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Actualité

« À la recherche de l’angle nouveau ». S. M. Eisenstein, Glass House

Dijon, Kargo / Les Presses du Réel, 2009, 101 p.
Benoît Turquety
p. 176-181
Référence(s) :

S. M. Eisenstein, Glass House, Dijon, Kargo / Les Presses du Réel, 2009, 101 p.

Texte intégral

1Les Presses du réel ont publié conjointement, en 2009, deux livres sous la signature de S. M. Eisenstein, et sous la direction de François Albera : d’une part la réédition, refondue et complétée (notamment du très important « Dramaturgie de la forme filmique ») du recueil Cinématisme, sorti originellement en 1980 ; et d’autre part, ce Glass House, sous-titré Du projet de film au film comme projet, dont la parution ici est certainement une sorte d’événement. Le livre met en effet au jour, pour le lecteur francophone, un ensemble de textes relativement peu diffusés de S. M. Eisenstein, et dont le statut est tout à fait particulier dans l’œuvre écrite du cinéaste soviétique. À cela deux raisons principales : il concerne le projet Glass House, que le réalisateur n’est jamais parvenu à mener à bien où que ce fût (il le proposa à la Paramount lors de son séjour américain), mais auquel il rêva longtemps ; et ce sont des notes de travail, donnant accès à une part fascinante du travail d’Eisenstein. Certains documents de ce type avaient déjà été publiés, notamment des dessins ; mais épars, aucun dossier aussi cohérent ne permettait de voir se développer plusieurs étapes consécutives d’un même projet.

2Une des difficultés d’une telle entreprise éditoriale, hors la question toujours problématique de l’établissement des textes, est celui de leur présentation. Ici, l’embarras était au moins double : le caractère inévitablement elliptique de ces notes de travail, destinées a priori à leur seul auteur, nécessitait leur contextualisation et un appareil de notes qui ne fût ni trop lacunaire ni trop encombrant visuellement – et intellectuellement, serais-je tenté de dire ; par ailleurs, l’importance des dessins et schémas, ainsi que plus généralement de la part visuelle de ces notes, imposait une grande attention à la mise en page. L’objet final a nettement bénéficié d’un format agréable (19 x 24 cm), permettant de laisser place à de nombreuses reproductions en fac-similé, retranscrites en regard et éventuellement traduites en notes, lorsque le polyglottisme eisensteinien le requérait. Par ailleurs, l’ensemble de documents du cinéaste est encadré par deux textes de François Albera : une introduction situant Glass House dans l’œuvre du Soviétique ; et un essai final de plus grande ampleur, intitulé « Destruction de la forme et transparence. Glass House : du projet de film au film comme projet », accompagné d’un choix bibliographique.

3Quant aux documents qui forment le cœur de l’ouvrage, ils sont eux-mêmes présentés en deux parties distinctes. L’une, la plus importante en volume, est constituée d’un dossier de folios numérotés de 1 à 67, travail préparatoire à un « scénario », provenant des archives du cinéaste déposées au RGALI (Archives d’État pour l’art et la littérature) ; l’autre, des notes concernant Glass House dans son Journal de travail. Les deux ensembles convergent pour partie, et recouvrent une période similaire (de 1927 pour les premières notes, à 1946-47 pour les toutes dernières) ; mais chacun possède son économie propre, justifiant entièrement la décision de ne pas collationner les deux en une chronologie unique, qui eût lissé la différence manifeste de statut entre les sources – même si par ailleurs, la constitution exacte du premier dossier reste quelque peu mystérieuse (est-ce Eisenstein lui-même qui en a rassemblé les documents ?).

4Ce type d’entreprise éditoriale produit – c’en est un effet passionnant – un mode de lecture tout à fait singulier. On n’aborde pas ces notes disjointes, écrites parfois à plusieurs années et milliers de kilomètres de distances, dans des contextes politiques, historiques et personnels sans rapports, de la même manière que des textes achevés ; il se met en place, à partir de ces documents pouvant servir de fondement à la critique génétique d’un film non réalisé, une activité cérébrale singulière, tentant de reconstituer la structure des liens ou brisures, des enchaînements ou des lignes perdues, l’agencement des références et leurs implications. La lecture opère alors des connexions dans deux directions : d’un côté, la recherche des mécanismes de pensée d’Eisenstein, renvoyant à ce que Valéry nommait la poïétique ; de l’autre, un mouvement centrifuge, développant les interrelations vers l’extérieur, les faisant produire des pensées par extension. De ces points de vue, la forme concrète de ces notes est déjà passionnante, en ce qu’elle révèle des fonctionnements eisensteiniens, comme plus largement : économie de la page, rapports entre dessins et textes, jeux des langues, etc. On pense d’ailleurs parfois au contemporain Nabokov, les grands esprits russes de cette génération semblant se trouver à l’étroit dans une seule langue, et avoir besoin de plusieurs pour déployer leur pensée. On pense aussi à cet autre contemporain polyglotte que fut le poète Ezra Pound, dont l’organisation de poésie et de pensée « idéogrammatique » (« poétique irréductiblement graphique », disait Derrida, qui fut selon lui avec celle de Mallarmé « la première rupture de la plus profonde tradition occidentale », cf. De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 140) ressemble parfois à s’y méprendre aux théories du montage et aux pratiques intellectuelles d’Eisenstein.

5Glass House permet d’ailleurs de prendre la mesure, d’une manière plus frappante encore qu’aucune publication précédente, du rôle absolument crucial du dessin dans la pensée et le travail de conception d’Eisenstein. Dans le dossier du RGALI, les premiers documents (f. 2 à 5b, le folio 1 étant manquant, soit 6 pages du livre), ainsi qu’un grand nombre des suivants, sont composés uniquement de dessins annotés, sur feuille quadrillée. Or ces dessins mettent entièrement en place l’idée du film : une femme à l’agonie dans une chambre en verre, seule mais visible de partout, notamment des personnes dans les ascenseurs de verre derrière elle ; deux personnes et un chat dans une pièce en verre au-dessus d’une rue grouillante de trafic ; une scène d’amour vue depuis les w-c de l’étage supérieur à travers le plancher de verre ; etc. Déjà les thèmes sont en place : mort et indifférence, intérieur et extérieur, haut et bas, lyrisme et trivialité, angles inouïs et questions de composition, satire de la bourgeoisie et terreur pure. Mais au-delà, le dessin semble construire entièrement la conception que se fait Eisenstein de sa « Glass House » : une paroi de verre y est représentée par simplement quatre traits formant les arêtes. Les pièces de l’immeuble deviennent donc des cubes abstraits, de simples lignes encadrant en un volume suggéré par la mise en perspective, les personnages en situation. Ainsi, de fait, le verre est dans ces dessins d’une transparence parfaite, abstraite pourrait-on dire, sans aucun reflet ni défaut, jamais translucide – à un point qui n’aurait sans doute pas pu être atteint pratiquement. Eisenstein mentionne dans ses notes écrites les possibilités de jouer avec la matérialité du verre (par exemple, au f. 21, p. 27 : « À l’opposé du froid des murs de verre lisse, donner des scènes lyriques avec un verre mat et gaufré. »), mais cela reste rare et surtout, n’est jamais incarné dans les dessins, ceux-ci en restant à un contraste strict – un « conflit » – entre la transparence radicale du verre et l’opacité de quelques éléments ponctuels servant à la composition plastique et en contrepoint (des tapis, quelques portes, etc.). La sensation dominante est réellement celle d’un bâtiment « au trait », pensé par le dessin. Le jeu cinématographique avec le verre s’y révèle ainsi profondément différents d’autres quasi contemporains – les reflets dans les vitrines dans les films de Fritz Lang dès M (1931), ou le travail formel avec la buée, les gouttes d’eau et autres accidents de la matière vitrée dans Regen de Joris Ivens (1929). En fait, et assez curieusement, ces transparences abstraites évoqueraient presque plutôt celles de Raymond Roussel dans Locus Solus, où se joue aussi un principe d’exposition.

6On voit bien en tout cas, dès l’évocation de ces premiers dessins, combien le projet Glass House permet à Eisenstein de faire cristalliser ensemble questions politiques et questions visuelles – intrication qui joua certainement dans l’importance que le projet eut pour lui, comme le montre Albera dans l’introduction, et qui est également la raison de l’importance de cette thématique dans les textes utopiques (ou contre utopiques, la différence étant d’ailleurs parfois légère ou floue) depuis le milieu du XIXe siècle et, de manière liée, pour les avant-gardes au début du XXe. La « maison de verre » est en effet un immeuble, un gratte-ciel, dans lequel les habitants sont nombreux et sans cesse visibles. Il s’agit donc d’interroger la possibilité d’une certaine forme de communauté à partir d’un dispositif visuel précis, mettant en jeu les rapports entre intime et public, individuel et collectif. On notera que la symétrie du dispositif (tout est visible pour tous, il n’y a pas un « côté du pouvoir » comme dans les dispositifs de surveillance type panopticon) interroge l’être ensemble de la communauté indépendamment a priori de la manière dont elle peut être dirigée. Ces enjeux politiques sont manifestement cruciaux pour le cinéaste, mais d’une évidence suffisante pour ne pas avoir besoin d’être développés outre mesure dans ces notes, où le cœur du problème est ailleurs – on en trouve trace plutôt dans le Journal de travail. Ils replacent en tout cas Glass House, comme le développe Albera, dans le contexte des recherches en architecture de verre contemporaines du projet (Bruno Taut, Mies van der Rohe, Frank Lloyd Wright, etc.), et de l’ensemble des considérations politiques qu’elles ont accompagné ou provoqué – et font s’achever le film sur la destruction de l’immeuble et le rêve d’un « village-commune, collectif idéal » tout autre (« Un peu orthodoxe – mais que faire – l’idée est belle » écrit Eisenstein, en français, dans le Journal [p. 71]).

7Mais ce lien à l’architecture renvoie également aux questions formelles, qui sont peut-être finalement le cœur de ce problème. Il renvoie aussi à cette recherche eisensteinienne de ce qui circule, s’échange entre les arts, et qui est précisément le sujet du recueil conjointement publié, Cinématisme, dont le sous-titre Peinture et cinéma apparaît un peu restrictif puisque la sculpture et l’architecture notamment y sont aussi convoquées. Dans l’introduction de cet autre ouvrage, François Albera cite d’ailleurs une note du cinéaste datée de 1940 selon laquelle « la méthode du cinéma est comme une magnifique vitre par laquelle la méthode de chacun des arts est visible » (p. 12, je souligne). C’est ainsi une pensée orientée par le cinéma qui permet de voir, entendre ou comprendre certains aspects d’autres œuvres, et que l’architecture s’avère poser constamment de très sérieux problèmes – pratiques, esthétiques, politiques – qui ne sont jamais que des problèmes cinématographiques. C’est un des aspects qui rendent passionnants les films réalisés par l’artiste et « anarchitecte » Gordon Matta-Clark, mentionné par Albera en conclusion de son texte, qui, notamment, perçait et découpait les bâtiments : comment rendre compte d’un vide, et de la manière dont il transforme l’espace, ses parcours et ses lignes de fuites ? Habiter et filmer ont à voir ensemble. Glass House ne cesse de se placer au creux de ces problèmes et de les exaspérer pour pousser le cinéma, littéralement, à bout – les multipliant qui plus est par d’autres venus d’ailleurs encore, à savoir de la littérature moderne –, pour finir par interroger les possibles et les limites de la figuration par le film, de manière complémentaire ou plutôt préalable à l’autre grand projet inachevé du Russe, celui de filmer das Kapital

8Et c’est là où porte un des points cruciaux du projet, sur lequel s’attache particulièrement l’essai final d’Albera : ce moment aboutit pour Eisenstein à une très vaste réinterrogation de ce qu’Albera nomme le « noyau optique-technique de base du cinéma », à travers notamment la thématique de la transparence. On le sait, cette question s’entremêle de façon fort délicate avec l’histoire des représentations depuis la Renaissance. Alberti est à la fois et entre autres choses peintre et architecte ; dans le De Pictura de 1435, il définit le geste premier du peintre : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » (livre I, § 19). Ce geste d’ouverture de la surface par le trait en une fenêtre (ouverte) fait rupture et modèle, même si la transparence n’y est pas encore concrètement impliquée : c’est le cadre qui pour lui est crucial. Le verre apparaît concrètement chez Vinci quelques années plus tard (les notes datent des années 1490-1515), dans une autre définition de la perspective, qui « n’est rien d’autre que de voir un lieu à travers un verre plat et bien transparent sur la surface duquel sont dessinées toutes les choses qui se trouvent derrière ce verre » (fragment Richter 83). Ici l’idée fondatrice du cadre disparaît quelque peu, au profit de l’explicitation du principe de transparence qui fondera par ailleurs nombre d’appareils d’aide au dessin perspectifs (c’est le premier procédé de Dürer). C’est en fait entièrement sur le point de tension entre ces deux définitions que se situe le projet Glass House, et sa dangerosité, y compris pour Eisenstein lui-même : l’absence de support architectural à la composition des cadres, et la transparence généralisée, mettent en question la possibilité de la figuration même. Ceci se trouve multiplié par les affinités fondamentales du cinéma avec la transparence liées au support celluloïd et au principe de projection, qui le placent dans l’histoire des dispositifs à « images transparentes » éclairées par l’avant et/ou par l’arrière (diaphanorama, diorama, polyorama panoptique, megalethoscope, etc.) – Vinci déjà signalait que les « simulacres » produits par la camera obscura « paraîtront proprement peints sur le papier, lequel doit être extrêmement fin et vu par derrière » (Richter 71)…

9Ces interrogations trouvent écho dans l’insistance d’Eisenstein sur le point crucial que constitue la recherche de perspectives inouïes : « In surch [search] of the new angle » souligne-t-il (p. 23), ou « Prendre les actions les plus banales / And change the point of view » (p. 26, souligné par l’auteur) en donnant référence dans le Journal au Christ de Mantegna (p. 70). La vue d’en bas ou d’en haut, dégageant le champ à l’infini par plafonds et planchers de verre, produit presque à elle seule la dimension satirique à partir du « banal » (sur le modèle de la danseuse vue d’en-dessous d’Entr’acte), plus dure là que jamais chez Eisenstein, et par extension la très grande violence de l’ensemble (on meurt partout, agonisant dans l’indifférence ou pendu, brûlé vif, enfumé, on envoie un robot violer une jeune fille pas assez consentante…). La recherche de ces perspectives à angulations verticales prononcées va donner logiquement un rôle crucial dans le bâtiment et le film aux ascenseurs (l’angle nouveau en mouvement). Et la transparence du verre menace sans cesse de tout gagner, jusqu’à la « Dissolution de toutes les formes » (p. 70), acceptée lors d’un prologue prévu « non-figuratif » sur l’histoire du verre, problématique ailleurs.

10L’articulation entre cadre et espace, architecture (transparente) et cinéma, va par ailleurs amener également une remise en jeu du montage, et plus largement de la linéarisation. L’architecture est aussi un art d’organisation de l’espace, impliquant une certaine forme de temporalisation qui n’est peut-être pas linéaire. C’est là qu’Eisenstein fait intervenir de manière primordiale la littérature, et particulièrement l’œuvre de Joyce, qui lui semble proposer des solutions pour articuler cette explosion des points de vue et cette primauté d’une matière visuelle kaléidoscopique, à l’intérieur d’une forme qui demeure narrative, malgré tout. Mais il semble que, si Joyce ne cesse de faire modèle de liberté, d’ouverture à des formes disjonctives (d’où la proximité conjointe du Hoffmann du Chat Murr), de mise en avant du formel dans un cadre romanesque, les solutions qu’il a mises en place dans Ulysse semblent s’avérer finalement assez peu fertiles pour Eisenstein : il parle fréquemment de transposition, mais n’envisage rien de concret. On se prend à rêver qu’il ait lu Pound…

11On le voit, les problèmes, pistes de réflexion, interrogations historiques et théoriques que les documents réunis dans ce Glass House signé S. M. Eisenstein, produisent et agencent, sont foisonnants, et restent cruciaux. Ils ne cessent d’ailleurs d’évoquer ou d’appeler d’autres œuvres ou réflexions, dans et hors le cinéma – du Tati de Playtime au récent et beau poème de Cole Swensen, the Glass Age (Farmington [ME], Alice James Books, 2007), ou tel passage de Walter Benjamin : « Le verre, ce n’est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n’ont pas d’“aura”. Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère. Il est aussi l’ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu’ils sont les apôtres d’une nouvelle pauvreté ? » (« Expérience et pauvreté », 1933, dans Œuvres II, Gallimard, Folio, 2000, p. 369 – « Le froid du verre par excellence », écrit Eisenstein [p. 26]) Scheerbart dont deux pages plus loin Benjamin cite un vœu, extrait de Glasarchitektur (1914) : « Et il n’y a maintenant plus qu’à souhaiter que la nouvelle civilisation du verre ne rencontre pas trop d’adversaires ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Turquety, « « À la recherche de l’angle nouveau ». S. M. Eisenstein, Glass House »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010, 176-181.

Référence électronique

Benoît Turquety, « « À la recherche de l’angle nouveau ». S. M. Eisenstein, Glass House »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 60 | 2010, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/3887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.3887

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Benoît Turquety

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