François Bovier, H. D. et le groupe Pool / Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma
François Bovier, H. D. et le groupe Pool, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 526 p.
Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 584 p.
Texte intégral
1Le bonheur d’une expression occasionne parfois de curieuses méprises. Ainsi en est-il de la formule « cinéma de poésie », titre de la conférence donnée par Pasolini au Festival de Pesaro en 1964 (l’Expérience hérétique, Paris, Payot, 1976, pp. 135-155). Si l’on relit attentivement ce texte, tout en chicane, il est frappant d’observer que le cinéaste italien ne ménage pas ses réserves envers le « cinéma de poésie », représenté notamment par Godard, Antonioni ou Rocha, auquel il reproche son formalisme ostentatoire, soucieux, dit-il, de « faire sentir la caméra », et des valeurs liées au néo-capitalisme. La « subjective indirecte libre », matrice stylistique du « cinéma de poésie » pour Pasolini, suppose l’emprunt de « personnages-prétextes » à la bourgeoisie d’où sont issus les cinéastes eux-mêmes. Au « cinéma de poésie », il oppose volontiers le cinéma poétique (il cite Mizoguchi, Chaplin, Bergman), écrit dans une langue de prose, transparente, sans affectation formelle, inventant des récits, à la manière de Tchékhov ou Melville, dont la poésie est interne. N’est-il pas surprenant de voir affleurer dans la critique cinématographique, dès qu’un cinéaste s’autorise quelques libertés formelles, la catégorie pasolinienne du « cinéma de poésie », sans référence aucune à ce foyer polémique ? La lecture du texte a été occultée par le bonheur de l’expression (on pourrait établir le même constat à propos de la « caméra-stylo » d’Astruc). Cette mésinterprétation me semble un symptôme des difficultés à appréhender avec précision les relations du cinéma et de la poésie. Rares sont les travaux à ce sujet depuis les analyses proposées par les Formalistes russes (Cf. I. Tynianov, « Les fondements du cinéma » et V. Chklovski, « Poésie et prose au cinéma » dans F. Albera [dir.], les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, pp. 85-88, et 139-142). Pourtant, deux cinéastes et théoriciens majeurs, proches de l’avant-garde, Maya Deren et Jean Epstein, ont amorcé leur carrière par la rédaction d’ouvrages sur la poésie moderne avec la Poésie d’aujourd’hui, un nouvel état d’intelligence (J. Epstein, Paris, La Sirène, 1921) et The Influence of the French Symbolist School on Anglo-American Poetry (M. Deren, Mémoire de littérature anglaise, 1939). C’est dire l’importance du paradigme poétique dans notre intellection du cinéma. Aussi faut-il souligner l’intérêt que constitue la sortie simultanée de deux ouvrages érudits et novateurs, portant sur les liens souterrains, parfois occultes, entre cinéma et poésie.
2L’un, H. D. et le Groupe Pool, dû à François Bovier, explore les relations entre la poésie de H. D. (Hilda Doolittle) et le cinéma à travers les activités du groupe Pool. Formé d’un couple à trois (H. D., Bryher et Kenneth Macpherson), établi dans le canton de Vaud, à Burier-La-Tour, où le trio se fit construire une villa d’inspiration moderne, le groupe Pool mena de front l’écriture, la rédaction de la revue Close-up (1927-1933) et la réalisation d’un film expérimental, Borderline (Macpherson, 1930), marqué par la présence de H. D. et du chanteur afro-américain Paul Robeson (la postérité critique de H. D. provient en grande partie des études menées dans le champ des Cultural et Gender Studies). Le second, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma, dû à Benoît Turquety, propose un parallèle entre le cinéma straubien et la poésie objectiviste américaine, à la manière d’un coup de dés interprétatif. Curieusement, les corpus étudiés par chacun des auteurs tracent plusieurs intersections : autour de la figure du poète Ezra Pound, proche de H. D., inspirateur de mouvements poétiques (imagisme, vorticisme), figure tutélaire du courant objectiviste, mais également des poètes objectivistes eux-mêmes (Zukofsky, Reznikoff, Oppen).
3Ces deux ouvrages ont pour enjeu explicite de renouveler différentes traditions critiques. D’un côté, François Bovier esquisse une généalogie du « cinéma visionnaire » américain qui s’éloigne quelque peu de la seule prégnance du visuel au profit des procédés formels de la poésie américaine d’avant-garde (le groupe Pool et l’œuvre de H. D. constituant une sorte de continent oublié, voire obscur, de cette filiation). « Ce lien permet de récuser le portrait mythique du cinéaste en voyant, les praticiens d’un cinéma de la “ pure vision ” décalquant en fin de compte des procédés poétiques et des méthodes de composition littéraire » (p. 493). De l’autre, le propos de Benoît Turquety vise à inscrire la radicalité huilletienne dans un courant plus large qui offre un cadre interprétatif à l’articulation entre la radicalité de la forme et l’exigence politique, permettant d’inquiéter certains paradoxes présentés par les films de Huillet-Straub, notamment en termes de réception. « Concevoir une œuvre comme un objet, la calculer selon ses lois internes et non en vue d’effets sur le récepteur, est perçu comme une violence : écarter ce récepteur, ou pire encore : le dissoudre » (p. 532). Si Bovier déroule son argumentaire terme à terme, de manière circulaire, sans jamais excéder l’enceinte de son corpus (rares sont les incises ou les bifurcations), Turquety procède au contraire par sauts et enjambements, à l’instar de son hypothèse générale, franchissant les époques au fil de ses citations et de ses rapprochements inopinés (on pense à la marche du cheval du jeu d’échecs). Ces ouvrages proposent deux voies possibles d’écriture sur le cinéma : l’une, de nature arithmétique, épuise le territoire parcouru en tous sens en multipliant les angles d’attaque ; l’autre, de nature géométrique, isole quelques « détails lumineux » en réalisant une triangulation des sommets. Cette différence dans le choix de la méthode n’altère en aucun cas, chez chacun des deux auteurs, la précision de l’analyse des œuvres, toujours attentive, originale, voire admirative, qu’il s’agisse de la poésie de H. D., scrutée dans sa richesse phonétique et sémantique, ou des séquences des films de Huillet-Straub, étudiées plan par plan en regard des principes de mise en scène. Sans doute l’intersection la plus inattendue recoupe-t-elle la question de l’hermétisme, rarement posée dans les études sur le cinéma, sinon de manière péjorative. Foyer secret qui permet pourtant d’interroger la place du spectateur, la relation entre forme et politique, le rôle de l’énigme et de l’interprétation. Ne s’agit-il pas, in fine, du programme de l’avant-garde ?
4Je ne prétendrai pas résumer en quelques feuillets la somme théorique proposée par ces deux essais, mais prélèverai quelques « détails lumineux » en vue de déceler récurrences et proximités. Outre des aperçus éclairants sur les partis pris de la revue Close-up – les liens avec l’avant-garde, le dialogue avec Eisenstein, la question du parlant, l’intérêt pour l’écriture féminine et la fonction du document –, le livre de Bovier analyse sur un plan théorique les relations dialectiques entre procédés poétiques et langage filmique. « Une “ image ” c’est ce qui présente un complexe d’ordre intellectuel et émotionnel dans le temps d’un instant. […] C’est la présentation instantanée d’un tel “ complexe ” qui procure cette impression de libération soudaine ; cette impression d’affranchissement des limites du temps et de l’espace », écrit Pound en 1918 dans son manifeste de l’imagisme, courant poétique auquel participa H. D. (cité p. 63). On mesure le caractère cinématographique d’une telle définition qui autorise Bovier à décrire les multiples points de contact entre les principes de l’imagisme (le traitement direct de l’objet, le souci de la présentation, l’importance du rythme musical) et le motif optique et visuel dans la poésie de H. D. L’autre modèle, qui attire également l’attention de Turquety, concerne la « méthode idéogrammatique » élaborée par Pound. « Elle consiste », écrit Bovier, « à sélectionner un certain nombre d’éléments signifiants, de traits pertinents, et à les juxtaposer sans marque de liaison, ni explication » (p. 86). Bovier insiste fort justement sur les parentés entre le modèle de l’idéogramme chez Pound, lié à sa découverte des écrits de Fenollosa sur l’écriture poétique chinoise, et la théorie du « montage harmonique » développée par Eisenstein dans la revue Close-up. Autant de modèles qui informent, au-delà de ses propres références à la mythologie, la poésie de H. D. Un troisième modèle, plus singulier, est relatif à la voyance. Dans son texte « Writing on the Wall », repris dans le volume Tribute to Freud, H. D. propose une interprétation d’inspiration psychanalytique (elle suivit une analyse avec Freud en 1933-1934) d’une vision de nature oraculaire apparue sur un mur d’hôtel à Corfou en 1920 (l’épisode n’est pas sans rappeler la vision de l’escalier de l’hôtel sicilien qui multiplie les reflets du narrateur, en ouverture du livre de Jean Epstein, le Cinématographe vu de l’Etna [1926]). Produisant une confusion de l’objectivité et de la subjectivité, l’analyse de H. D. convoque des mécanismes de projection. « Elle [H. D.] compare ainsi la limpidité de ces “ images ” à des “ plaques de verre placées devant des bougies dans une pièce obscure ” » (p. 140). Bovier relève le caractère cinématique des interprétations de H. D., nouant la vision, le dispositif optique et l’écriture à travers le schème du cinéma. La vision agit tel un « hiéroglyphe de l’inconscient ». Dès lors, l’image procède selon le mode du rébus, pour reprendre la métaphore freudienne à propos du travail du rêve.
5L’intérêt de ces différentes analyses consiste, nous l’avons souligné, à déconstruire la définition du cinéaste comme voyant. Rappelons l’ouverture du livre-manifeste de Brakhage, Métaphores et Vision, paru en 1963 : « Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive » (Métaphores et Vision, S. Brakhage, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998, p. 19. Mentionnons la sortie française de The Brakage Lectures, Paris, Capricci, 2009). Une grande part du « cinéma visionnaire » s’est élaborée sur le modèle d’une pensée visuelle, spontanée, immédiate, antérieure au langage (la situation est sans doute plus complexe chez Brakhage, lui-même influencé par la poésie moderne américaine, comme le rappelle Bovier, à la suite des travaux de Bruce Elder, dans son article « Stan Brakhage » [Coll., 11e Biennale de l’image en mouvement, Genève, Centre pour l’image contemporaine, 2006, pp. 28-34]). En analysant le motif de la voyance chez H. D., Bovier souligne combien l’image, tout en mobilisant un dispositif optique, procède d’une intrication du verbal et du visuel qui suppose un recours à la langue. D’où le travail passionnant qu’il conduit dans l’un des passages les plus virtuoses du livre pour décrypter l’interface langagière à l’œuvre dans Borderline selon l’axe des jeux de mots et des paragrammes, rappelant les études de Saussure sur la poésie latine. Littéralisation des expressions, motivation « phonotextuelle » des noms propres, réseau métaphorique tissé par les motifs visuels, recours à l’idéogramme comme montage disjonctif des éléments, fonction du monologue intérieur, valeur pictographique des plans manifestent la prodigieuse « hypertextualité » d’un film a priori difficile d’accès, énigmatique, voire hermétique. « Borderline est un film “ scriptible ” : derrière les plans, derrière les motifs et les personnages, s’inscrit un autre texte, un “ palimptexte ” qui repose sur les mécanismes de la poésie “ phonotextuelle ” et “ paragrammatique ” de H. D. » (p. 263). Cette interprétation précise et savante a le mérite de révéler l’art formel des cinéastes et, ce faisant, de conférer à l’œuvre, relativement méconnue, une actualité critique nouvelle en relation avec certains travaux de l’avant-garde, épris de langage : Werner Nekes, amateur de jeux de mots et de palindromes ; Hollis Frampton, cinéaste structurel, polyglotte, familier d’Ezra Pound lors de ses années d’internement à l’hôpital St. Elizabeth de Washington, cinéastes sur lesquels Bovier a par ailleurs consacré plusieurs articles dans la revue Décadrages, traçant en filigrane une histoire du cinéma expérimental dans « la demeure du verbe » (Cf. « Montage vertical et montage horizontal chez Werner Nekes » ; « Hollis Frampton ou le hors-champ du cinéma : le projet Magellan », Décadrages, n° 1-2, automne 2003, respectivement pp. 58-72 et 88-102).
6Le travail de Huillet-Straub accomplit au cinéma le vœu « objectiviste ». Tel est le postulat du livre de Turquety. Reprenant les thèses du courant objectiviste (la première anthologie, composée par Zukosky, paraît en 1931 dans la revue Poetry), Turquety repère un certain nombre de traits communs : l’exigence formelle, le refus de l’expressivité, le principe de l’impersonnalité, l’attention extrême portée au matériau, la discrétion des éléments, le choix de formes fixes, voire métriques, le paradigme musical, l’artiste comme artisan, l’écart entre langue et autorité, la relation à l’Histoire. « La seule chose qu’un artiste puisse encore faire, c’est justement de fabriquer des objets, des objets, je dis des objets qui simplement ne communiquent pas », dit Straub (cité, p. 51). Analysant avec une grande sensibilité un ensemble de films (Moses und Aron, les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, Geschichtsunterricht, Toute révolution est un coup de dés, Klassenverhältnisse, Der Tod des Empedokles, Operai, contadini), Turquety relève combien l’œuvre straubienne est construite sur une exigence formelle (le recours au son direct, le détimbrage dû au changement d’axe, les fausses teintes, la recherche du « point stratégique ») qui suppose un travail sur le texte d’origine proche de celui des poètes objectivistes, favorisant une lecture analytique, une attention aux articulations, la volonté de procéder par interruptions et disjonctions, l’élision des références. « Tous ces principes formels ont un enjeu commun : échapper au sujet, vider l’ouvrage du subjectif, le rendre aussi radicalement possible à l’objectivité » (p. 531). L’interprétation de Turquety est éclairante et originale. Elle rend compte précisément du retrait expressif des cinéastes, de la curieuse accentuation des dialogues, du soin métrique dans le montage des films. Elle est d’autant plus audacieuse qu’aucune référence directe n’existe entre Huillet-Straub et la poésie objectiviste, les cinéastes convoquant assez peu, faut-il le préciser, la littérature américaine, sinon à travers le cas indirect de Cesare Pavese, traducteur de Gertrude Stein et de Joyce. En procédant selon la « méthode idéogrammatique » (chaque page juxtapose des références culturelles éloignées, ravissant le lecteur par la surprise soudaine d’un renvoi inattendu à Raymond Roussel ou Antoni Tàpies), Turquety réussit à sortir le corpus huilletien de son enceinte cinéphile, à échapper à une certaine vulgate mâtinée de marxisme, de deleuzisme et de brechtisme et à interroger la place du spectateur en questionnant l’étrangeté même des films.
7Le cinéma de Huillet-Straub a souvent été qualifié de brechtien. Turquety s’étonne au contraire, à propos de Geschichtsunterricht, de la difficulté pour le spectateur d’exercer une distance critique. Entre les plans longs à la durée imprévisible (déambulations en voiture dans la Rome moderne) et les blocs de discours très denses aux enjeux difficiles à suivre, le spectateur est confronté à une expérience proche de la stupéfaction, voire de la distraction. Suspendu à l’impossibilité de mémoriser les discours ou d’anticiper la durée des plans, il est voué à une forme de fascination. « Faut-il conclure qu’il n’y a pas place dans les films de Huillet et Straub pour la prise de position critique ? Peut-être » (p. 341). La remarque est frappante. De la même manière, Turquety s’étonne de l’opération de soustraction des références pratiquée dans les films, effaçant les éléments d’information, fermant en quelque sorte l’objet du film à toute communication. « Ainsi les cinéastes semblent refuser délibérément toute forme d’explicitation, toute manière de “ faciliter le travail ” du spectateur, voire de lui permettre d’avoir accès à la “ signification ” de ce qui est à l’écran » (p. 371). Cet effacement des références est mis en parallèle avec le travail d’élision des noms propres mené par Zukofsky dans A Test of Poetry, reposant sur « une conception de l’œuvre comme objet, façonné selon des lois calculables, susceptibles de faire l’objet d’un enseignement ou d’un test (A Test of Poetry), et dont la cohérence doit être mesurée d’après son fonctionnement propre et autonome, plutôt que selon le rapport qu’elle entretiendrait avec quelque lecteur ou spectateur » (p. 495). Aussi Turquety s’intéresse-t-il à toutes les procédures formelles et sémantiques de dislocation, de ruptures ou de décrochements, proches parfois du jeu de rimes visuelles dans les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou retrouvant, dans le court film Einleitung zu Arnold Schoenbergs Begleitmusik zu einer Lichtspielscene, la « méthode idéogrammatique » poundienne. « Il y a donc l’utopie d’une compo-sition fractale du poème, où aucune manifestation prédatrice ne jouerait à aucun niveau – où la structure est indivisible, et en même temps laisse son jeu naturel à chacune de ses parties » (p. 88). À partir d’une brillante analyse du « point stratégique » dans Klassenverhältnisse, « l’unique position de caméra, qui vaudrait, inchangée, pour tous les plans », Turquety questionne la figure du procès et du témoignage dans le cinéma straubien en parallèle avec le travail poétique de Reznikoff dans Testimony, montage d’archives de tribunaux américains entre 1855 et 1915. Je ne m’étendrai pas plus avant sur le détail des interprétations qui éclairent en profondeur, selon des ressorts cachés, le travail analytique pratiqué par les cinéastes sur les textes d’origine : « […] il ne s’agit pas de donner une version personnelle, commentée du texte d’origine ; mais de donner ce texte tel quel, de la manière la plus neutre possible, tout en l’incluant dans un feuilleté structurel qui, sans y toucher, en donne simultanément l’analyse, voire la critique » (p. 529). La liberté de ton de l’ouvrage tient assurément au caractère non défensif de sa position. Il ne s’agit plus de protéger l’œuvre straubienne de ses détracteurs, mais de l’exposer à un champ artistique externe (la poésie objectiviste) pour en comprendre l’étrangeté radicale.
8On peut s’interroger sur la similitude entre ces deux ouvrages. Si leur méthode d’analyse est différente, leurs centres d’intérêt sont proches, parfois confondus (certains passages pourraient être déplacés d’un livre à l’autre). Qu’il s’agisse d’explorer un courant oublié des avant-gardes ou de renouveler les interprétations de l’œuvre de Huillet-Straub, chaque auteur procède à un geste de défocalisation, confrontant le cinéma à de nouvelles intensités. Sans doute est-ce le statut même du cinéma aujourd’hui, expulsé de son enceinte, inquiété par sa métamorphose numérique, explorant son possible devenir dans le champ de l’art, qui favorise ces nouveaux exercices critiques. Il s’agit de sortir de la cinéphilie pour mieux mesurer combien l’exigence formelle déployée dans les domaines musicaux et poétiques contemporains a irrigué le cinéma d’auteur ou d’avant-garde. Cette nécessaire défocalisation se retrouve par exemple dans les travaux récents de John MacKay autour de Dziga Vertov, proposant une analyse de l’œuvre détachée de la théorie marxiste ou moderniste pour privilégier la formation scientifique du cinéaste et le contexte contemporain des neurosciences en Union Soviétique (« Film Energy : Process and Metanarrative in Dziga’s Vertov The Eleventh Year », October, n° 121, 2007, p. 41-78). Il s’agit désormais de prendre en compte le spectateur en questionnant la réception des œuvres (MacKay s’interroge par exemple sur la nature paradoxale des critiques adressées à Vertov qui reprochent à ses films à la fois leur obscurité et leur caractère de propagande).
9Chacun de ces deux ouvrages combine adroitement le surplomb de l’hypothèse à l’analyse sensuelle des films. La référence à l’hermétisme insiste. « Le monde tel qu’il se présente à nous, si on cherche à l’appréhender poétiquement sans le sentimentaliser, l’interpréter moralement, sans le commenter, a fortement tendance à l’hermétisme, à la lacune, à l’ellipse », écrit Jacques Roubaud dans son article « la Tentation objectiviste » (cité par Turquety, p. 241). Qu’en est-il du travail des paragrammes dans Borderline ou de l’effacement des sources dans les films huilletiens ? Quel est le statut commun de ces procédés formels en termes de réception ? En proposant un travail analytique de décryptage qui déjoue les codes de genre et les clichés raciaux ou en produisant une critique du texte d’origine par élision du sens, la tentation hermétique suppose un « spectateur émancipé ». L’hermétisme est-il un courant mineur et discret du cinéma ou son âge politique ? Ces deux livres, à leur manière, nous aident à poser les jalons d’une théorie contemporaine de l’hermétisme au cinéma.
Pour citer cet article
Référence papier
Erik Bullot, « François Bovier, H. D. et le groupe Pool / Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010, 187-194.
Référence électronique
Erik Bullot, « François Bovier, H. D. et le groupe Pool / Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 60 | 2010, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/3891 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.3891
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page