Alain Boillat (dir.), les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue
Alain Boillat (dir.), les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue, Genève, Georg, « L’Équinoxe », 2010, 356 p.
Texte intégral
1Dirigé par Alain Boillat (Université de Lausanne) – qui a par ailleurs signé une belle étude sur O’Galop dans le numéro 59 de 1895 – ce volume entend interroger le dialogue de la bande dessinée et du cinéma en échappant à la simple logique de l’emprunt ou de l’influence, pour prendre en charge l’idée d’une naissance commune des deux médias, tant du point de vue de leur contexte socio-culturel d’émergence que du point de vue des dispositifs narratifs, cognitifs ou théoriques qu’ils mobilisent. L’intention d’ensemble est exposée par Boillat, qui fournit à lui seul près du quart du volume en signant, outre l’introduction et l’entretien final avec Thierry Smolderen, un long article inaugural intitulé « Prolégomènes à une réflexion sur les formes et les enjeux d’un dialogue intermédial. Essai sur quelques rencontres entre la bande dessinée et le cinéma ». Écartant une téléologie simpliste qui ferait de l’image animée le destin accompli de l’image fixe, cet essai tente une recension panoramique des formes du dialogue entre cinéma et bande dessinée, depuis la mise au point de solutions narratives originales pour articuler le verbal et l’iconique jusqu’à la pure et simple citation visuelle d’un des deux médias par l’autre (dont Boillat propose une typologie très complète autour du cas du western, pp. 79-89), en passant par l’étude des histoires dessinées du cinéma, ou l’analyse de la légitimation « cinéphilique » de la bande dessinée. Ce répertoire des formes du dialogue entre les deux médias se conclut par un appel à l’étude des « origines croisées » du cinéma et de la bande dessinée dans les années 1880-1910, au carrefour d’une riche intermédialité qui mobilise aussi bien le feuilleton populaire que les dime novels ou les spectacles publics.
2Boillat signe ainsi un article ambitieux, qui mobilise une vaste gamme de références, et qui ouvre de larges perspectives : il cherche à recenser les pistes de recherche possibles et pertinentes sur le dialogue entre cinéma et bande dessinée, offrant au lecteur une fresque thématique et problématique plus complète que ne peut l’être l’addition nécessairement finie des articles du recueil qu’il inaugure. Cela ne va pas sans quelques déceptions : en effet, certaines des contributions du volume envisagent le croisement entre bande dessinée et cinéma de manière plus convenue, et un peu plus anecdotique, que l’intention d’ensemble ne le laissait espérer. Ainsi, repérer les citations visuelles d’un film dans un album, analyser les représentations du cinéma dans la bande dessinée, ou étudier les formes de l’adaptation de l’un des médias vers l’autre, c’est, certes, prendre chaque fois en charge une des dimensions possibles du « dialogue » entre bande dessinée et cinéma, mais ces points de vue sont très différents et contribuent parfois à construire une image étrangement « segmentée » de ce dialogue.
3Reste que ce volume, dans son ensemble, permet de vérifier l’affirmation de l’un de ses auteurs : si « l’histoire des rapports entre le cinéma et la bande dessinée a été analysée jusqu’ici d’un point de vue linguistique et textuel », cette histoire ne peut désormais s’écrire qu’en prenant également en compte une approche « orientée vers la sociologie et les cultural studies » (M. Stefanelli, p. 283). La richesse de ce recueil tient ainsi à ce qu’il donne à lire plusieurs analyses qui abordent les rapports entre les dispositifs narratifs et visuels de la bande dessinée et du cinéma en dépassant la simple question des « influences » réciproques pour mettre en évidence les transformations sociales, historiques et cognitives dont ces dispositifs fournissent l’expression culturelle la plus aboutie.
4On lira ainsi avec profit la belle étude de Pierre Chemartin et Nicolas Dulac, « La figure du garnement aux premiers temps du comic strip et de la cinématographie » (pp. 125-148), qui construit de façon très instructive la « typicité » du garnement par-delà les différences entre médias. Les deux auteurs montrent très bien de quelle manière le « garnement » succède à l’enfant-victime de la littérature victorienne : si le premier exprimait l’angoisse née de l’incertitude économique et de la précarité sociale en en incarnant les effets les plus dramatiques, le second y est en revanche comme un poisson dans l’eau, et la fragilisation des règles est l’élément même dans lequel ses « mauvais coups » sans cesse réitérés se déploient. Le garnement, dont on regrettera peut-être que le rôle purement carnavalesque de réinstauration de l’ordre par sa mise en crise périodique ne soit évoqué qu’en toute fin d’analyse, devient ainsi un des emblèmes esthétiques et narratifs de l’époque de la mobilité sociale, et du chaos des relations collectives qu’elle engendre.
5Dans une autre perspective, Gianni Haver et Michaël Meyer proposent une analyse judicieuse des comic books d’information (« Stranger than fiction. Comic books d’information et cinéma », pp. 197-219) : accompagnant les premières critiques adressées à l’immoralité des comic books de fiction, les « true comics » qui se développent entre 1940 et 1944 reprennent abondamment l’image des héros de guerre véhiculée par la photographie ou par les actualités filmées (à commencer par celle du « World Hero n° 1 » : Winston Churchill). Les deux auteurs montrent de quelle manière ces comics font leur miel d’une imagerie collective déjà constituée par d’autres médias, tout en élaborant une figure du « héros ordinaire » qui reprend en la retournant la figure duelle des super-héros dont l’identité est toujours dissimulée par un « homme de la rue » insoupçonnable.
6L’article de François Albera (« Le cinémascope par la bande. Construire un feu : de Claude Autant-Lara à Christophe Chabouté », pp. 221-241), se penche sur deux adaptations apparemment très éloignées de la nouvelle de Jack London « Construire un feu » : d’un côté, le film perdu de Claude Autant-Lara qui, en 1929, adopte le procédé pionnier de l’Hypergonar pour concevoir la projection simultanée d’images multiples sur le même écran, de l’autre l’adaptation en bande dessinée proposée par Christophe Chabouté en 2007. Là où Chabouté se concentre sur la restitution du monologue intérieur du personnage, Autant-Lara utilise le multi-cadre pour reconstituer ce discours intérieur sans employer d’intertitres ; mais l’usage du multi-cadre, préparé par une série de gouaches et de collages, oblige alors Autant-Lara à penser l’image filmique en termes d’occupation d’un espace tabulaire : c’est alors, paradoxalement, la disparition du film lui-même qui rend si fécond le rapprochement des deux adaptations de la nouvelle de London.
7Reprenant un ensemble de problèmes méthodologiques qui affleurent, plus ou moins explicitement, dans les autres contributions, Matteo Stefanelli propose les éléments d’une stimulante critique du cinématocentrisme de l’analyse de bande dessinée. Son étude (« Du “cinéma-centrisme” dans le champ de la bande dessinée. L’influence du cinéma sur la théorie et la pratique du 9e Art », pp. 283-301), appuyée sur des analyses rigoureuses de planches de Gianni De Luca, montre de façon très convaincante l’inanité d’une pure et simple transposition des lexiques et des grammaires « cinématocentrées » dans le discours sur la bande dessinée. Montrant ainsi « l’échec du cinéma-centrisme qui, de façon dominante, a nourri la réflexion sur la bande dessinée » (p. 289), il met en évidence un double phénomène : d’une part, il montre que ce « cinématocentrisme » a fini par influencer les auteurs de bande dessinée eux-mêmes, en une sorte de self-fulfilling prophecy aux effets ravageurs ; d’autre part, il se montre symétriquement capable de restituer aux authentiques créateurs de bande dessinée leur véritable héritage graphique et narratif (celui des riches interrogations et pratiques « scopiques » nées de quatre siècles de réflexions sur la construction de l’espace tabulaire et de ses multiples diffractions).
8Enfin, dans la droite ligne de l’ouvrage publié par Thierry Smolderen aux Impressions Nouvelles en 2010 (Naissances de la bande dessinée, de William Hogarth à Winsor McCay), l’entretien que ce dernier accorde à Alain Boillat en conclusion du volume ouvre des perspectives passionnantes. Il insiste en particulier sur les capacités polymorphes de citation et stylisation par lesquelles la bande dessinée se montre capable de reprendre et d’adapter toutes les formes de construction de l’image, à commencer, bien sûr, par celles que lui offre le cinéma. Ces réflexions offrent un regard transversal sur l’ensemble des études réunies dans le volume, et permettent au lecteur de les reprendre toutes en dépassant ce que, parfois, leur propos spécifique peut avoir de frustrant ou d’inachevé, pour en faire des jalons au total très utiles dans la constitution d’un véritable dialogue intermédial entre le cinéma et la bande dessinée.
Pour citer cet article
Référence papier
Laurent Gerbier, « Alain Boillat (dir.), les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 63 | 2011, 136-138.
Référence électronique
Laurent Gerbier, « Alain Boillat (dir.), les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 63 | 2011, mis en ligne le , consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4342 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4342
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