mais aussi la place d’un cinéaste ou d’un membre de l’administration, du gouvernement ou du Parti dans le champ politique et cinématographique.

11En ce qui concerne les possibles précautions oratoires des interlocuteurs, elles sont à prendre en compte, mais comme toute prise de parole en public, qu’elle soit retranscrite ou non. Convoquer un prétendu idéal de franchise n’est jamais pertinent. Au contraire, la rhétorique de l’éloge ou celle de la condamnation offre autant de signes à interpréter pour mieux comprendre les formes que pouvaient prendre les rapports de force au sein de ces commissions. Les silences ou les sous-entendus, autrement dit les creux de la parole, mais aussi les dits et les déclarations clairement prononcées sont tout aussi instructifs que les prises de positions formulées dans des circonstances moins officielles. Certes, ces archives ne nous donnent pas accès à la voix des intervenants, mais elles nous transmettent tout de même une parole, à travers une syntaxe et un style pris dans des conditions d’énonciation particulières. Le choix du vocabulaire, la construction des phrases, et même les élans de colère ou les traits d’humour, tout ce qui est souvent lissé dans les archives administratives, confère à ces retranscriptions une plus-value. D’une archive à l’autre, le lecteur retrouve des noms et finit parfois par être familier avec la façon de « parler » de certains. Chaque prise de parole est d’autant plus vivante qu’elle s’inscrit dans un échange. Elle est donc à la fois une réaction (au film vu quelques instants plus tôt ou au jugement entendu dans la salle) et une source de commentaires puisqu’elle provoque les prises de parole des autres membres de la commission.

12Enfin, la valeur consultative de ces commissions a son importance. La décision finale du chef de la cinématographie correspondait la plupart du temps aux conclusions exprimées à la fin de la discussion par le chef de la commission, qui était en général soit le chef de la cinématographie lui-même, soit son représentant. Autrement dit, les suggestions de modification ou les passages jugés sensibles, mais surtout les arguments donnés pour justifier ces propositions ou ces obligations de changement, figuraient dans ces retranscriptions. Savoir si toutes ces demandes de modification étaient ou non prises en compte par le réalisateur dans la forme finale du film est un autre problème, intéressons-nous pour l’instant aux débats eux-mêmes.

  • 11 Voir le descriptif des fonds sur le site internet www.fn.org.pl. Pour des raisons inconnues, tous l (...)

13Sur les quatre-vingt-deux films produits par le groupe X, quarante-deux rapports de commission se trouvent dans les archives de la bibliothèque de la Filmothèque nationale de Varsovie. Celle-ci possède un fonds très riche d’archives liées à la production des films polonais (story-boards, dépenses budgétaires, notes d’intention des cinéastes envoyés à l’administration) et conserve l’essentiel des rapports de commission d’après 196211. À quoi ressemblent matériellement ces archives ? Le nombre de pages constitutives de chaque rapport est très variable, le plus court compte trois pages (Wesele [les Noces]), le plus long quarante (Człowiek z marmuru [l’Homme de marbre]). Sur chaque première page on trouve la date de la commission, les noms de tous ses membres, ainsi que le titre du film dont il est question. Les pages suivantes retranscrivent les débats dans l’ordre des prises de parole.

Un code non explicite

  • 12 La liste « Don’t and be careful » acceptée par la MPPDA en 1927 recensait trente-sept thèmes interd (...)
  • 13 Je reprends ici une terminologie élaborée par Gisèle Sapiro, la Guerre des écrivains, 1940-1953, Pa (...)

14Contrairement aux fonctionnaires américains du PCA (Production Code Administration), les responsables des administrations chargées du cinéma en Pologne, du simple fonctionnaire au ministre de la Culture, n’ont jamais eu à leur disposition de textes équivalents au Don’t and be careful ou au Code Hays12 qui recensaient ce qui ne pouvait apparaître à l’écran. Il faut dire que le but affiché du Code qui régissait la production américaine était d’anticiper les plaintes des groupes de pression et d’assurer la meilleure exploitation possible des films. La finalité du contrôle de la cinématographie en Pologne populaire était moins claire. Le code sur lequel auraient pu s’appuyer les représentants du Parti et de l’État était donc inexistant. Mais en étudiant les sujets de désaccords dans les commissions, il est néanmoins possible de reconstruire a posteriori un code non formulé, ou plus exactement, « un cadre conceptuel de la dispute » nous permettant d’établir des « facteurs de différenciation »13 entre les différents acteurs de la cinématographie. La lecture de ces quarante-deux rapports permet d’établir une première typologie des sujets de désaccords. Il est ainsi possible de distinguer quatre ensembles d’arguments récurrents. Dans un ordre croissant d’importance, ils pourraient se résumer ainsi : les arguments d’ordre dramatique, technique, moral et politique. Revenons sur chacune de ces catégories de discorde.

  • 14 Dans le contexte polonais, le terme de « rédacteur » ne renvoie pas à une fonction occupée au sein (...)

15Un premier ensemble de désaccords s’organise autour de questions dramatiques, comme la clarté de la narration, la construction des personnages ou le rythme du film. Lors de la commission du film Ćma (le Papillon de nuit) de Tomasz Zygadło du 2 avril 1980, le rédacteur14 Wieczorkowski juge le film de manière très positive mais propose quelques coupures « pour dynamiser la dramaturgie, surtout dans la deuxième moitié du film ». La suggestion de coupe n’est donc pas forcément le signe d’un jugement global négatif à l’égard du film. Le réalisateur Janusz Kijowski critique lui aussi la composition du film, mais de manière plus radicale. Le problème de construction gêne selon lui le développement de l’action : « Il me manque une progression dramatique. [...] c’est comme si le réalisateur déplaçait les mêmes pièces de puzzle et les réagençait dans différentes positions. » Mais la plupart de ces critiques ne s’accompagnent pas de suggestion pour améliorer le film ; elles ne sont pas non plus dirigistes, puisqu’elles ne désignent pas de modifications précises à apporter.

16Lorsque ces critiques d’ordre dramatique sont formulées par des scénaristes, elles sont alors exprimées avec beaucoup plus d’assurance. Lors de la commission réunie le 19 octobre 1979 pour examiner le film Kobieta i kobieta (Une femme et une femme), un film psychologique de Ryszard Bugajski, le scénariste Ścibor-Rylski met vivement en garde le réalisateur contre les problèmes de construction scénaristique. Il finit par lui suggérer d’y consacrer plus de temps avant d’entreprendre le tournage de son prochain film. Les professionnels du cinéma invités à la commission (essentiellement des réalisateurs et des scénaristes) n’hésitent donc pas à critiquer les films même lorsqu’ils ont été réalisés par des cinéastes dont ils sont proches, avec lesquels ils ont déjà travaillé ou qui font parfois partie du même groupe de production. Alors qu’on s’attendrait à une solidarité corporatiste en présence des dirigeants politiques, c’est souvent le contraire qui se passe. En commentant le film Dyrygent (le Chef d’orchestre) de Wajda, lors de la commission du 20 octobre 1979, le même scénariste Ścibor-Rylski parle ainsi de « dramaturgie qui a le hoquet ». Il conclut en disant : « Je suis malheureusement assez loin d’être enthousiaste devant ce film et prie le réalisateur de bien vouloir m’en excuser. » Et pourtant, Ścibor-Rylski n’est autre que le scénariste de l’Homme de marbre, réalisé trois années plus tôt par le même Andrzej Wajda. La critique de Ścibor-Rylski revient finalement à dire que les films de Wajda sont meilleurs lorsque c’est lui qui les scénarise ! Les cinéastes peuvent donc être à la fois collaborateurs sur un tournage et critiques les uns envers les autres dans un contexte semi-officiel. Ou plus exactement, s’ils n’ont pas besoin de faire bloc, c’est sans doute aussi que l’opposition entre les dirigeants et les cinéastes n’est pas si forte à ce moment donné et ne met pas en danger la diffusion du film.

17Un deuxième ensemble de critiques concerne la qualité technique des films. Bien qu’elle soit très minoritaire dans l’ensemble des rapports consultés, cette question constitue un élément notable, car elle représente un critère de qualification professionnelle pour un réalisateur débutant. Les reproches concernant la qualité du son et de l’image sont désignés par l’expression d’« atelier du réalisateur », empruntée au monde artisanal et directement repris du russe. Par « atelier » (« warsztat »), on entend la maîtrise technique des outils cinématographiques, c’est-à-dire l’enregistrement du son et de l’image. Cet « atelier » se trouve critiqué dans quelques premiers longs métrages du groupe X. Lors de la commission consacrée au film W środku lata (Au Cœur de l’été), premier long métrage de Feliks Falk, le réalisateur Petelski critique ainsi sévèrement le traitement du son qui l’a profondément dérangé. L’image, quant à elle, lui paraît « en grande partie en dessous du minimum professionnel requis. » Le réalisateur Poręba argumente dans le même sens en affirmant qu’il a de nombreux reproches à formuler au réalisateur concernant la qualité de l’image. Mais quand Poręba critique « l’atelier du réalisateur », c’est en fait pour lui reprocher plus loin des images « trop statiques » et une caméra qui « ne sait pas filmer le visage des gens » : sous couvert de critères objectifs dus à la nature du médium utilisé, ce second type de divergences désigne en réalité souvent des désaccords d’ordre esthétique assez vagues.

18Les reproches d’ordre moral constituent un troisième ensemble de controverses. « L’excès de naturalisme » est ainsi un euphémisme dénonçant la nudité à l’écran. Mais l’argument est rarement employé, ce qui s’explique probablement par la pudeur préventive des cinéastes eux-mêmes qui évitent en général de filmer des corps nus ou le font de manière très elliptique. Dans l’ensemble, le cinéma de la Pologne populaire est caractérisé par une certaine pudibonderie. L’explication de ce conservatisme moral n’est peut-être pas à chercher du côté du catholicisme polonais (le contre-exemple du cinéma polonais contemporain le prouve). Il est à chercher davantage dans le lien entre le conservatisme moral et l’idéologie communiste telle qu’elle est interprétée par les responsables de la politique culturelle du Parti. Ceux-ci récusent en effet le « naturalisme », caractéristique d’une pensée bourgeoise décadente. Par ailleurs, les critiques qui concernent la morale s’expriment souvent à travers l’idée d’« excès ». Dans ces débats, l’art rencontre alors des questions de proportions. Mais la frontière entre l’excès et ce qui ne l’est pas n’est pas définie, comme s’il s’agissait d’une notion empirique qui allait de soi et que chacun serait capable de reconnaître grâce à son bon sens.

19Cette notion d’« excès » se retrouve également à propos de la violence. Lors de la commission de Wierna rzeka (Fleuve fidèle), Trepczyński suggère au réalisateur Tadeusz Chmielewski de raccourcir les premières scènes du film qui lui paraissent d’une « cruauté extrême ». Le film s’ouvre en effet sur un champ jonché de cadavres. La caméra s’attarde longuement sur les visages ensanglantés des insurgés et leurs corps transpercés. Cette même critique avait déjà été formulée pour le film środ nocnej ciszy (Dans le silence de la nuit) du même réalisateur, mais elle avait été accompagnée d’une autre explication. Ce n’était pas tant le meurtre d’un enfant par son père qui était condamné par la commission que sa « gratuité ». Plus généralement, la question de l’axiologie des personnages est au centre des discussions. Elle est souvent abordée par des cinéastes de l’immédiat après-guerre, ceux qui avaient forgé le projet d’un cinéma socialiste porteur des nouvelles valeurs de la société, contre le cinéma bourgeois d’avant-guerre. Wanda Jakubowska est de ceux-là. Elle critique par exemple la façon dont le jeune réalisateur Feliks Falk a construit ses personnages du film W śśrodku lata (Au Cœur de l’été) :

Pour moi, c’est un film sur les apparences, un film sur rien, et c’est pourquoi ce premier long métrage m’inquiète. [...] Dans ce film, tous les gens sont inhumains. [...] La philosophie du film n’est pas correcte, c’est une pseudo-philosophie et des pseudo-points de vue. Et c’est cela qui m’a beaucoup inquiétée.

20L’inquiétude de Jakubowska est due à la morale véhiculée par le film et à l’adultère qu’il met en scène, mais aussi à ce qu’elle appelle « l’inhumanité » des personnages. Si « la philosophie du film n’est pas correcte », c’est sans doute aussi parce que les personnages n’incarnent aucune posture claire à l’égard de ce qui leur arrive. Ils restent imprévisibles et inaccessibles au spectateur. Mais il faut préciser que l’ambiguïté psychologique des personnages est surtout liée à l’ambiguïté générique du film. Falk fait en effet tour à tour usage des codes du drame psychologique (la relation adultère) et de ceux du thriller (le meurtre). Et c’est encore une fois le scénariste Ścibor-Rylski qui propose l’analyse la plus juste du film, sur un ton qui lui est propre : « Il faut dire en somme que Falk doit se dépêcher de faire un second film. Il devra prendre une décision d’homme et choisir enfin le genre de film qu’il veut réaliser. » Encore une fois, nous retrouvons donc le scénariste qui ne mâche pas ses mots, faisant preuve d’une certaine condescendance paternaliste à l’égard du jeune cinéaste. À travers ces exemples, il est clair que les sujets de controverse dite « morale » sont difficiles à analyser car ils mélangent en réalité différents problèmes : celui de l’axiologie des personnages, celui de la construction dramatique et celui de l’identité générique du film. À ces trois axes propres aux films se superpose également la morale des membres de la commission qui prennent la parole. C’est pourquoi à la lecture de ces débats, il est souvent difficile de démêler ce qui relève du film ou des convictions morales et idéologiques des interlocuteurs.

Controverses politiques

21Le dernier ensemble de controverses regroupe des sujets que l’on qualifiera de politiques. Ce sont tout d’abord les relations polono-soviétiques qui apparaissent comme un sujet extrêmement sensible. La plupart du temps, il n’est abordé qu’en filigrane ou en arrière-plan lointain dans des films dont l’action se situe dans le passé, essentiellement avant 1918. Cette question est primordiale dans le cas de Wierna rzeka (Fleuve fidèle) de Tadeusz Chmielewski, qui met en effet en scène l’insurrection polonaise de janvier 1863 contre les Russes en affirmant le caractère éternel de l’idéal national insurrectionnel. Bien que très favorable au film, le rédacteur Klaczyński demande au cinéaste de prendre en compte « les émotions et les sentiments antisoviétiques du public fondés en grande partie sur des ressentiments historiques ». Le parallèle historique qui pourrait être fait par le public, entre la domination russe de la Pologne au XIXe siècle et la dépendance politique de la République Populaire de Pologne vis-à-vis de l’URSS, lui paraît dangereux. Il pense que ce film pourrait être mal reçu par les Russes. Kuszewski (ancien directeur de l’École nationale de cinéma de Łdźź de 1972 à 1980) confirme très clairement la difficulté à aborder ce thème sensible :

  • 15 La Zaolzie est une région située au nord-est de l’ancienne Tchécoslovaquie qui compte une forte min (...)

Il est nécessaire de rappeler qu’il existe des accords passés entre tous les pays du bloc socialiste qui stipulent qu’aucun thème qui menacerait l’intégrité des pays du bloc socialiste ne sera abordé. En suivant cette voie, les Tchèques ne font pas de film sur Zaolzie15, les Allemands n’abordent pas une quantité de sujets sensibles, et c’est pourquoi il faut se poser la question de savoir si nous pouvons être les premiers à briser cette règle. [...] Ce n’est pas uniquement une question de politique culturelle mais c’est une question qui touche aux relations avec nos pays frères socialistes.

22L’argument de Kuszewski s’appuie également sur l’existence d’accords signés régulièrement entre les chefs de la cinématographie des démocraties populaires. Autoriser le film de Chmielewski reviendrait à aller à l’encontre de cette entente. Il est vrai que ces accords cinématographiques constituaient un acte politique important, presque un rituel dans la politique internationale des pays socialistes. Si cette alliance est ici rappelée, la possibilité d’enfreindre cette règle est également envisagée. Mais, comme souvent, bien qu’il s’agisse d’une question cinématographique, les membres de la commission ne veulent pas assumer la responsabilité de cette prise de décision. Ils la délèguent donc aux responsables de la politique internationale. Le film Wierna rzeka (Fleuve fidèle), produit en 1983, ne sera diffusé qu’en 1987. Entre ces deux dates, la situation internationale a bien changé. En 1987, Gorbatchev est au pouvoir depuis plus de deux ans et a lancé sa politique de glasnost à l’été 1986. Ce bouleversement des relations entre l’URSS et les pays satellites explique pourquoi le film de Chmielewski, interdit l’année de sa production, a pu sortir sur les écrans quatre ans plus tard.

23Un second sujet de désaccord concerne la représentation de crises politiques sous la forme de grèves ou de manifestations. Le 19 octobre 1979, à la fin de la commission du film Kobieta i kobieta (Une femme et une femme) de Bugajski le chef de la cinématographie Juniewicz demande explicitement que soit supprimée la scène de la grève :

La première scène qui doit être supprimée est celle de la grève, ou de ce qu’on appelle suspension du travail. Je ne vois pas pourquoi nous devrions afficher ce genre d’événement, même si notre système n’y est pas étranger, mais si nous voulons que ce film circule en dehors de nos frontières, je ne vois pas pourquoi nous devrions révéler cet aspect-là de notre réalité. Si c’était un film sur les événements de décembre 1970, nous regarderions cette grève d’une autre manière, mais dans ce film-ci je ne vois pas pourquoi nous devrions montrer une grève. Je comprends que le réalisateur ait voulu suggérer par là les tensions à venir, mais je lui demande de supprimer cette scène, c’est la première chose que je demande, pour dire les choses de manière délicate.

  • 16 Quelques jours après, en décembre 1979, le comité de défense des ouvriers, KSS KOR diffusait « la c (...)

24Le mot même de « grève », non utilisé dans la rhétorique officielle, pose lui-même problème. Juniewicz s’efforce ici d’employer le double langage, l’officiel (suspension du travail) et le commun (grève). Il est intéressant de replacer les craintes de Juniewicz dans une chronologie plus large. La commission a lieu le 19 novembre 1979, soit moins d’un an avant les grèves d’août 1980 aux chantiers navals de Gdańsk. Si Juniewicz ne veut pas autoriser cette scène, c’est donc sans doute aussi à cause du climat de forte tension politique qui règne en cette fin d’année 197916. Au contraire, toujours selon lui, la mise en scène des grèves de décembre 1970 aurait pu être tolérée par la commission. Pourquoi ? Parce qu’elles ont été en quelque sorte « résolues » par le Parti avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau secrétaire du Parti, Edward Gierek. À la question de savoir si la grève était ou non un sujet autorisé dans le cinéma polonais, il n’y a donc pas de réponse univoque. La décision finale du chef de la cinématographie prenait surtout sens en fonction d’un moment politique et d’un rapport de force variable entre les ouvriers et la classe dirigeante.

25La mise en scène des conflits (grèves, insurrections) n’est pas la seule source de désaccord politique. Le thème qui pose le plus souvent problème est celui de la corruption. Le rapport de la commission du Wodzirej (Meneur de bal) de Feliks Falk est à ce titre emblématique. Le film raconte l’ascension d’un homme qui n’hésite pas à faire fi de toute moralité pour parvenir à ses fins et réaliser son rêve : mener le grand bal organisé par la municipalité de sa ville. S’il y parvient, c’est parce que la société tout entière agit comme lui en usant et abusant de pots-de-vin et de chantage. L’ensemble des critiques du film condamne cette image corrompue de la société socialiste. Citons quelques extraits savoureux de ce débat :

Réalisateur Poręba : C’est un film bien fait, mais la société qu’il décrit correspond plutôt à celle du monde capitaliste où l’homme est un loup pour l’homme. [...] Je ne pense pas que quelqu’un qui vienne de la campagne soit forcément quelqu’un d’honnête, mais je trouve que la manière dont se comporte ce personnage ne correspond pas à ses origines paysannes.

Rédacteur Roliński : Je trouve que ce film est le mal incarné. À part le directeur du département culturel, nous n’y voyons aucun représentant du pouvoir, or nous savons bien que la lutte contre le mal est prise en charge par nos dirigeants. Est-ce qu’à travers ce film nous aidons les gens à vivre ? Je crains que non.

Vice ministre Wilhelmi [chef de la cinématographie] : Ce film nous dit qu’il n’y a pas de gens honnêtes et nous ne pouvons être d’accord avec ce constat, de même que je ne peux pas être d’accord avec la thèse selon laquelle c’est la vie qui pousse les hommes à agir de la sorte. [...] Si c’était vraiment le cas, pourquoi ne m’avez-vous pas proposé des compensations matérielles pour que j’autorise la diffusion de votre film ?

26On retrouve dans ces trois prises de parole une présentation quelque peu caricaturale de l’idéologie socialiste, qui rappelle davantage la rhétorique des années 1950 que celle des années 1970 : l’opposition entre un monde socialiste vertueux et un monde capitaliste perverti, la question des origines sociales dans la détermination de l’identité morale d’un individu, la lutte contre le mal menée par la classe dirigeante. Remarquons également que ces critiques dévoilent au passage l’humour à froid de Janusz Wilhelmi, qui est l’un des traits caractéristiques de ses prises de parole. Ce trait stylistique est également à l’image des relations tendues que ce dernier entretient avec la direction du groupe X pendant toute la durée de ses fonctions à la tête de la cinématographie. Les différents interlocuteurs qui s’opposent au film utilisent des arguments divers mais se rejoignent sur un point. Ils reprochent au film de véhiculer l’image unilatérale d’une société socialiste corrompue. Cette vision de la société est aggravée par l’absence de personnages en contrepoint qui pourraient à tout le moins indiquer au personnage principal une voie plus vertueuse à suivre. Malgré toutes ces objections, le film de Feliks Falk sortira sur les écrans en 1978. Cette décision paradoxale s’explique par la mort accidentelle (et salvatrice pour le film de Falk !) du chef de la cinématographie Janusz Wilhelmi, dans un accident d’avion, le 16 mars 1978. Le nouveau chef de la cinématographie Antoni Juniewicz sera plus clément à l’égard du film, sans doute pour se démarquer de son prédécesseur.

27Le conflit autour de la corruption généralisée permet d’aborder un sujet de controverse complexe qui revient sous différentes formes dans les rapports : l’image de la réalité socialiste véhiculée par un film et le degré de représentativité de celle-ci. La justesse de la représentation d’un milieu professionnel est par exemple un sujet de débat récurrent, et alimente souvent les désaccords de la commission. Cette question peut prendre une forme assez anodine, voire amusante, lorsqu’elle concerne par exemple la représentativité des milieux universitaires. Lors de la commission du film W środku lata (Au Cœur de l’été) de Feliks Falk, le professeur Jankowski critique la construction du personnage principal du film, un universitaire venu rédiger sa thèse à la campagne en compagnie de son épouse : « Il est rare que dans ce milieu on rencontre des gens qui sachent si bien se battre. » Le professeur Jankowski fait ici allusion à la scène de bagarre finale, où l’universitaire terrasse son rival. Ce type de critique se retrouve dans d’autres rapports. Il s’appuie toujours sur le même argument d’autorité, la personne qui énonce la critique se targuant de connaître le milieu professionnel représenté dans le film. Pendant le débat qui entoure Aktorzy prowincjonalni (les Acteurs provinciaux), et qui est dans l’ensemble très positif à l’égard du film, le réalisateur Poręba prend tout de même la parole pour dénoncer l’image négative des techniciens de théâtre donnée dans le film :

Si j’ai eu l’occasion de voir de nombreux acteurs ivres pendant les répétitions, je n’ai jamais vu de techniciens dans cet état. Je ne dis pas qu’ils ne boivent pas, mais en tout cas ils le font après les répétitions ou après les représentations.

28Cette critique fonctionne selon un mécanisme récurrent : elle sous-entend la possibilité pour le spectateur de généraliser des scènes du film et de les considérer comme des transpositions exactes de la réalité (ici l’alcoolisme des techniciens de théâtre).

29Le désaccord peut également prendre la forme d’un débat historiographique. Lors de la commission de Bestia (la Bête) de Jerzy Domaradzki, dont l’action se situe en Galicie en 1914, le rédacteur Wieluński souligne ainsi deux « erreurs historiques » en précisant que les soldats prussiens marchaient par rangs de trois, et non par quatre, et que François-Ferdinand était archiduc et non pas duc, contrairement à ce qui est dit dans le film. La première remarque est jugée anodine par le président de la commission M. Soluba : « Comme je suis moi-même un passionné d’histoire militaire, ce détail ne m’a pas échappé, mais je ne pense pas que cela ait été remarqué par d’autres. » En revanche, la confusion entre duc et archiduc est jugée comme « une erreur grave » et Soluba demande au réalisateur de la corriger. La référence à une « vérité historique » (l’expression est utilisée à plusieurs reprises) revient à maintes reprises.

Mettre en scène l’histoire du Parti

30À première vue, les deux types de désaccords développés précédemment (la représentation plus ou moins juste d’une corporation ou celle d’une époque passée) s’insèrent difficilement dans la catégorie des controverses politiques. Pourtant, cette question prend une toute autre signification dès lors qu’entre en jeu la représentation du Parti au sein d’un film. La question de la « vérité historique » est en effet d’autant plus sensible que la période abordée est proche de l’époque contemporaine. La représentation de la politique du Parti des années 1950 suscite ainsi des réactions très vives. Trois films du groupe X situent leur action dans les années 1950 : Człowiek z marmuru (l’Homme de marbre) d’Andrzej Wajda, Był jazz (Il était une fois le jazz) de Feliks Falk et Matka Królów (la Mère des Rois) de Janusz Zaorski. Pour la plupart des membres de la commission, les années 1950 sont celles de leur jeunesse ; elles évoquent leurs premiers engagements politiques dans une Pologne en pleine reconstruction, à peine sortie de sa période stalinienne la plus répressive. Chacun se sent donc encore plus autorisé à donner son avis et à commenter la manière dont Wajda ou Zaorski ont représenté la politique du Parti dans les années 1950 pour dénoncer les erreurs du passé. Le rédacteur Bajer considère ainsi que le film de Wajda est une « caricature » de cette époque : « C’est une sorte de science fiction, car les règlements de compte se passaient autrement, tant dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. » Le rédacteur Koniczek trouve quant à lui que le film ne dit rien de nouveau sur cette période :

Je trouve que le film est vrai, qu’il est excellent mais je ne dirais pas qu’il est courageux, car tout cela, nous le savons déjà, et ces réalités ont même été décrites de manière plus tranchante dans les documents du Parti que dans ce film.

31L’éventail des positions est donc très large.
De même que les années 1950 apparaissent comme un objet évident de controverse, un des sujets les plus problématiques reste assurément la représentation des secrétaires du Parti et des organes de sécurité. Pour les membres de la commission qui abordent cette question, la légitimité à prendre la parole reste la même (l’expérience personnelle élevée au rang de critère ultime de connaissance), mais les enjeux du débat deviennent immédiatement plus graves. Autant la peinture d’un universitaire sous les traits d’un boxeur pouvait donner lieu à un débat amusant et léger, autant celle d’un secrétaire du Parti corrompu ou idiot suscite des réactions beaucoup plus vives. Le chef de la commission et chef de la cinématographie Juniewicz conteste ainsi farouchement l’image que le cinéaste Bugajski donne des secrétaires du Parti des années 1970 dans son film Kobieta i kobieta (Une femme et une femme) :

Je suis moi aussi secrétaire, je l’ai été pendant plusieurs années et j’ai gravi quelques échelons. Je connais beaucoup de gens qui occupent cette fonction et je connais aussi des secrétaires à l’échelon communal, qui ont beaucoup de mal à obtenir des bons pour avoir une voiture, même une petite Fiat 126p. C’est pourquoi je vous demanderais d’être plus prudent dans les jugements que vous formulez. [...] Il se passe beaucoup de choses dans notre pays, des bonnes et des mauvaises, mais nous sommes confrontés à de nombreuses fausses accusations, et nous devons faire attention à ce que nos films ne défendent pas un point de vue unique.

32Cette susceptibilité quant au niveau de vie des secrétaires du Parti, mais plus généralement quant à leurs qualités intellectuelles, est souvent à l’origine de conflits. Le même chef de la cinématographie Juniewicz demande ainsi au cinéaste Feliks Falk de supprimer une scène dans laquelle un secrétaire apparaît à l’écran en tendant le journal ŻŻycie (la Vie), journal porte-parole de la voix officielle du Parti. Ce qui dérange Juniewicz dans cette scène, c’est cette réplique prononcée par le personnage : « Des doutes ? Mais il n’y a pas le moindre doute ! », réplique qui sous-entend que le personnage adhère totalement à la ligne éditoriale du journal sans jamais la remettre en cause. Le chef de la cinématographie ajoute alors : « Je trouve cela blessant pour les secrétaires du Parti, car enfin, ils ne sont pas si stupides ! »

33La tension atteint son paroxysme lorsqu’il s’agit de la représentation des organes de sécurité. C’est indéniablement le sujet le plus sensible qui provoque les prises de parole les plus virulentes. Que ce soit dans Człowiek z żżelaza (l’Homme de fer) de Wajda, dans Matka królów (la Mère des Rois) de Zaorski ou dans Przesłuchanie (l’Interrogatoire) de Bugajski, les scènes d’interrogatoire ou de torture concentrent l’essentiel des reproches formulés à l’égard des réalisateurs. Le chef de la cinématographie Stefański demande ainsi à Zaorski d’« adoucir » les scènes où les policiers forcent la détenue à parler, car il ne souhaite pas « être accusé de faire l’apologie de la cruauté, même si ce type de scène a réellement eu lieu à l’époque dont parle le film ». De même, un certain Janik critique la manière dont Wajda met en scène les représentants de l’ordre dans Człowiek z żżelaza (l’Homme de fer) : « Dans la mesure où le film est à caractère documentaire, il ne faut pas noircir la réalité. »

  • 17 Voir Gilles Jacob, la Vie passera comme un rêve, Paris, Laffont, 2009. Ryszard Bugajski consacre ég (...)

34Les échanges violents qui animent la commission de Przesłuchanie (l’Interrogatoire) incarnent incontestablement le paroxysme de ces tensions. Rappelons que le cinéaste Ryszard Bugajski a fait de ces scènes d’interrogatoire et de torture le fil narratif de son film. L’Interrogatoire est d’ailleurs devenu ce qu’on pourrait appeler un film emblématique du fonctionnement de la censure en Pologne aux yeux du public étranger, et c’est d’ailleurs à cela qu’il doit d’avoir fait grand bruit lors de sa projection au festival de Cannes en 199017. En lisant en détail le rapport de la commission, il est intéressant de remarquer que la plupart des membres ne contestent pas la véracité des événements mis en scène par Bugajski, même ceux qui s’indignent ouvertement qu’un tel film ait pu être produit en Pologne populaire. Certains, comme le réalisateur Poręba, affirment même que les méthodes de torture employées à l’époque étaient bien plus cruelles. Pour répondre à ces accusations, Bugajski s’appuie sur les témoignages d’anciens prisonniers comme Szymon Jakubowicz, Wanda Podgrska, Stanisława Sowińska, bien qu’il ne cite pas explicitement ces noms lors de la commission. Il fait d’eux les garants de la « vérité historique » et ses principales sources d’information sur le traitement réservé aux prisonniers politiques. Il s’appuie également sur les travaux de l’historienne Maria Turlejska, sa conseillère historique pendant le tournage. À l’opposé, deux arguments concentrent toutes les accusations. D’une part, il est reproché au cinéaste de ne jamais expliquer les tortures qu’il met en scène, comme le souligne le rédacteur Koźniewski :

Il y a là incontestablement une accusation, et l’artiste a le droit d’accuser, mais nous ne savons jamais si les méthodes employées étaient justifiées par quoi que ce soit. [...] Nous savons que toute révolution charrie avec elle des choses terribles, mais la question à se poser concerne les causes de cette méthode, et de cela on ne sait rien.

Le réalisateur Waskowski prolonge cette argumentation en déplaçant la critique et en sous- entendant que les véritables coupables sont absents du film :

Pourquoi le réalisateur ne nous dit-il rien des mécanismes, et pourquoi ne nous parle-t-il que des gens que ces mécanismes font agir ? Pourquoi ne montre-t-il pas les gens qui ont été les moteurs de ces mécanismes ?

  • 18 Victor Hugo, « À Villequier », les Contemplations, Paris, Garnier Flammarion, 1995 [1856], p. 212.

35Il est vrai que tout au long du film, le spectateur en sait aussi peu sur les raisons de l’arrestation et de détention que le personnage lui-même. Les scènes de torture se succèdent ainsi dans une temporalité abolie, accomplies par des bourreaux dont on ne sait rien, et qui resteront opaques jusqu’à la fin du film. Le personnage joué par Krystyna Janda est la victime d’un jeu de dénonciation dont ni elle ni le spectateur ne connaîtront jamais les enjeux. Le cinéaste choisit donc d’épouser avec empathie la situation existentielle d’une femme qui « subit le joug sans connaître les causes »18.

36Le second argument avancé par les opposants au film pour justifier son interdiction s’appuie sur la perception que pourrait avoir le public de la politique du Parti. Les parallèles possibles entre les méthodes utilisées par le Parti au début des années 1950 et dans les années 1980 sont d’autant plus pris en compte par les représentants du ministère et du Parti que le débat a lieu en avril 1982, soit à peine quatre mois après l’instauration de l’état de siège en Pologne. Ainsi que l’explique un des membres de la commission, un certain Lenart, « ce film ne peut rien désamorcer, il ne peut qu’électriser encore plus une atmosphère déjà suffisamment électrique ». Cette peur de voir des faits passés utilisés au service d’une critique politique du présent amène le président de séance et chef de la cinématographie, M. Stefański, à affirmer clairement son opposition à la diffusion de ce film :

Non seulement je ne vois pas de possibilité de diffuser ce film, mais je ne vois pas non plus la possibilité d’accepter la thèse qu’il défend. C’est une thèse avec laquelle je ne peux pas être d’accord, car nous ne pouvons pas tenir sur le passé des discours aussi simplistes.

37Le débat autour du film l’Interrogatoire est incontestablement le plus vif des quarante-deux rapports qu’il m’a été donné de consulter. Andrzej Wajda est absent de la commission en raison du tournage de son Danton en France. Ce n’est pas sans raison que le réalisateur Janusz Zaorski, membre du groupe X, qui le représente, conclut la séance par cette formule radicale : « Je crains que notre discussion prenne une tournure telle que bientôt nous aurons envie de nous entre-déchirer, non pas comme des chats mais comme des panthères ». Mais il faut préciser qu’au regard des quarante-et-un autres rapports, la violence de cette discussion n’est pas représentative du climat habituel des débats. Il s’agit là du cas le plus manifeste. Or c’est aussi celui qui est le plus souvent cité par les historiens du cinéma pour illustrer les relations entre cinéastes et dirigeants.

38La typologie des sujets de désaccords ainsi tracée permet de formuler plusieurs conclusions. Premièrement, les commissions ne sont pas des lieux où s’expriment uniquement des désaccords. Les consensus, voire les louanges, sont en effet très fréquents. C’est d’ailleurs pour cette raison que de nombreux films du groupe X n’ont pas été cités dans les analyses qui précèdent. Certains de ces films n’ont en effet suscité aucune controverse parmi les membres de la commission. Pour n’en donner qu’un exemple, le rapport du film Wesele (les Noces) de Wajda ne fait que trois pages et se présente comme une suite d’éloges adressées au cinéaste et à son film. C’est là une occasion de rappeler que les commissions sont également des moments propices aux louanges exprimées par les membres de la commission aux cinéastes. Vanter les mérites d’un réalisateur est bien sûr un moyen habile pour faire l’éloge du cinéma polonais, et par ricochet, pour souligner la qualité de la politique culturelle du Parti à l’égard du « septième art ». C’est également une occasion parfaite pour montrer sous un aspect fructueux la coopération entre les cinéastes et les représentants du gouvernement et du Parti. En ce qui concerne les désaccords d’ordre politique, ils représentent certes la majorité des cas de conflits, mais certains sujets, comme les relations avec l’URSS ou la représentation de la police se révèlent plus sensibles que d’autres, et surtout, non négociables. Ils constituent finalement moins des objets de débat (comme pourrait l’être la corruption) qu’une frontière nettement tracée entre ce qui peut passer à l’écran et ce qui ne peut définitivement pas être montré. À côté des questions politiques, d’autres sujets que l’on peut qualifier d’esthétiques, alimentent les débats. On oublie trop souvent que les membres de la commission réagissent eux aussi comme des spectateurs. Un film peut donc leur déplaire uniquement parce qu’il les a profondément ennuyés, et non pas à cause de son propos désobligeant à l’égard de la société socialiste. Ces prises de parole résultent autant des positions politiques des intervenants que de leur sensibilité à l’égard de tel ou tel genre, et parfois même, osons le terme, de leurs goûts cinématographiques.

La rhétorique de la censure

  • 19 Les deux expressions sont de Jean-Luc Douin, à propos des films le Robinson de Varsovie de Jerzy Za (...)

39La critique prend-elle toujours la forme d’un ordre imposé ou lui arrive-t-il de se parer d’autres ornements, celui du conseil ou de la suggestion désintéressée ? Autrement dit, l’exercice de la censure est-il une activité qui requiert tact et diplomatie comme le suggérait Malesherbes ? En somme, les membres de la commission cherchaient-ils à « charcuter » et à « défigurer »19 les films qu’ils venaient de voir ? La lecture de ces débats permet de distinguer différents degrés de pression exercée par les membres de la commission. L’éventail est large. Essayons de caractériser ces différents niveaux, selon une courbe croissante de pression exercée sur le cinéaste.

40Un premier type de proposition revient régulièrement, accompagné d’une formule très idiosyncrasique et qu’il est délicat de transposer en français : « Nie są to uwagi kolaudacyjne » : « Cette remarque n’est pas décisive ». Elle est utilisée par les membres de la commission pour laisser entendre que les critiques formulées n’ont pas de caractère impératif et constituent un simple avis non imposé au cinéaste. Des indications de ce type, à caractère non obligatoire, sont nombreuses. Elles le sont d’autant plus que le réalisateur à qui elles s’adressent est un cinéaste confirmé, qui se présente devant la commission avec une filmographie conséquente. Les « remarques non décisives » sont en effet considérablement plus nombreuses dans les rapports des films de Wajda, de Chmielewski ou de Majewski, mais aussi dans les rapports des troisièmes longs métrages des jeunes cinéastes du groupe X comme Holland ou Falk, constituant ainsi un des baromètres explicites de la notoriété d’un cinéaste. Pour cette raison, on pourrait voir dans cette précaution oratoire une manière de proposer une modification au film sans pour autant se risquer à contester l’autorité d’un réalisateur. Ces opinions peuvent également être interprétées comme une volonté de s’adresser indirectement à un supérieur hiérarchique absent à la commission, en signalant un désaccord sur un aspect sensible du film. Régulièrement, en effet, le chef de la cinématographie ne fait pas partie de la commission, celle-ci étant convoquée dans le but de le conseiller dans sa décision finale. Il n’est pas excessif de supposer que la trace écrite de ces débats ait pu servir de signe de ralliement. En effet, au moment où des cinéastes comme Poręba ou Petelski prennent la parole pour critiquer un film du groupe X, ce qui arrive régulièrement, ils usent de cette pirouette rhétorique. Cette hypothèse me semble d’autant plus justifiée que les remarques dites « non décisives » n’impliquent pas de confrontation directe avec le cinéaste visé et n’appellent pas de réponse de sa part.

  • 20 Ces demandes de coupes – qui parviennent à la direction du groupe de production – ne sont pas aussi (...)

41À l’autre extrême, la commission est également l’occasion pour le chef de la cinématographie de formuler une liste précise des modifications qu’il impose explicitement au cinéaste et qui sont présentées comme des conditions à la diffusion du film. Il arrive que la liste exhaustive des modifications parvienne au réalisateur quelque temps après le déroulement de la commission20, mais l’essentiel des demandes de modifications sont explicitées le jour même. Lors de la commission de Szansa (la Chance), le chef de la cinématographie Juniewicz adresse ainsi au réalisateur Feliks Falk le propos suivant : « Je voudrais proposer quelques coupes comme condition, je répète, comme condition, à l’acceptation du film. » Il est pour l’instant très clair, à la lecture des archives, que certaines « propositions » pour reprendre le terme utilisé par Juniewicz correspondent plus à des injonctions qu’à des suggestions et qu’elles se présentent, au moment de la commission, comme des obligations non négociables.

  • 21 Propos tenus par le président de séance Jerzy Bajdor à l’intention de Janusz Majewski, lors de la c (...)

42Entre ces deux pôles extrêmes, on trouve une quantité de paliers d’incitations qui constituent finalement la forme la plus couramment utilisée. Une série de modalisations est employée pour amener le réalisateur à accepter les modifications souhaitées par le membre de la commission. Face à ces diverses strates de formulations détournées, le lecteur ne peut s’empêcher de sourire : « Je voudrais être bien compris : je n’incite pas [le réalisateur] à des coupes drastiques […]. Néanmoins, si nous prenons en compte la diffusion de ce film, la première partie devra être allégée. »21 L’usage de la première personne du pluriel (« si nous prenons en compte la diffusion de ce film ») dans un cas où le singulier serait plus adapté (la décision finale sera de toute façon prise par le chef de la cinématographie) résume très bien la stratégie employée, celle d’un rapport de force qui vise à persuader le réalisateur de la nécessité de ces changements. Certes, comme cela a été dit, il arrive souvent que les modifications soient explicitement imposées au cinéaste pendant la réunion de la commission. Mais dans la grande majorité des cas, elles s’inscrivent plutôt dans un discours de persuasion. Si la direction de la cinématographie exige une coupe, elle adresse un courrier à la direction du groupe de production avant ou après la réunion de la commission.

  • 22 Pascal Ory, l’Histoire culturelle, Paris, PUF, 2004, p. 69.
  • 23 Un grand merci à François Albera et à Valérie Pozner pour leurs corrections minutieuses et pour leu (...)

43Les débats des commissions ressemblent ainsi davantage à de longues et laborieuses tentatives de conversion, plutôt qu’à des couperets de guillotine, car « toute instance politique a moins le souci de bâillonner la culture que de la faire servir à son projet »22. L’art de la persuasion dont font preuve certains responsables de la cinématographie pour inciter les cinéastes à se soumettre à leur opinion confirme cet objectif. Ce qui se joue là est bien de l’ordre du pouvoir symbolique. Outre d’éclairer ces diverses stratégies, l’étude de ces rapports apporte des éléments importants dans la compréhension du fonctionnement de la censure. Résumons-les ainsi : la commission s’apparente beaucoup moins à un tribunal qui décide du sort d’un film qu’à une vitrine de la politique culturelle, dans laquelle s’exposent des marges de manœuvre possibles. Le destin d’un film devient alors un signe politique qui rend surtout compte de l’équilibre des forces en présence et de l’autorité individuelle des individus rassemblés. Si ces pratiques devaient être comparées à des machines, ce seraient donc moins à des guillotines qu’à des pressoirs23.

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Notes

1 Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, Mémoire sur la Librairie [1759], Paris, Agasse, 1809, p. 96.

2 Krzysztof Persak, « Mutations et usage public de l’historiographie polonaise de la seconde moitié du XXe siècle », dans Sonia Combe (dir.), Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes, Paris, La Découverte / BDIC, 2009, p. 302.

3 Un des ouvrages les plus pertinents et complets sur le sujet et qui illustre cette approche est celui d’Anna Misiak, Kinematograf kontrolowany, Cracovie, Universitas, 2006. L’auteur y propose une analyse comparative des systèmes de censure américain (de 1907 à 2002) et polonais (de 1944 à 1990) en décortiquant minutieusement l’évolution des structures institutionnelles chargées de ce contrôle.

4 En 1947, trois groupes de production se partagent la production des films en Pologne : Blok, Warszawa et ZAF. Ils n’ont fonctionné qu’un an, mais la structure des groupes de production a été reconduite dès 1954 et a fonctionné jusqu’en 1989, date à laquelle certains groupes ont disparu et d’autres se sont transformés en sociétés de production.

5 Comme le souligne Tadeusz Lubelski, professeur à l’Institut de l’Audiovisuel de l’Université Jagellon de Cracovie, un grand nombre de professionnels du cinéma ont dû s’exiler. Ce fut entre autres le cas de Jerzy Toeplitz (alors directeur de l’École de Łódźź), du réalisateur Alexander Ford (fondateur de la cinématographie polonaise en 1945 et directeur de Film Polski jusqu’en 1948), des opérateurs Władysław Forbert, Jerzy Lipman et Kurt Weber, du documentariste Tadeusz Jaworski, ou encore de la chef des Chroniques polonaises du cinéma (l’équivalent polonais des Actualités filmées) Helena Lemańska. Tadeusz Lubelski, Historia kina polskiego, twórcy, filmy, konteksty, Chorzów, Videograf II, 2009, p. 297.

6 Note interne du 2 mai 1983 rédigée par Stanisław Godzczurny, directeur du Département de programmation à la direction de la cinématographie et adressée au porte-parole du gouvernement Jerzy Urban. Wanda Wertenstein, Zespół Filmowy « X », Varsovie, Officina, 1991.

7 Naczelny Zarząd Kinematografii, Direction générale de la cinématographie.

8 Cela tenait au fait que la composition précise de ces commissions était décidée par la direction du NZK en accord avec le président de la SFP (l’Association des cinéastes polonais), en la personne de Jerzy Kawalerowicz (de 1966 à 1977) puis d’Andrzej Wajda (de 1978 à 1983).

9 Pour une étude plus détaillée des prises de parole des cinéastes, je renvoie le lecteur au chapitre « La voix des réalisateurs » de ma thèse : « Le groupe de production X d’Andrzej Wajda : un cinéma d’opposition en République populaire de Pologne (1972-1983) », Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2011 (sous la direction de Sylvie Lindeperg).

10 Malheureusement, ces notes artistiques et idéologiques ne figurent pas sur les comptes rendus de séances qui concernent uniquement les débats. On les trouve dans les courriers envoyés par le NZK aux groupes de production. Des copies de ces documents sont consultables dans les fonds du ministère de la Culture aux Archives des Actes Nouveaux (AAN) à Varsovie.

11 Voir le descriptif des fonds sur le site internet www.fn.org.pl. Pour des raisons inconnues, tous les rapports postérieurs à 1962 ne s’y trouvent pas.

12 La liste « Don’t and be careful » acceptée par la MPPDA en 1927 recensait trente-sept thèmes interdits à l’écran tels que le trafic de drogues, le mariage interracial, la profanation de l’image de l’État américain ou encore les braquages de banques. Le Code Hays fut rédigé en 1930 par Martin Quigley et Daniel Lord afin d’améliorer l’efficacité de ce code d’autorégulation de la production et éviter ainsi des censures locales qui représentaient un manque à gagner pour l’industrie cinématographique. Il est en vigueur entre 1934 et 1968 et est supplanté par un système de classement des films en catégories restrictives.

13 Je reprends ici une terminologie élaborée par Gisèle Sapiro, la Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

14 Dans le contexte polonais, le terme de « rédacteur » ne renvoie pas à une fonction occupée au sein des groupes de production (comme dans le cinéma soviétique notamment) mais à une fonction de journaliste. À chaque fois que le terme est utilisé, il désigne donc un journaliste dont la participation à cette commission prouve une certaine notoriété publique.

15 La Zaolzie est une région située au nord-est de l’ancienne Tchécoslovaquie qui compte une forte minorité polonaise. La région faisait l’objet d’un conflit territorial entre la Pologne et la Tchécoslovaquie.

16 Quelques jours après, en décembre 1979, le comité de défense des ouvriers, KSS KOR diffusait « la carte des droits des ouvriers » dans laquelle il rappelait entre autres le droit à la grève.

17 Voir Gilles Jacob, la Vie passera comme un rêve, Paris, Laffont, 2009. Ryszard Bugajski consacre également un livre à son film, de la production à la diffusion. On y trouve des fragments du rapport de la commission consultable à la Filmothèque nationale de Varsovie (Ryszard Bugajski, Jak powstało Przesłuchanie, Varsovie, świat książki, 2010).

18 Victor Hugo, « À Villequier », les Contemplations, Paris, Garnier Flammarion, 1995 [1856], p. 212.

19 Les deux expressions sont de Jean-Luc Douin, à propos des films le Robinson de Varsovie de Jerzy Zarzycki et Une maison dans le désert de Jan Rybkowski dans son Dictionnaire de la censure au cinéma, Paris, PUF, 2001. Voir notice « Pologne », p. 350.

20 Ces demandes de coupes – qui parviennent à la direction du groupe de production – ne sont pas aussi précises qu’on pourrait se le figurer : elles n’indiquent pas les numéros exacts des plans, mais désignent en quelques mots la scène ou la réplique à couper. Dans le cas de l’Homme de fer par exemple, le document qu’a reçu Andrzej Wajda indiquait entre autres : « Enlever la réplique : “ le monopole du Parti de la crèche à la tombe ” », ou encore : « Couper la scène où Tomczyk est frappé au ventre après la perquisition de son appartement » (Archives privées d’Andrzej Wajda, Cracovie).

21 Propos tenus par le président de séance Jerzy Bajdor à l’intention de Janusz Majewski, lors de la commission du film Wierna rzeka.

22 Pascal Ory, l’Histoire culturelle, Paris, PUF, 2004, p. 69.

23 Un grand merci à François Albera et à Valérie Pozner pour leurs corrections minutieuses et pour leurs suggestions qui m’ont permis d’améliorer cet article.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ania Szczepanska, « La guillotine et le pressoir »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 70-96.

Référence électronique

Ania Szczepanska, « La guillotine et le pressoir »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4612 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4612

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Ania Szczepanska

Ania Szczepanska Maître de conférences en histoire du cinéma à l’Université Paris 1 après avoir été chargée de cours dans la même université et à Sciences Po Paris. Sa thèse, sous la direction de Sylvie Lindeperg, était consacrée aux relations entre cinéastes et dirigeants politiques en Pologne populaire, à travers les films du groupe de production X (1972-1983) dirigé par Andrzej Wajda. Auteure de plusieurs articles sur le cinéma polonais des années 1960-1980, elle achève la réalisation de Nous filmons le peuple !, un film documentaire qui sera diffusé sur Cinécinéma et TVP Kultura.

Ania Szczepanska is a lecturer in film history at the University of Paris 1, having previously worked as a teaching assistant at the same university and at Sciences Po Paris. Her thesis, under the supervision of Sylvie Lindeperg, was about the relationship between filmmakers and political leaders in the People’s Republic of Poland, especially the films of the production unit X (1972-1983) dirigé par Andrzej Wajda. Author of several articles on Polish cinema of the 1960-1980 period, she is completing a documentary film Nous filmons le peuple !, which will be broadcast on Cinécinéma and TVP Kultura.

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