Des parents italiens pour les Enfants du Paradis
Résumés
Beaucoup de légendes entourent la production des Enfants du Paradis. Fondé sur l’exploration d’archives peu étudiées, cet article vise à mettre au jour une réalité plus complexe en replaçant l’histoire du film dans un triple contexte. D’abord celui des stratégies de pénétration du cinéma français par les Italiens durant l’Occupation. Ensuite les activités du producteur André Paulvé à la tête des studios de Nice pendant cette période. Enfin le rôle joué en Italie et en France par la société Scalera Film au même moment. Il en ressort que les restrictions imposées au cinéma français de l’Occupation ont obligé Paulvé à proposer à la firme italienne Scalera de devenir le producteur des Enfants du Paradis. Pour cette raison, c’est l’armistice séparé signé par les Italiens qui a provoqué en septembre 1943 l’interruption du tournage. La reprise de la production par Pathé-Cinéma a été ensuite fortement encouragée par les Pouvoirs publics français. Dès avant la sortie du film, un discours consensuel s’est immédiatement constitué pour faire de celui-ci une sorte d’emblème de la Résistance nationale, au prix d’un certain nombre de distorsions de la vérité historique largement nourries par les déclarations de Marcel Carné.
Plan
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Remerciements à Élodie Gilbert et Éric Le Roy (Service des archives du film du CNC), Véronique Rossignol (Médiathèque de la Cinémathèque française) et Stéphanie Salmon (Fondation Jérôme Seydoux-Pathé).
1Lorsque, le 8 septembre 1943, la décision est prise d’interrompre les prises de vues à Nice des Enfants du Paradis de Marcel Carné, c’est un désastre difficilement imaginable pour le cinéma français tout entier. On est alors en pleine Occupation de la France par les Allemands et ce projet grandiose confirmait l’ambition et la vitalité intactes du cinéma national, attestées déjà par le triomphe, l’année précédente, des Visiteurs du soir. Deux mois plus tard, heureusement, le projet renaît, porté par un nouveau producteur auquel reviendra l’honneur de présenter au public, dans un pays enfin libéré, ce film qui demeure le plus célébré, sans doute, du cinéma français.
- 1 Marcel Carné, la Vie à belles dents, Paris, Ollivier, 1975, pp. 217-239. Édition définitive : Ma vi (...)
2De cet épisode, on croit tout connaître, par le récit qu’en fit Carné dans ses Mémoires1, récit repris ensuite par les biographes du cinéaste et les historiens du film. D’abord la préparation du projet avec le scénariste Jacques Prévert et le producteur André Paulvé, artisans essentiels de la réussite des Visiteurs du soir. Puis, à peine le tournage commencé, le débarquement anglo-américain en Sicile, l’interruption du film ordonnée par les autorités dans la panique qui s’ensuit, et l’interdiction de produire faite à Paulvé par les Allemands, en raison de lointaines origines juives et à l’initiative sans doute d’Alfred Greven, le principal responsable de la société concurrente Continental Film, financée par les Allemands.
3Les choses, évidemment, ne sont pas si simples et on ne peut saisir entièrement les vicissitudes du film sans prendre en compte quelques aspects toujours mal explorés du cinéma français de la période. Sans évoquer aussi les soubresauts de la « grande » Histoire qui s’obstinent à imposer leur vérité. Le débarquement allié en Sicile a eu lieu en réalité un mois avant le début du tournage à Nice des Enfant du Paradis et les Anglo-Américains sont rendus à Salerne, au sud de Naples, quand ce tournage est interrompu. Mais c’est un autre événement qui se produit alors, bien plus susceptible de compromettre la production : l’armistice de Cassibile signé secrètement par les Italiens le 3 septembre avec les Britanniques et les Américains et rendu public le 8, qui entraîne l’invasion immédiate de la zone non occupée jusque-là par les Allemands et, dès le 11 novembre, l’installation de ceux-ci à Nice. Du jour au lendemain, les Italiens sont devenus des adversaires potentiels de leurs anciens alliés allemands. Il reste à comprendre pourquoi ce changement d’alliances met en cause la continuation du film. Et pour cela, il faut d’abord revenir en arrière.
Retour en arrière 1 : les Italiens en France
4Les stratégies de pénétration de l’industrie cinématographique italienne sur le marché français ont été, avant la guerre comme durant l’Occupation, largement identiques à celles du cinéma allemand.
5Si, à la fin des années 1930, on tourne dans les studios berlinois des coproductions en plusieurs versions telles que le Joueur (Der Spieler) de Gerhard Lamprecht et Louis Daquin, voire des productions entièrement françaises comme Gueule d’amour et l’Étrange Monsieur Victor de Jean Grémillon ou l’Entraîneuse d’Albert Valentin, les studios italiens ne sont pas en reste et c’est à Rome que sont filmés, en versions multiples ou en version française seulement, l’Homme de nulle part (Il fu Mattia Pascal) de Pierre Chenal en 1937, Angelica (Rosa di sangue) de Jean Choux, le Père Lebonnard (Papà Lebonnard) de Jean de Limur et Dernière Jeunesse (Ultima giovinezza) de Jeff Musso en 1939 et, l’année suivante, la Comédie du bonheur (Ecco la felicità) de Marcel L’Herbier, avec des interprètes aussi connus que Pierre Blanchar, Viviane Romance, Raimu, Michel Simon, Madeleine Sologne, Micheline Presle ou Pierre Brasseur.
- 2 Entretien avec Eitel Monaco dans Jean A. Gili, le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux (1922 – 19 (...)
- 3 Luigi Freddi, Il cinema, Rome, L’Arnia, 1949, p. 315 (rééd. : Il cinema. Il governo dell’immagine, (...)
6La défaite française et la perspective de voir les Allemands installer leur zone d’intervention directe au nord de la ligne de démarcation ne font qu’aiguiser les appétits italiens. Sous l’impulsion d’Eitel Monaco, directeur général de la Cinématographie au ministère de la Culture populaire à compter de 1941, et celle surtout de Luigi Freddi, son prédécesseur à ce poste, l’Italie se lance dans « la course avec les Allemands pour savoir lequel des deux arriverait le premier hors des frontières dans le domaine cinématographique »2. Écarté de la direction générale de la Cinématographie, Freddi cumule maintenant les responsabilités en assurant les présidences des trois principales sociétés d’État engagées dans le cinéma : l’Enic, distributeur de films et exploitant d’un important réseau de salles, la Cinès, structure de production, et Cinecittà, qui gère des installations techniques (studios et laboratoires) parmi les plus modernes d’Europe. C’est Freddi, probablement, qui détermine les modalités d’une intervention qu’il qualifie lui-même de tentative « pour soustraire, en accord avec les Français, ce qui pouvait encore être sauvé de leur cinéma aux convoitises des Allemands »3. Cela signifie se doter à Paris de structures de production et de distribution capables de rivaliser avec la Continental Films ou l’Alliance cinématographique européenne (ACE) – sociétés de droit français mais financées par les Allemands – et aussi de studios permettant de garantir la relative indépendance de la production à venir.
7Dans un livre de Mémoires publié aussitôt après la guerre, Freddi se souvient avoir ainsi encouragé l’apparition à Paris de trois sociétés nouvelles, Zenith Film, Francinex et Scalera Film, filiales respectives des firmes italiennes Lux Film, Consorzio Cinematografico « EIA » et Scalera Film.
8Première à être mentionnée dans la presse professionnelle, la société française Scalera Film commence à annoncer sa production durant l’été 1941, mais ce n’est qu’à partir de 1942 qu’elle s’engage physiquement dans la distribution d’une dizaine de films en un peu plus d’un an. Scalera ne commercialise en France que des films produits par sa maison mère italienne et trois des œuvres en question sont interprétées par le Français Michel Simon : la Tosca (Tosca, 1940), de Carl Koch, commencé par Jean Renoir, le Roi s’amuse (Il re si diverte, 1941) de Mario Bonnard et la Dame de l’Ouest (La Signora dell’Ovest, 1942) de Carl Koch, préparé à l’origine par L’Herbier. Nous verrons plus tard que Scalera est aussi, de ces trois sociétés, celle qui s’est le plus impliquée dans la production de films en France.
9Francinex apparaît dès l’automne 1941 et affirme immédiatement sa vocation à distribuer en France des films italiens de producteurs indépendants. Il y en aura une petite vingtaine en dix-huit mois, dont les premiers succès d’Alida Valli ainsi que Terre de feu (Terra di fuoco, 1938) de Marcel L’Herbier et l’Intruse (Abbandono, 1940) de Mario Mattoli, restés inédits à Paris en dépit de la présence des actrices françaises Mireille Balin et Corinne Luchaire dans leurs distributions respectives. En 1942, la société étend son activité à la production et elle met en chantier le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin, puis Service de nuit de Jean Faurez, deux films au générique desquels n’apparaît aucune trace d’une possible interférence italienne.
10Quant à Zenith Film, qui distribue en France les films de prestige de l’Enic et de Lux Film (c’est elle qui diffusera en 1943 la Couronne de fer (La corona di ferro) d’Alessandro Blasetti), cette société n’apparaît qu’au début de 1942, mais il faut considérer que la Lux italienne ne date elle-même que de juillet 1941. Zenith Film n’aura le temps de distribuer que dix films, tous italiens, avant sa disparition de fait durant l’été 1943. Et elle ne s’engage pas dans la production, sinon pour reprendre, au printemps 1943, celle du Capitaine Fracasse d’Abel Gance, film tourné à Paris mais produit initialement par la Lux italienne et qui connaîtra deux versions nationales différentes. Zenith annoncera encore la production à venir, en octobre 1943, d’un film de Serge de Poligny, le Coffre et le Revenant, mais le projet n’aura pas de suite, pour les mêmes raisons certainement que celles qui imposent l’interruption des Enfants du Paradis.
- 4 « Répertoire alphabétique des nouveaux films de long métrage projetés à Paris du 1er janvier 1942 a (...)
11Au bilan, c’est donc une quarantaine de films italiens nouveaux qui sont distribués en France de février 1942 à juin 1943 par ces trois seules sociétés. Résultat modeste comparé aux cinquante-trois longs métrages de fiction inédits allemands montrés dans la même période par les sociétés ACE et Tobis4, mais bien supérieur au total des films transalpins importés dans les douze années qui précèdent.
12Pour ce qui concerne les studios et laboratoires, les Allemands monopolisent les plateaux de Paris- Studio-Cinéma à Billancourt, rouverts en février 1941 pour le tournage du Dernier des six de Georges Lacombe, et ceux du studio de Neuilly, qui a suivi immédiatement avec l’Assassinat du père Noël de Christian-Jaque. Petit à petit, d’autres studios compléteront l’offre pour accueillir des productions moins dépendantes de l’Occupant, d’abord ceux de la rue Francœur ou de Saint-Maurice, puis les studios Photosonor, d’Épinay, de Courbevoie, des Buttes-Chaumont et de la rue François-Ier. Il faut leur ajouter les studios Marcel Pagnol à Marseille, peu commodes car médiocrement équipés et dépourvus de laboratoires, ceux de la Nicaea Film à Nice et surtout, à Nice toujours, ceux de La Victorine, gérés depuis 1939 par le groupe Centrazur après la mise en liquidation de la société Gaumont-Franco-Film Aubert (GFFA) qui les exploitait.
- 5 Sur cette question et la suite, voir René Prédal, 80 Ans de cinéma : Nice et le 7e art, Nice, Serre (...)
- 6 Parmi lesquels Untel, père et fils de Julien Duvivier, Vénus aveugle d’Abel Gance, Après l’orage de (...)
13La première étape de la résurrection de La Victorine est la reprise du bail et du fonds de commerce à la Banque nationale de crédit, fort embarrassée de ces actifs hérités de la faillite de GFFA et dont elle ne sait que faire. La chose est réglée en décembre 1940, et les installations sont confiées à une Société d’exploitation des studios de la Côte d’Azur (Sesca), créée à cet effet à l’instigation du Comité d’organisation de l’industrie cinématographique (Coic). Parmi les dirigeants de la Sesca apparaît déjà le distributeur de films André Paulvé, directeur de la société Discina, qui détient le tiers des parts5. Dans ces installations de la Sesca et dans celles de la Nicaea Film sont tournés, de l’automne 1940 à l’été 1942, une douzaine de films6, dont l’Assassin a peur la nuit de Jean Delannoy, première production de Paulvé pour Discina, dont les prises de vues débutent en mars 1942.
- 7 On consultera les statuts de ces trois sociétés aux Archives nationales, F 42 / 120.
- 8 Un autre projet, l’Inconnue d’Arras de Marc Allégret, autorisé au début de 1943, ne sera jamais réa (...)
- 9 Freddi précise encore que l’Italie possède 60 % des actions de la Sesca (société à responsabilité l (...)
14La localisation du studio est idéale pour les Italiens qui n’y seront qu’à quelques kilomètres de chez eux, loin surtout des Allemands avec qui ils prétendent entrer en concurrence, et la présence en son sein d’une succursale du laboratoire GM Film garantit à ses utilisateurs une indépendance complète par rapport à Paris. Au terme de longues négociations menées au niveau gouvernemental des deux pays, un accord de cogestion des studios de Nice est signé entre la France et l’Italie en février 1942, puis ratifié le mois suivant à Rome par Maurice Couve de Murville, directeur des Finances extérieures et des Changes du gouvernement de Vichy. Cet accord prévoit la création parallèle de trois sociétés : la Société cinématographique méditerranéenne d’exploitation (Cimex), chargée de gérer les studios, la Société cinématographique méditerranéenne de production (Cimep), chargée de mettre en œuvre des films dans ces studios, et la Société cinématographique méditerranéenne de distribution (Cimedis) chargée d’en assurer la distribution dans les salles7. La Cimep entre immédiatement en action en produisant à Paris, dès février 1943, Donne-moi tes yeux de Sacha Guitry, en collaboration avec la société Les Moulins d’or. Elle installe ses bureaux à Nice aux alentours du 15 mars 1943 et y produit trois films avant l’été : le Mort ne reçoit plus de Jean Tarride, Béatrice devant le désir de Jean de Marguenat et les Petites du quai aux Fleurs de Marc Allégret, en plus de mettre en chantier la Malibran de Guitry qui sera repris par Sirius avant le début de son tournage à Paris8. La Cimedis est également mise en place, mais ses quatre projets annoncés de distribution (les quatre productions de la Cimep !) seront finalement offerts aux salles en 1944 par l’Union française de production cinématographique (UFPC) dont le gérant, depuis le 31 décembre 1942, se trouve être Robert Chabert, qui dirige déjà Francinex, la filiale française de la Lux Film italienne9.
- 10 Les archives de la Cimex, que nous avons pu consulter aux Archives françaises du film du CNC, conti (...)
- 11 Cette précision est donnée dans le dossier concernant Paulvé de la Commission nationale interprofes (...)
- 12 Nous tirons ces informations des procès-verbaux des conseils d’administration conservés aux Archive (...)
- 13 Jean Fauvez, « M. Galey à Nice », le Film, n° 58, 6 février 1943, p. 9.
- 14 L. Freddi, op. cit. pp. 315-316.
- 15 Procès-verbal du conseil d’administration du 17 janvier 1943, Archives françaises du film du CNC, f (...)
15Quant à la Cimex, elle est constituée le 8 août 1942 et son siège social est fixé à Nice, aux studios de La Victorine10. Elle a pour objet d’exploiter conjointement les studios de La Victorine, encore gérés par la Sesca qui lui cède 60 % de ses actions11, et de Saint-Laurent-du-Var, propriété de la société Barbier. Pour cela, elle louera à la Sesca le matériel d’exploitation des studios et signera des baux avec la Banque nationale de crédit, toujours propriétaire de La Victorine, et la société Barbier. Le capital de la société est constitué de 5 000 actions de 1 000 francs réparties inégalement entre les Italiens, qui en possèdent 60 %, et les Français qui détiennent le reste. Des 3 000 parts italiennes, 2 800 sont acquises par la société Cinecittà, le reste étant également réparti entre quatre représentants de celle-ci : Luigi Freddi, son directeur, Angelo Foffano, Guido Oliva et Ugo Capitani. Côté français, les 2 000 actions sont détenues par André Paulvé (1 400), Jean Sarrus, administrateur de la Sesca (450), Jean Beauchamps, administrateur de Discina (100), et Jules Terisse, administrateur de société (50). C’est Terisse qui est nommé président-directeur général de la Cimex, lors du premier conseil d’administration tenu le 11 août 1942 en présence de Louis-Émile Galey, directeur général du Cinéma12. L’intérêt des pouvoirs politiques français et italien pour cette entreprise sera confirmé, au début de 1943, lors d’une visite des studios de La Victorine par Galey et son homologue italien Monaco accompagnés, entre autres, de Freddi, Paulvé et Joseph Victor Sampieri, délégué en France du directeur général de la Cinématographie italienne, qu’on verra bientôt siéger dans le conseil13. Une précision supplémentaire est apportée par Freddi qui note que le déséquilibre entre les associés n’était que leurre destiné à satisfaire les Allemands et qu’un accord tacite promettait de ramener les participations nationales à égalité dès que les circonstances le permettraient14. Mais ce sont bien les Italiens qui contrôlent les studios de La Victorine et de Saint-Laurent-du-Var depuis l’été 1942 (voire plus tôt, au moment de l’acquisition par eux de 60 % des parts de la Sesca) jusqu’à leur fermeture en septembre 1943. Et il est clairement établi, lors du conseil d’administration du 17 janvier 1943, que « les deux principaux clients envisagés pour la réalisation de films dans les studios sont la société Cimep et la société Discina, qui durant la plus grosse partie de l’année 1943, se partagent les studios »15.
Retour en arrière 2 : André Paulvé et Discina
16Administrateur de la Sesca avant de devenir le principal actionnaire français de la Cimex, André Paulvé est une des personnalités majeures du cinéma français des années 1940. D’où il vient, il est difficile de le dire avec précision et les historiens de cinéma, qui le font naître en 1898 dans l’Yonne, s’accordent généralement pour le créditer d’un passé dans la banque ou dans la finance. Le dossier constitué en 1941 par le Crédit national au moment de la première demande de financement par Paulvé, pour son film Premier Bal, nous en dit davantage :
- 16 Coquille pour Spéva-Films.
- 17 Cinémathèque française (BiFi), fonds Crédit national, boîte 1, dossier de Premier Bal (Christian-Ja (...)
M. André Paulvé, président directeur général de la société [Discina] est surtout connu comme président directeur général de la maison « André Paulvé », société anonyme au capital de 10 millions, spécialisée dans le courtage sur les céréales et les produits coloniaux. Cette maison a connu des hauts et des bas, réalisant successivement d’importants bénéfices et de grosses pertes ; elle aurait perdu notamment 7 à 8 millions dans l’affaire des poivres : des enquêtes judiciaires, faites en 1932 au sujet de cette maison sur le marché des grains, n’auraient révélé aucune charge à retenir contre l’entreprise.
Des appréciations diverses ont été données sur M. Paulvé, qui passe pour être assez entreprenant et spéculateur. M. Paulvé s’est également intéressé à diverses affaires de production de films (Spéra-Films16, Lumen-Films) jouant un peu au mécène.
Avant 1939, assez belle fortune personnelle, grand train de vie : était propriétaire de l’hôtel particulier qu’il habitait, 4, rue Jules Picot. Serait actuellement domicilié 28, rue de Franqueville17.
17Paulvé a fondé en 1937 la société anonyme Maison André Paulvé qui semble n’avoir aucune implication dans le cinéma, mais son nom est associé dès cette date aux destinées des productions cinématographiques Adolphe Osso, sans pour autant paraître aux génériques. L’année suivante, il crée Discina-Films, qui distribue en France avant l’armistice une demi-douzaine de films, parmi lesquels le Père Lebonnard et Dernière Jeunesse, deux des productions d’essence française réalisées à Rome par Scalera Film. La même année, il s’associe avec Michel Safra pour créer une modeste société de production, Spéva-Films, dont l’unique film avant guerre, Pièges de Robert Siodmak, est distribué par Discina.
- 18 Dont la Bête humaine de Renoir, Lumières de Paris de Pottier, Naples au baiser de feu de Genina, Sa (...)
- 19 Le film avait été produit par Safra pour Spéva-Film mais un article à l’initiative de Discina paru (...)
- 20 L’Enfer des anges de Christian-Jaque, Nuit de décembre de Kurt Bernhardt, la Piste du Nord de Jacqu (...)
- 21 C’est le cas de la Comédie du bonheur, devenu production Discina lorsque les raccords nécessaires s (...)
18Après l’armistice, Discina est parmi les premières sociétés de distribution à reprendre son activité en France et elle propose presque immédiatement un catalogue où se mêlent quelques rééditions, principalement des films produits par les frères Hakim ou par Osso18, mais aussi Pièges19, Hôtel du Nord de Carné, deux nouveaux films italiens produits par Scalera et quelques inédits du catalogue Osso, achevés avant la guerre mais qui n’ont pu être montrés alors20. Discina rachète aussi les droits pour la France de plusieurs films demeurés inédits dont elle finance si nécessaire les finitions avant de les distribuer21.
19En juin 1941, Paulvé et Discina se lancent dans la production des films. Est-ce ensemble ou séparément ? Il est difficile de le dire puisque les annonces de l’époque, et jusqu’aux génériques des films, ne semblent pas faire la différence, même s’il est établi que Paulvé crée aussi une société des Films André Paulvé, dont toutes les productions sont distribuées et sans doute coproduites par Discina. Paulvé en tout cas, qui avait choisi jusque-là de demeurer dans l’ombre, s’affiche dorénavant en bonne place, comme le prouve la mention manuscrite de son nom qui commence à apparaître sur les affiches et les génériques des films distribués par Discina : « André Paulvé présente… ».
- 22 Aux studios de Saint-Maurice pour Premier Bal de Christian-Jaque, à ceux de la rue Francœur pour Hi (...)
- 23 Le Film, n° 38, 11 avril 1942, p. 5.
20Le palmarès de Paulvé producteur pendant l’Occupation a tout pour impressionner : neuf films en trois ans, et parmi eux les Visiteurs du soir de Carné, Lumière d’été de Grémillon, l’Éternel Retour de Delannoy, les Mystères de Paris de Baroncelli. Bien qu’administrateur de la Sesca, Paulvé ne tourne aucun film à Nice avant l’Assassin a peur la nuit en février 1942 et les deux productions qui précèdent sont filmées dans des studios parisiens22. Au début de 1942, il déplace entièrement son activité de production à Nice, en dépit des directives officielles imposant que, « pour garder au cinéma français son unité » 23, les producteurs de la zone non occupée devront avoir leur siège à Paris. Il restera à Nice jusqu’au débarquement allié en Normandie puisque le tournage de Mademoiselle X… de Pierre Billon y débute encore en mai 1944.
- 24 « 220 films français de long métrage ont été entrepris depuis l’Armistice », le Film, n° 92, 1er ju (...)
- 25 Le Film, n° 8, 1er février 1941, p. 10.
- 26 Ibid.
21Rendant compte un mois plus tard du bilan des productions entreprises en France depuis l’armistice, le Film, principale revue professionnelle de l’industrie cinématographique durant les années d’Occupation, donne à constater l’activité exceptionnelle d’une firme indépendante telle que Discina en la plaçant au quatrième rang avec huit films produits, derrière Continental Film (trente films), Pathé-Cinéma (quatorze films) et Gaumont (dix films), à égalité avec Regina et Sirius dont les films sont beaucoup moins ambitieux24. Durant cette période, Paulvé aura vu son statut se transformer pour devenir celui d’une sorte d’autorité intellectuelle et morale du cinéma français qui plaide, un an avant les Enfants du Paradis, pour que soit davantage utilisée « une remarquable source de documentation pour la production cinématographique : le cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale »25, préconise « l’obligation du dépôt par tous ceux qui éditent des documents photographiques relatifs au cinéma »26, et présente fièrement aux autorités religieuses, civiles et militaires un documentaire « de qualité » sur Notre-Dame de Paris produit par Discina. Nul autre producteur n’est aussi souvent cité nommément dans le Film, nul autre n’y voit paraître aussi souvent sa photographie, prise sur des tournages ou lors des soirées de présentation des films.
Retour en arrière 3 : Scalera Film
- 27 Voir, entre autres, les témoignages d’Alfredo Guarini et d’Eitel Monaco dans Jean A. Gili, le Ciném (...)
- 28 Rappelons qu’ils ont ainsi produit Angelica, le Père Lebonnard et Dernière Jeunesse.
22Dès la création de Discina, la société italienne Scalera Film a été son partenaire international le plus habituel. Il s’agit d’une firme relativement récente, fondée à Rome en 1938 pour répondre à la demande faite par le pouvoir italien aux industriels d’investir lourdement dans l’industrie cinématographique. Les deux frères Michele et Salvatore Scalera, dépourvus d’expérience du cinéma, sont des entrepreneurs de travaux publics dont la fortune, constituée grâce aux chantiers routiers en Libye et en Albanie, dépend étroitement de la bienveillance du pouvoir27. La structure qu’ils ont mise en place en Italie est calquée sur le modèle vertical hollywoodien fondé sur la concentration, dans la même compagnie, des activités de mise en œuvre technique des films (dans leurs studios de la Circonvallazione Appia à Rome), de production et de distribution. Comme les Allemands, ils renforcent leur positionnement international en accueillant dans leurs studios des films tournés en français par des réalisateurs français et avec des acteurs français28. Dès 1941, on l’a vu, ils ont également ouvert à Paris une filiale de distribution de leurs propres films et de production de films français. C’est aussi pour la Scalera Film italienne que sera tourné à Rome, en 1942, Carmen de Christian-Jaque, avec des comédiens et une équipe technique très majoritairement français. Les premières collaborations de Scalera avec Discina se font pour la Comédie du bonheur, production Scalera rachetée par Discina pour sa distribution en France, et pour la Dame de l’Ouest, longtemps annoncé par Discina comme la prochaine réalisation de L’Herbier avant d’être filmé en Italie par Koch pour Scalera.
- 29 Dont la Chartreuse de Parme de Christian-Jaque et les deux épisodes de Rocambole de Baroncelli.
23Parallèlement, la filiale française de Scalera se lance dans la production en finançant, dans les studios de la Cimex, la Vie de bohème de L’Herbier, filmé à partir de décembre 1942, puis, en 1943, les Enfants du Paradis et la Boîte aux rêves d’Yves Allégret. La Vie de bohème et la Boîte aux rêves ne seront distribués qu’après la Libération, non par Scalera, mais par Discina qui s’associe alors avec la firme italienne pour produire plusieurs films à Rome29.
24C’est en Italie, cependant, que l’activité de Scalera Film est la plus remarquable. De 1939 à 1943, la firme s’y impose comme une des sociétés de production les plus actives, responsable de nombreux films historiques, et surtout de plusieurs films semi-documentaires de Francesco de Robertis, de La nave bianca (le Navire blanc, 1942) de Roberto Rossellini et des œuvres majeures de Goffredo Alessandrini.
25En juillet 1943, la production par Scalera de La carica degli eroi d’Oreste Biancoli et Anton Giulio Magano est interrompue à Rome par la chute de Mussolini. Les frères Scalera transportent alors leurs opérations cinématographiques à Venise où ils reprennent tant bien que mal une production sans éclat dans des studios improvisés dans les hangars de la Biennale puis, plus durablement, dans les studios du Cinevillagio à la Giudecca.
Les Enfants du Paradis, production de Scalera Film
- 30 Une copie du contrat original est annexée à la lettre par laquelle Prévert autorise la rétrocession (...)
- 31 À lire l’annonce parue dans Comœdia, Autant-Lara a eu le sentiment que Prévert voulait réutiliser d (...)
- 32 Lettre de Léon Barsacq à son frère André écrite à Nice le 22 mai 1943, citée dans Bernard Chardère, (...)
26Lorsque le projet des Enfants du Paradis est d’abord mentionné dans la presse sous le titre provisoire Funambule, au printemps 1943, il semble qu’il ne soit fait état nulle part de la société qui le produira. Ainsi, le long écho publié dans Comœdia le 24 avril 1943 est suffisamment riche de détails pour donner les noms de Carné et Prévert, ceux des six principaux comédiens et de leurs personnages, et même ceux de Léon Barsacq et Raymond Gabutti qui construiront à La Victorine les importants décors. Mais on n’y trouve pas celui d’un producteur, autrement dit de celui qui serait le mieux placé pour laisser filtrer « officieusement » ces informations. En fait, c’est bien avec Paulvé, agissant pour Discina, que Prévert a signé, le 17 février 1943, un contrat prévoyant la remise du scénario au plus tard le 15 mai30. C’est Paulvé qui, lorsque Claude Autant-Lara lui écrit en date du 27 avril pour s’inquiéter d’un éventuel plagiat, met en garde Prévert31. Barsacq confirme ce rôle de producteur de Paulvé quand il indique un mois plus tard que « le film de Carné, qui subit beaucoup de tribulations, devait se faire ici, mais il y a une semaine Paulvé a décidé de le tourner à Paris (pour économiser des défraiements sans doute) »32.
- 33 Le Film, n° 69, 24 juillet 1943, p. 11.
- 34 Le Film, n° 70, 7 août 1943, p. 6.
- 35 Le Film, n° 71, 21 août 1943, p. 6.
27Pourtant, quand le projet est annoncé pour la première fois dans le Film, c’est comme une production Scalera qui n’a pas encore été officiellement autorisée mais devrait voir son tournage débuter à Nice le 2 août 33. Quinze jours plus tard34, la production n’est toujours pas autorisée, mais le producteur est devenu Discina et les prises de vues sont repoussées au 9 août. Deux semaines encore et Scalera est à nouveau annoncé comme producteur d’un film toujours non autorisé dont le début de tournage est maintenant prévu le 17 août35. Le numéro suivant du Film confirme que le tournage a commencé, le 17 août, pour la société Scalera dont la maîtrise du projet ne sera plus contestée jusqu’à la reprise de celui-ci par Pathé.
- 36 Le Film, n° 40, 9 mai 1942, p. 1.
- 37 « La pellicule est rare. Nous exigeons des producteurs et des réalisateurs qu’elle soit utilisée à (...)
- 38 « Liste des entreprises ayant reçu du ministère de l’Information et des autorités occupantes l’auto (...)
- 39 « Liste des groupes français autorisés à produire pendant la campagne 1943-1944 » (le Film, n° 62, (...)
28Paulvé, Scalera, Discina, Scalera de nouveau, comment expliquer cette valse-hésitation initiale des producteurs, et surtout l’unanimité avec laquelle les participants font de Paulvé le premier responsable du projet alors qu’il n’en est pas le producteur officiel ? La réponse est à chercher dans les relations privilégiées que Paulvé et Discina ont nouées avec les productions Scalera et dans les avantages que chacun peut y trouver. Après une période difficile de redémarrage de l’industrie cinématographique, un premier contingentement de la production pour la période allant du 1er mai 1942 au 30 avril 1943 prévoyait d’autoriser 72 longs métrages mis en chantier par 43 sociétés, à l’exclusion de Continental-Films qui bénéficiait d’un contingentement spécial36. La réalité économique a imposé des révisions à la baisse, justifiées par la pénurie des matières premières et tout particulièrement de la pellicule37, et ce sont finalement 26 sociétés seulement qui ont été autorisées à produire à la fin de 194238. La situation n’a fait qu’empirer ensuite et le contingentement 1943-1944 ne prévoit plus que 30 productions, réparties entre une douzaine de groupements de producteurs et de distributeurs organisés autour d’autant de « firmes-pivots »39. Pathé s’y taille la part du lion avec cinq autorisations, suivie de la Société nouvelle des Établissements Gaumont qui en obtient trois, mais Discina disparaît de cette liste, qui ne prend pas en compte la production à venir de Continental-Films ni celle de « deux consortiums d’intérêts italiens ». Sauf à imaginer une interdiction soudaine de la production de Paulvé et Discina (mais comment la concilier avec le fait qu’ils sont, au même moment, en train de réaliser à Nice l’Éternel Retour et les Mystères de Paris sur le contingent 1942-1943 ?), on peine à s’expliquer l’élimination du producteur des Visiteurs du soir, la plus prestigieuse réalisation française de l’après-Armistice. À moins que ce ne soit Paulvé lui-même qui ait préféré se retirer de la compétition ouverte entre les producteurs français en alliant son sort à celui de l’Italien Scalera, son partenaire de longue date. C’est ce qui est proposé dans une note verbale du 18 mars 1943 remise à Sampieri à propos du programme de production française pour 1943-1944 :
- 40 Archives nationales, F 42 / 120.
Les firmes pivot comprises dans le contingent normal devraient travailler au moyen de capitaux exclusivement français ; cette règle conduit à ne pas faire rentrer dans le contingentement normal la firme Discina, en raison des intérêts qui la lient à la maison italienne Scalera. Afin de permettre à Discina de bénéficier néanmoins des licences de production – ce que ses réalisations récentes justifient hautement – il a été envisagé qu’au point de vue de la répartition 43-44, Discina serait classé dans le contingent spécial italien, qui serait pour cette raison augmenté d’une unité.40
- 41 Ibid.
- 42 La précision est donnée dès la première annonce officielle du projet dans le Film, n° 69, 24 juille (...)
- 43 « Le contingentement de 72 productions était, avant tout, fonction de la pellicule disponible. C’es (...)
- 44 Les contrats évoqués ont été consultés dans les archives de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
29L’arrangement est confirmé dans une lettre de Sampieri à Galey, en date du 27 avril 1943, décrivant les « décisions que la direction générale de la Cinématographie italienne a prises d’accords avec les firmes intéressées » et prévoyant d’autoriser deux groupes : l’un rassemblant les activités de Cimep, Francinex, Zenith et Ufpc, l’autre associant les sociétés Scalera et Discina « dont la fusion est en cours »41. Il permet à Paulvé de produire de fait les Enfants du Paradis, grâce à l’apport de capitaux italiens et en échappant au contingentement de la production comme aux restrictions des matières premières. Ce dernier point est particulièrement important puisqu’il est entendu dès l’origine que les Enfants du Paradis sera montré en deux époques42, alors que le manque de pellicule oblige à limiter la durée des films à 90 minutes43. Par sa position aux commandes de la Cimex, Paulvé est le mieux placé pour superviser la fabrication d’un film tourné à Nice, et il permet du même coup aux Italiens qui le financent de s’introduire plus ambitieusement dans la production cinématographique française. Ce n’est que le 1er septembre 1943, une semaine seulement avant l’interruption du tournage, que Discina cède à Scalera ses droits sur le scénario de Prévert, tout en se réservant celui de distribuer le film en France. Mais les Italiens sont officiellement impliqués depuis plus d’un mois dans la production du film et c’est eux qui ont signé, le 30 juillet, un contrat de location à Pathé des deux plateaux de la rue Francœur, disponibles pour la construction des décors à partir du 18 octobre, avec un tournage prévu du 11 novembre au 9 décembre44.
- 45 Lettres de Discina et Scalera à Galey, les 15 et 16 octobre 1943 (Archives nationales, F 42 / 120).
- 46 Cette version, que Pagnol devait coréaliser, ne se fera pas non plus et c’est finalement vers Paulv (...)
30On devine alors la catastrophe qu’a représentée pour le film l’armistice signé par les Italiens. Ce qui faisait la force du projet devient son talon d’Achille et le film, à peine commencé, doit être interrompu, non pas en raison de la défaveur où serait tombé Paulvé, mais parce qu’une production italienne n’est plus la bienvenue dans la France des derniers mois de l’occupation allemande. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter que Scalera interrompt à cet instant toutes ses activités en France. De son côté, loin de se trouver interdit de produire, Paulvé met alors en chantier Mademoiselle X… de Pierre Billon, il fait reprendre par Discina la production de la Boîte aux rêves, dont les droits ont été rachetés à Scalera45, et il prépare pendant les premiers mois de 1944 la Belle et la Bête de Cocteau (avant que ce projet soit repris par Gaumont et Pagnol46), puis la Princesse de Clèves avec Delannoy et Cocteau.
31On ne peut exclure, cependant, l’hypothèse que l’Armistice italien n’ait été que le déclencheur d’une crise déjà rendue inévitable par la situation financière de la Cimex. C’est en tout cas ce qu’expliquent Marc Dubu, délégué adjoint, et Lucien Barret, chargé de mission, de la direction générale du Cinéma à Nice, dans un courrier adressé le 11 septembre 1943 à Galey :
- 47 Il en est plus vraisemblablement le simple « représentant » en France, ainsi qu’indiqué dans plusie (...)
- 48 Archives nationales, F 42 / 120.
Il faut bien dire que si, pour une part, la capitulation de l’Italie a suggéré, tant à monsieur Dandi, directeur général de la Cimex et de la Cimep, qu’à monsieur Baratollo, président de la société Scalera47, et à monsieur Ambrosio, son homme de confiance, un départ un peu précipité, il n’en est pas moins vrai que la raison essentielle qui a motivé le renvoi du personnel de La Victorine et de la Nicaea est uniquement le manque de trésorerie de la Cimex, provenant surtout du découvert abusif de plus de 5 millions qui a été consenti à Scalera et, d’autre part, du léger découvert de 900 000 francs à 1 million dû par la Cimep.48
- 49 Cette provision et d’autres facteurs défavorables de moindre importance n’empêchent pas que le résu (...)
- 50 Cette lettre, conservée dans les archives de la Cimex aux Archives françaises du film, peut être da (...)
32S’il fallait une preuve supplémentaire que c’est bien à Scalera qu’incombe la charge de la dette initiale des Enfants du Paradis, on la trouverait dans les comptes rendus des conseils d’administration de la Cimex. L’interruption forcée de la production en septembre pèse lourd sur les résultats de l’exercice 1943 puisque le manque à gagner des plateaux désertés se double des frais engagés pour la construction des décors, habituellement pris en charge par les studios qui les refacturent ensuite aux producteurs. Le bilan de l’année 1943, communiqué aux commissaires aux comptes de la Cimex le 4 mai 1945 et présenté au conseil d’administration le 15 mai, fait apparaître « une provision de 1 900 000 francs pour une créance Scalera probablement irrécouvrable »49. Cette créance représente donc à elle seule près de 40 % du capital de la Cimex et on ne peut la rattacher qu’à trois films : la Vie de bohème, la Boîte aux rêves et les Enfants du Paradis. La réalité de la dette est probablement plus importante, trop peut-être pour pouvoir être avouée, puisque Paulvé évoque, lui aussi, un montant de 5 millions de francs dans une lettre adressée à Foffano le 3 janvier 1944. Quelques mois plus tard, un nouvel administrateur italien représentant Cinecittà, M. Piergili, mentionne dans un courrier à Paulvé une créance de 4 millions de francs et vieille de huit mois de Scalera, toujours impayée au 24 avril 1944, et il suggère que Cimex passe par Cinecittà et les pouvoirs publics italiens pour en obtenir le règlement50. On ne peut douter, donc, que ce sont bien les capitaux italiens de Scalera qui ont financé, avec l’appui de Cinecittà, la première partie de la réalisation des Enfants du Paradis et que personne, alors, ne songe à rendre Paulvé, toujours à la tête de la Cimex, responsable de l’ardoise laissée par la production, même s’il a choisi d’y jouer le rôle d’éminence grise en charge de toutes les décisions. Paulvé, dix ans plus tard, se retournera vers Pathé afin de demander une compensation financière pour sa participation à la production d’un film devenu triomphe international :
- 51 « Note de monsieur André Paulvé au sujet de la production du film les Enfants du Paradis », 5 décem (...)
C’est moi personnellement qui avais pris la décision de réaliser le film en question après de nombreux et longs échanges de vues avec Marcel Carné. […] C’est moi qui ai négocié et arrêté les conditions d’engagement de Marcel Carné, de Jacques Prévert, de Jean-Louis Barrault, d’Arletty et des principaux techniciens. J’ai contrôlé l’établissement du devis et du plan de travail. En un mot, c’est sous ma direction que s’est faite toute la préparation du film.51
Reprise par Pathé-Cinéma
- 52 Nous regroupons sous cette appellation générique des actes successivement attribués, dans les compt (...)
- 53 C’est la date indiquée dans le Film, n° 72, 4 septembre 1943, p. 3, qui fait état d’un jugement du (...)
- 54 Seul ou en coproduction Pathé met en chantier dix-sept films de 1940 à 1943, parmi lesquels Romance (...)
- 55 Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé (...)
- 56 Ibid.
33La reprise des Enfants du Paradis par Pathé-Cinéma52 ne se fait pas sans mal. La firme n’est officiellement sortie de sa situation de faillite que le 3 août 194353, et son activité de production, dirigée par Raymond Borderie, a adopté la voie de la prudence. Elle n’a recommencé à produire que depuis l’Armistice, à raison d’une petite demi-douzaine de films par an, qu’on peut qualifier de productions de moyenne ambition54. Le 6 mai 1943, le conseil d’administration prend acte des difficultés nouvelles engendrées par la diminution du nombre de séances et les restrictions sévères de pellicule et d’électricité, et il décide d’adopter une politique de précaution « comportant le choix de sujets à devis modérés », sans rejeter « la participation de producteurs extérieurs dans les films »55. Le 11 juin, le conseil confirme sa stratégie « excluant l’entreprise dans les circonstances actuelles de toute production d’une ampleur exceptionnelle »56. Le 5 août, il tire les conséquences des restrictions apportées au contingentement pour constater que le groupe 1 (Borderie) constitué autour de Pathé ne dispose que de cinq licences dont trois doivent être réservées à des coproductions. Celles-ci étant déjà engagées, Pathé peut encore mettre en chantier deux films en production propre, et envisage un film de Jacques Becker à déterminer et Sylvie et le fantôme, un projet d’Autant-Lara qui sera finalement produit deux ans plus tard par Discina. Pour Pathé, reprendre les Enfants du Paradis met donc en cause de deux façons ses stratégies : d’abord en engageant la société dans une aventure risquée et coûteuse, ensuite en interdisant toute autre production avant le printemps 1944 puisque le projet de Carné représente à lui seul les deux longs métrages encore susceptibles d’être mis en chantier sur son contingent. La décision finale sera prise au terme de négociations complexes qui impliquent non seulement Pathé et Scalera, mais aussi la direction générale du Cinéma qui a immédiatement jeté son poids dans l’affaire.
- 57 Procès-verbal de la réunion des producteurs du Coic du 5 juillet 1944, Cinémathèque française (BiFi (...)
34Paulvé, à l’en croire, s’est porté candidat sur-le-champ pour reprendre le film après son interruption, comme il l’avait fait aussi pour la Boîte aux rêves. C’est du moins ce qui ressort d’un vif échange entre Borderie et lui lors d’une réunion des producteurs du Coic le 5 juillet 1944 où, à Borderie affirmant que le directeur général Galey a « insisté » pour que Pathé reprenne le film de Carné, Paulvé rétorque : « Il ne vous y a pas obligé. Si vous ne l’aviez pas voulu, vous ne l’auriez pas fait. Je vous montrerai la copie d’une lettre dans laquelle je disais à M. Galey que je voulais terminer les Enfants du Paradis »57.
- 58 « Pathé-Consortium vient de réunir ses directeurs d’agences et représentants », le Film, n° 76, 6 n (...)
- 59 Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé- (...)
- 60 « Conseil d’administration du 4 novembre 1943 », Procès-verbaux des conseils d’administration de la (...)
- 61 Ibid.
- 62 Ces clauses, qui feront ensuite l’objet de plusieurs litiges, occasionnés en particulier par l’abse (...)
35Les Enfants du Paradis n’est pas évoqué parmi les « principales productions à venir » à la convention Pathé-Consortium-Cinéma réunie rue Francœur dans la semaine du 28 septembre58, mais, les 29 septembre et 7 octobre 1943, les procès-verbaux du conseil d’administration de Pathé retracent l’évolution des pourparlers entamés avec les mandataires de Scalera Film pour « la reprise de deux films (un même sujet, deux époques) : les Enfants du Paradis »59, dont les scènes déjà tournées ont été présentées entre les deux réunions au conseil. Un accord de principe est donné, mais il demeurera subordonné, un mois encore, à l’aboutissement des pourparlers engagés « tant avec le Directeur de la Cinématographie nationale qu’avec le ministère des Finances, en ce qui concerne l’assurance pour risques politiques et risques de guerre des décors édifiés à Nice »60. Au cas où cette assurance lui serait refusée, Pathé s’affirme prêt à renoncer à l’opération et le procès-verbal fait état d’une discussion en cours entre la direction générale du Cinéma et Scalera Film pour « faire admettre par cette dernière société que les indemnités éventuelles pour sinistre soient retenues sur les sommes devant lui revenir sur la part des ventes à l’étranger »61. Il ressort en effet du même procès-verbal que Scalera ne disparaît pas aussi totalement de la production du film que ce que laissent supposer le générique et la publicité, puisque la société n’a cédé, le 14 octobre, ses droits sur le film à Pathé que pour une durée de dix ans et en se réservant une part sur son exploitation à l’étranger62.
36Pourquoi la direction générale du Cinéma insiste-t-elle aussi fermement pour que ce soit Pathé qui reprenne les Enfants du Paradis, à son corps défendant, plutôt que Paulvé qui en manifeste, lui, le désir ? On peut imaginer ici trois hypothèses. La première est que, même si elle n’est pas rétablie depuis bien longtemps, la santé financière de Pathé, appuyée sur un important réseau de salles, est beaucoup plus capable que celle de Discina de supporter les risques d’une opération aussi ambitieuse. La deuxième est que Paulvé et Discina se sont exclus d’eux-mêmes du jeu des contingentements et que leur attribuer deux productions non programmées mettrait en cause des équilibres entre producteurs difficilement négociés. C’est oublier qu’en pratique Paulvé et Discina n’ont pas de vraie difficulté à reprendre au même moment leur production. La troisième est que la société Pathé se trouve déjà impliquée, de fait, dans la production des Enfants du Paradis, par l’immobilisation pour le film de ses plateaux de Francœur et de Joinville. Mais la production des Enfants du Paradis a été interrompue avant la date prévue pour l’entrée des équipes de construction sur les plateaux de la rue Francœur, seuls retenus alors par Scalera, et on ne peut imaginer que ce manque à gagner compromette gravement les comptes d’une société si importante. Reste alors à imaginer une autre hypothèse : celle de la nécessité politique d’exclure Paulvé du jeu pour la raison qu’il est trop associé aux intérêts italiens pour être encore acceptable – sur ce projet précis dont tout le monde mesure l’importance exceptionnelle – par les autorités d’Occupation.
- 63 Carné est démenti par Pierre Rocher, « Marcel Carné fait revivre à Nice le “Boulevard du Crime” pou (...)
37Dorénavant assurée par Pathé qui a signé de nouveaux contrats à tous les artistes et techniciens concernés, et les a dédommagés pour leurs deux mois d’inactivité forcée, la production des Enfants du Paradis reprend donc le 9 novembre 1943 au studio de la rue Francœur, où est édifié l’immense décor du théâtre des Funambules. Vers le 10 février, la troupe se transporte à Nice, où les attend un décor épargné par les intempéries, en dépit de ce qu’affirmera ensuite Carné63. Entre-temps, Robert Le Vigan, qui interprétait le personnage de Jéricho, a choisi la fuite en Allemagne après quelques jours seulement de tournage, et Pierre Renoir l’a remplacé, non sans que Pathé, soucieux de mobiliser les exploitants, ait le temps d’éditer une étonnante brochure de douze pages essentiellement consacrée à la reconstitution par Barsacq et Gabutti du boulevard du Crime et où Le Vigan figure en bonne place.
- 64 Marcel Carné, op. cit., p. 234.
- 65 « Le cinéma français fait tous ses efforts pour maintenir une activité », le Film, n° 91, 17 juin 1 (...)
- 66 La pénurie de nouveaux films est telle que les Petites du quai aux Fleurs de Marc Allégret sort en (...)
38Carné, dans ses Mémoires, explique encore comment, quelques jours avant le débarquement allié en Normandie, il a enfin regagné Paris pour y filmer deux raccords du boulevard du Crime dans des décors dont la construction n’était pas encore achevée et qui demanderaient deux semaines supplémentaires. Belle occasion pour lui, dit-il, de retarder autant que possible les finitions pour que son film soit « présenté comme le premier de la paix enfin retrouvée »64. L’idée est belle, mais elle ne résiste guère à l’examen des faits. Les prises de vues principales des Enfants du Paradis ont été terminées à Nice le 15 mars, date officielle de la fin du tournage. Comme toujours en pareil cas, il y aura des raccords à filmer, mais la pratique n’a rien d’inhabituel, spécialement pour un film aussi long et complexe. Ce qu’il faut garder en mémoire, surtout, pour comprendre le délai de près de dix mois entre la fin du tournage et la sortie publique du film, c’est le contexte du moment. À partir du printemps 1944, plus aucun film important ne sort en France, faute de pellicule pour tirer des copies, faute de trains pour les faire circuler, faute surtout d’écrans pour les montrer puisque « 500 salles, soit 12 % du parc, sont fermées faute de courant électrique ou suite aux bombardements et que les autres fonctionnent de façon réduite, de 22 h à 23 h 45 seulement sur semaine »65. Comment imaginer dans ce cadre l’exploitation d’un double film de plus de trois heures alors que dix-sept films français sont terminés ou en cours de montage et que d’importantes productions déjà prêtes telles que la Vie de bohème, Carmen, la Fiancée des ténèbres ou le Bossu attendent une sortie qui n’interviendra, dans le meilleur des cas, qu’en décembre 194466 ? Le sort des Enfants du Paradis est celui de toutes les autres productions françaises d’alors suffisamment importantes pour que leurs producteurs préfèrent attendre des temps meilleurs pour les montrer, plutôt que de les dévaluer en les jetant sur un marché qui n’existe provisoirement plus.
- 67 Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé- (...)
39Lors du conseil d’administration de Pathé du 12 juillet 194467, un exposé est fait sur la situation des Enfants du Paradis qui ne réclament plus que quelques travaux de finition. Le coût total des deux films est maintenant estimé à la somme énorme de 57, 584 millions de francs, dont 42, 561 sont supportés par Pathé, les 15, 023 restants revenant à Scalera Film. Ces chiffres font apparaître par rapport au devis initial un dépassement de budget considérable que le directeur général Adrien Rémaugé et Raymond Borderie expliquent par « une erreur d’estimation, les sommes dépensées étant bien “sur l’écran” ». Le conseil « souligne, en conclusion, la nécessité impérieuse d’éviter le retour de semblables accidents, qui viennent fausser toutes les provisions et peuvent mettre en péril la trésorerie de la société ».
Réécrire l’histoire, construire la légende
40À bien y réfléchir, on peut s’étonner que la réalisation des Enfants du Paradis, à peine engagée au moment de son interruption, n’ait pas été purement et simplement abandonnée, quitte à présenter l’ardoise des impayés aux Italiens de Scalera et de Cimex. L’explication n’en peut tenir que dans la volonté politique des instances nationales du cinéma, déterminées à faire reprendre par Pathé, une des deux firmes françaises les plus enracinées dans l’Histoire, un projet qui témoignait à la fois de la grandeur du cinéma national et de la capacité de la France à résister – dans tous les sens du terme – à l’adversité.
41Roger Régent, plaidant, dans les Nouveaux Temps, pour le soutien par l’État de la reprise du film, fait remarquer que :
- 68 Roger Régent, « Il faut terminer le film les Enfants du Paradis », les Nouveaux Temps, 5 octobre 19 (...)
Prévert, Carné, Brasseur, Arletty ou Barrault ont été parmi ceux qui ont le plus contribué au rayonnement artistique français. Aux heures sombres ils sont demeurés sur le sol de leur pays alors que les propositions étrangères les plus avantageuses, nous le savons, ne leur ont pas manqué : ce serait une curieuse façon d’encourager les Français les plus dignes de travailler que de les contraindre au silence.68
42Quand il souligne le courage de ceux qui « sont demeurés sur le sol de leur pays », Régent vise aussi, indirectement, ceux qui ont préféré l’exil. Il annonce ainsi déjà l’identification qui sera bientôt faite des Enfants du Paradis au triomphe d’une résistance intérieure face aux diktats de l’occupant. Mais cette identification ne peut être réalisée qu’au prix d’une série de réécritures de la vérité historique qui supposent la complicité au moins passive de tous ceux qui ont été impliqués dans la première phase de la production du film.
43La première réécriture passe par l’élimination pure et simple de toute mention du rôle joué dans la production par Scalera, et donc de ce qui ferait des Enfants du Paradis l’équivalent exact des productions financées au même moment par les capitaux allemands de Continental. Scalera, on l’a dit, y consent dans son contrat de cession des droits à Pathé, tout en se réservant le droit de voir mentionner son rôle pour l’exploitation du film hors de la France et de ses territoires associés. Dans la cinquantaine d’articles consultés accompagnant la sortie du film de décembre 1944 à mars 1945, il ne sera pas fait mention une seule fois de Scalera, ni même des « Italiens » qui seront assez vaguement évoqués plus tard.
- 69 Paulvé n’en sortira blanchi qu’en 1949.
44La deuxième réécriture est l’effacement du rôle véritable joué par Paulvé. La partie est à la fois plus facile et plus délicate. Plus facile parce que Paulvé n’apparaît plus nulle part dans les contrats d’un film dont il a cédé les droits à Scalera avant même le début de sa réalisation, plus délicate parce que c’est bien pour le compte de Paulvé que Carné, Prévert et d’autres se souviendront ensuite d’avoir préparé le film. Dans la cinquantaine d’articles évoquée à l’instant, Paulvé n’est cité que deux fois, sans autre précision, comme le producteur auquel Pathé a racheté les droits des Enfants du Paradis. La discrétion de Paulvé sur le sujet ne peut être dissociée de ses démêlés durant plusieurs années avec les commissions d’épuration successives69, qui l’empêcheront longtemps d’évoquer ses liens privilégiés avec les occupants italiens. Paulvé, on l’a dit, reviendra bien plus tard vers Pathé afin de réclamer ce qu’il estime lui revenir, mais ce sera discrètement, après dix ans de silence, à l’occasion d’une négociation de producteurs qui échappe à toute publicité.
- 70 Rivesalt, « Marcel Carné nous dit : comment du Boulevard du Crime sont nés les Enfants du Paradis » (...)
- 71 Dont le patronyme est ici écrit « Kosmath », comme il le sera dans d’autres articles à la sortie du (...)
45La troisième réécriture est la mise en relief dans beaucoup d’articles de l’acte de résistance que représente le film et tout particulièrement des deux « collaborateurs dans la clandestinité » mentionnés à son générique lors de sa sortie. Que Trauner et Kosma aient contribué de façon décisive à la conception des décors et de la musique des Enfants du Paradis ne fait aujourd’hui aucun doute. Mais il est non moins certain que l’essentiel de la création concernée a été réalisé par Barsacq et Gabutti d’une part, par Maurice Thiriet et Georges Mouqué de l’autre, sans que ni Trauner ni Kosma se trouvent en position d’intervenir autrement que comme conseils à distance. Mais ils participent tous deux à la construction d’une légende héroïque dont tous les éléments sont déjà rassemblés dans un entretien avec Carné antérieur à la sortie publique du film70. Carné y évoque les rencontres de travail, au prieuré de Valette, avec Prévert, Trauner et Kosma71 ; il oublie les contrats signés par Scalera, évoque un premier tournage à Nice de six semaines, mentionne le rachat du film à Paulvé par Pathé et insiste sur les retards volontaires qui lui ont permis de ne laisser sortir le film qu’après la libération complète de la France. Tout est déjà là de la légende en train de se construire. Tout sauf l’évocation de la tempête qui aurait ravagé le décor pendant l’interruption, épisode dramatique provisoirement remplacé par une explication plus prosaïque, mais hautement improbable :
- 72 Rivesalt, op. cit.
M. Carné, J. Prévert et leur équipe revinrent à Nice en février 1944. Là aussi des difficultés les attendaient : le grand décor principal du Boulevard du Crime avait été conçu et orienté pour tourner normalement dans la journée suivant le soleil de Nice de septembre. Il fallut tout modifier puisque la troupe ne se retrouva à Nice qu’en février où la lumière est très différente.72
46Avec ce discours rempli de distorsions et de manques se trouve établie la doxa sur laquelle se développera, reprise par d’innombrables relais, la légende d’une production des Enfants du Paradis continuellement contrariée quand, au contraire, toutes les forces se sont mobilisées à chaque instant pour favoriser son achèvement. La plus impressionnante entreprise, certes, de toute la période de l’Occupation en France, mais pas, sans doute, l’entreprise, absolument résistante et absolument française, qu’on a voulu nous donner à rêver.
Notes
1 Marcel Carné, la Vie à belles dents, Paris, Ollivier, 1975, pp. 217-239. Édition définitive : Ma vie à belles dents, Paris, Archipel, 1996.
2 Entretien avec Eitel Monaco dans Jean A. Gili, le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux (1922 – 1945), Perpignan, Institut Jean-Vigo, 1990, p. 167. Sur cette question, voir aussi Jean A. Gili, l’Italie de Mussolini et son cinéma, Paris, Veyrier, 1985, pp. 47-68.
3 Luigi Freddi, Il cinema, Rome, L’Arnia, 1949, p. 315 (rééd. : Il cinema. Il governo dell’immagine, Rome, Centro sperimentale di Roma, Gremese, 1994).
4 « Répertoire alphabétique des nouveaux films de long métrage projetés à Paris du 1er janvier 1942 au 30 juin 1943 », le Film, n° 73, 25 septembre 1943, p. 8.
5 Sur cette question et la suite, voir René Prédal, 80 Ans de cinéma : Nice et le 7e art, Nice, Serre, 1979, et Bertrand Nicolas et Pierre-Jean Benghozi, « Stratégies individuelles ou mimétisme : l’organisation des studios de cinéma », Vingtième Siècle, vol. 6, 1995, pp. 84-97, ainsi que l’importante documentation conservée aux Archives nationales, F 42 / 120.
6 Parmi lesquels Untel, père et fils de Julien Duvivier, Vénus aveugle d’Abel Gance, Après l’orage de Pierre-Jean Ducis, Une femme dans la nuit d’Edmond T. Gréville, le Soleil a toujours raison de Pierre Billon, l’Arlésienne et Félicie Nanteuil de Marc Allégret et les Deux Timides d’Yves Allégret.
7 On consultera les statuts de ces trois sociétés aux Archives nationales, F 42 / 120.
8 Un autre projet, l’Inconnue d’Arras de Marc Allégret, autorisé au début de 1943, ne sera jamais réalisé. Voir le Film, n° 62, 3 avril 1943, p. 14.
9 Freddi précise encore que l’Italie possède 60 % des actions de la Sesca (société à responsabilité limitée au capital de 8,3 millions de francs) et que la Cimep, qu’il confond avec la Cimedis, est établie avec un capital de 8 millions de francs, souscrit à égalité par les partenaires français et italien, « dont sept sont consacrés à secourir l’Union française de production cinématographique » (L. Freddi, op. cit., pp. 315-316)
10 Les archives de la Cimex, que nous avons pu consulter aux Archives françaises du film du CNC, contiennent de précieuses informations sur le fonctionnement de cette société et ses relations avec la Sesca qui la précédait.
11 Cette précision est donnée dans le dossier concernant Paulvé de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration du 24 janvier 1949 (Archives Nationales, F 12 / 9638).
12 Nous tirons ces informations des procès-verbaux des conseils d’administration conservés aux Archives françaises du film du CNC, fonds Cimex, boîte 1.
13 Jean Fauvez, « M. Galey à Nice », le Film, n° 58, 6 février 1943, p. 9.
14 L. Freddi, op. cit. pp. 315-316.
15 Procès-verbal du conseil d’administration du 17 janvier 1943, Archives françaises du film du CNC, fonds Cimex, boîte 1.
16 Coquille pour Spéva-Films.
17 Cinémathèque française (BiFi), fonds Crédit national, boîte 1, dossier de Premier Bal (Christian-Jaque / Paulvé – Discina)
18 Dont la Bête humaine de Renoir, Lumières de Paris de Pottier, Naples au baiser de feu de Genina, Samson de Tourneur et Battement de cœur de Decoin.
19 Le film avait été produit par Safra pour Spéva-Film mais un article à l’initiative de Discina paru dans le Film, n° 24, 27 septembre 1941, p. 28, le présente comme « tourné pour Discina ».
20 L’Enfer des anges de Christian-Jaque, Nuit de décembre de Kurt Bernhardt, la Piste du Nord de Jacques Feyder.
21 C’est le cas de la Comédie du bonheur, devenu production Discina lorsque les raccords nécessaires sont filmés à Saint-Maurice en février 1942, et de l’Enfer du jeu de Delannoy, distribué par Discina en décembre 1942 après que les nouvelles scènes remplaçant Erich von Stroheim par Pierre Renoir ont été filmées en octobre à La Victorine. Discina annonce en revanche en octobre 1940 la sortie d’un autre inédit, Remorques de Grémillon, qui sera en définitive terminé et distribué par l’Alliance cinématographique européenne.
22 Aux studios de Saint-Maurice pour Premier Bal de Christian-Jaque, à ceux de la rue Francœur pour Histoire de rire de L’Herbier.
23 Le Film, n° 38, 11 avril 1942, p. 5.
24 « 220 films français de long métrage ont été entrepris depuis l’Armistice », le Film, n° 92, 1er juin 1944, p. 3.
25 Le Film, n° 8, 1er février 1941, p. 10.
26 Ibid.
27 Voir, entre autres, les témoignages d’Alfredo Guarini et d’Eitel Monaco dans Jean A. Gili, le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux (1922-1945), op. cit.
28 Rappelons qu’ils ont ainsi produit Angelica, le Père Lebonnard et Dernière Jeunesse.
29 Dont la Chartreuse de Parme de Christian-Jaque et les deux épisodes de Rocambole de Baroncelli.
30 Une copie du contrat original est annexée à la lettre par laquelle Prévert autorise la rétrocession de son contrat à Pathé (Lettre de Prévert à Pathé, 18 octobre 1943, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé).
31 À lire l’annonce parue dans Comœdia, Autant-Lara a eu le sentiment que Prévert voulait réutiliser dans Funambule l’idée de finir le film au milieu d’un cortège de carnaval, une idée que le scénariste avait déjà employée dans son adaptation pour Autant-Lara de Mon associé M. Davis. La coupure de presse incriminée figure toujours, avec les copies des courriers échangés à cette occasion entre Autant-Lara, Carné, Prévert, Paulvé et Discina, dans le fonds Claude Autant-Lara de la Cinémathèque Suisse sous la cote 161/4 A7.
32 Lettre de Léon Barsacq à son frère André écrite à Nice le 22 mai 1943, citée dans Bernard Chardère, les Enfants du Paradis : le scénario original de Jacques Prévert, Paris, Monza, 1999, p. 31.
33 Le Film, n° 69, 24 juillet 1943, p. 11.
34 Le Film, n° 70, 7 août 1943, p. 6.
35 Le Film, n° 71, 21 août 1943, p. 6.
36 Le Film, n° 40, 9 mai 1942, p. 1.
37 « La pellicule est rare. Nous exigeons des producteurs et des réalisateurs qu’elle soit utilisée à bon escient. Il n’est plus un mètre de film qu’on ait le droit de gâcher » (déclaration commune de Louis-Émile Galey et Raoul Ploquin, ibid., p. 2).
38 « Liste des entreprises ayant reçu du ministère de l’Information et des autorités occupantes l’autorisation d’exercer leur activité » (le Film, n° 48, 12 septembre 1942, p. 6) et « Liste des entreprises ayant reçu du ministère de l’Information et des autorités d’Occupation l’autorisation d’exercer leur activité » (le Film, n° 52, 7 novembre 1942, p. 4).
39 « Liste des groupes français autorisés à produire pendant la campagne 1943-1944 » (le Film, n° 62, 3 avril 1943, encart non paginé).
40 Archives nationales, F 42 / 120.
41 Ibid.
42 La précision est donnée dès la première annonce officielle du projet dans le Film, n° 69, 24 juillet 1943, p. 11.
43 « Le contingentement de 72 productions était, avant tout, fonction de la pellicule disponible. C’est pourquoi aucun film ne pourra excéder une longueur de 2 800 mètres. De même, le nombre de copies à tirer de chaque film dépendra de la qualité de la production réalisée. Une marge de 25 à 33 copies par film est prévue. » (déclaration commune de Louis-Émile Galey et Raoul Ploquin, art. cit.).
44 Les contrats évoqués ont été consultés dans les archives de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
45 Lettres de Discina et Scalera à Galey, les 15 et 16 octobre 1943 (Archives nationales, F 42 / 120).
46 Cette version, que Pagnol devait coréaliser, ne se fera pas non plus et c’est finalement vers Paulvé que Cocteau reviendra, deux ans plus tard, pour produire enfin le film.
47 Il en est plus vraisemblablement le simple « représentant » en France, ainsi qu’indiqué dans plusieurs courriers officiels.
48 Archives nationales, F 42 / 120.
49 Cette provision et d’autres facteurs défavorables de moindre importance n’empêchent pas que le résultat de l’année 1943 se solde par une perte inférieure à 250 000 francs. Archives françaises du film du CNC, fonds Cimex, boîte 1.
50 Cette lettre, conservée dans les archives de la Cimex aux Archives françaises du film, peut être datée de la seconde moitié de 1944 ou des premiers mois de 1945 puisque Piergili intègre le conseil le 26 mai 1944 et que Térisse, autre destinataire du même courrier que reçoit aussi Sampieri, meurt avant le conseil d’administration du 26 mars 1945.
51 « Note de monsieur André Paulvé au sujet de la production du film les Enfants du Paradis », 5 décembre 1955. Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. C’est Paulvé qui souligne.
52 Nous regroupons sous cette appellation générique des actes successivement attribués, dans les comptes rendus officiels, à la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma, à Pathé-Consortium et à la Société nouvelle Pathé-Cinéma.
53 C’est la date indiquée dans le Film, n° 72, 4 septembre 1943, p. 3, qui fait état d’un jugement du tribunal de commerce de Paris. Aurélie Chateau date la sortie de faillite du 5 juillet 1943 (« Un sauvetage laborieux », dans Jacques Kermabon, dir., Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 268).
54 Seul ou en coproduction Pathé met en chantier dix-sept films de 1940 à 1943, parmi lesquels Romance de Paris (Jean Boyer), Nous les gosses (Louis Daquin), Pontcarral, colonel d’empire (Jean Delannoy), Monsieur des Lourdines (Pierre de Hérain), Adieu… Léonard ! (Pierre Prévert) et Premier de cordée (Daquin).
55 Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé Cinéma, du 4 juin 1942 au 7 octobre 1943, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
56 Ibid.
57 Procès-verbal de la réunion des producteurs du Coic du 5 juillet 1944, Cinémathèque française (BiFi), fonds Autré, boîte 1, dossier « Autré 12 ».
58 « Pathé-Consortium vient de réunir ses directeurs d’agences et représentants », le Film, n° 76, 6 novembre 1943, p. 7.
59 Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma, du 4 juin 1942 au 7 octobre 1943 et du 7 octobre 1943 au 13 février 1945, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
60 « Conseil d’administration du 4 novembre 1943 », Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma du 7 octobre 1943 au 13 février 1945, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
61 Ibid.
62 Ces clauses, qui feront ensuite l’objet de plusieurs litiges, occasionnés en particulier par l’absence de la mention de Scalera sur les génériques internationaux, seront modifiées à plusieurs reprises, Scalera renonçant à la limitation décennale le 12 novembre 1945 avant de céder tous ses droits à Pathé lors de sa mise en liquidation de 1956 (ibid.).
63 Carné est démenti par Pierre Rocher, « Marcel Carné fait revivre à Nice le “Boulevard du Crime” pour les dernières prises de vues des Enfants du Paradis », le Film, n° 84, 4 mars 1944, p. 5.
64 Marcel Carné, op. cit., p. 234.
65 « Le cinéma français fait tous ses efforts pour maintenir une activité », le Film, n° 91, 17 juin 1944, p. 4.
66 La pénurie de nouveaux films est telle que les Petites du quai aux Fleurs de Marc Allégret sort en exclusivité, le 27 mai 1944 dans cinq salles parisiennes alors que, pendant toute la période de l’Occupation, une sortie sur deux écrans demeure l’exception.
67 Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma du 7 octobre 1943 au 13 février 1945, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
68 Roger Régent, « Il faut terminer le film les Enfants du Paradis », les Nouveaux Temps, 5 octobre 1943.
69 Paulvé n’en sortira blanchi qu’en 1949.
70 Rivesalt, « Marcel Carné nous dit : comment du Boulevard du Crime sont nés les Enfants du Paradis », Mondes nouveaux, 14 décembre 1944.
71 Dont le patronyme est ici écrit « Kosmath », comme il le sera dans d’autres articles à la sortie du film. Une erreur qui insiste implicitement sur les origines judéo-hongroises du compositeur, alors que le nom francisé de Kosma était déjà familier au public de la fin des années 1930, et que son patronyme original, jamais usité en France, est en fait Kozma.
72 Rivesalt, op. cit.
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Référence papier
Jean-Pierre Berthomé et Guillaume Vernet, « Des parents italiens pour les Enfants du Paradis », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 67 | 2012, 32-61.
Référence électronique
Jean-Pierre Berthomé et Guillaume Vernet, « Des parents italiens pour les Enfants du Paradis », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 67 | 2012, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4525
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