Dialogue avec Antoine de Baecque sur l’Histoire-caméra1
Résumés
Dans l’Histoire-caméra, Antoine de Baecque pose que le cinéma moderne d’après la Seconde Guerre mondiale incarne l’irruption de l’« âge de l’histoire » dans la vision des films. Il repère ainsi des « formes cinématographiques de l’histoire » parmi les films des années 1950 confrontés au traumatisme de la mort de masse ; ceux de la « Nouvelle Vague », dont le style porte trace du mal-être de la jeunesse sur fond de guerre d’Algérie ; les films « démodernes » du cinéma russe d’après la chute du régime soviétique ; le cinéma hollywoodien contemporain, où se reflètent les fictions maîtresses du 11 Septembre, et quelques autres cas (Watkins, Oliveira, Kusturica, Godard). Face à ces propositions, cinq rédacteurs de 1895 posent une série de questions et proposent une série de remarques sur ses thèses et sa démarche à Antoine de Baecque qui leur répond.
Notes de la rédaction
Les questions et réflexions des rédacteurs de 1895 ont été soumis par écrit « en bloc » à Antoine de Baecque qui a découpé le texte à son gré pour y faire intervenir ses réponses.
Texte intégral
- 1 Antoine de Baecque, l’Histoire-caméra, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 2008, 49 (...)
1895 : En disant « je » dès l’introduction et en contant une expérience personnelle, subjective et somme toute aléatoire (le visionnement successif de trois films de natures assez différentes de 1952, 1959 et 1956 – dans cet ordre : Europa 51, Hiroshima mon amour, Nuit et Brouillard) pour marquer l’apparition de la notion-clé de l’ouvrage, celle de « forme cinématographique de l’histoire » (FCH), l’Histoire-caméra affiche d’emblée sa volonté de s’inscrire dans un type d’écriture historique non conventionnel voire novateur. On peut parler d’ego-histoire, de micro-histoire ou de cette expérience de l’histoire qu’esquissait dans son dernier livre inachevé Siegfried Kracauer (History. The Last Things Before The Last – intitulé en français l’Histoire des [sic] avant-dernières choses), jouant de la fragmentation, de la subjectivité, d’une sorte de passivité réceptive devant des détails (Benjamin avait rapproché Kracauer du « chiffonnier »). Il se trouve justement que parmi ces tendances récentes, postérieures au « linguistic turn » et tentées par un « iconic turn », on se réfère volontiers au cinéma, trouvant dans ses figures et ses procédés narratifs (cadrage, gros-plan, flash-back, montage, etc.) des instruments propres à un renouvellement de l’écriture de l’histoire via des « jeux d’échelles » (voir le « modèle » Blow Up chez Jacques Revel). C’est cette position d’énonciation qui nous a motivés pour proposer d’en débattre, à tout le moins de répondre à certaines de nos interrogations.
Antoine de Baecque : Revendiquons d’emblée l’affirmation d’une subjectivité : un « je » écrit, choisit, commente, analyse. L’Histoire-caméra est le récit d’une expérience personnelle du cinéma, et les FCH se veulent un moyen de connaissance, donc une objectivation, née précisément de cette expérience personnelle. Exercice délicat que cette « écriture intime de la recherche », puisque le « je » qui s’impose n’appartient guère à l’idiome universitaire ni au compte rendu d’un travail de recherche, pas davantage au récit de l’historien, même si les tentatives d’ego-histoire, depuis une vingtaine d’années, ont su démontrer que le chercheur pouvait aussi se prendre pour objet d’étude et s’autoriser à devenir un sujet d’écriture : raconter les protocoles de ses recherches et les effets induits sur ses travaux, son écriture, son itinéraire intellectuel. En revanche, le « je » est pleinement légitime – même hautement recommandé – quand il s’agit de réaliser un film. La critique moderne de cinéma, depuis les années 1950, a comme exigé que le cinéaste s’exprime à la première personne – ce fut le critère fondateur de ce que François Truffaut a nommé la « politique des auteurs », lui qui considérait qu’un film se devait d’être « aussi personnel qu’une empreinte digitale ». Siegfried Kracauer, lui aussi critique de cinéma ne l’oublions pas, a écrit quelques années plus tard, en 1961, un court prélude à son ultime ouvrage, History. The Last Things Before the Last, qui m’a semblé un encouragement à la fois historiographique et cinématographique à prendre la plume du « je » : « Les historiens de l’Antiquité faisaient habituellement précéder leurs livres d’une courte autobiographie – comme pour informer d’emblée le lecteur de la place où ils se situaient dans le temps et dans la société, tel un point d’Archimède d’où ils se préparaient à parcourir ensuite le passé. » À l’exemple d’un « auteur » truffaldien, ou comme un « point d’Archimède » selon Kracauer, je voulais, dans l’Histoire-caméra, me faire aussi l’historien de moi-même : faire récit de mon histoire et en dévoiler les archives, les fragments documentaires. L’élaboration de l’outil historiographique et cinématographique qu’est la FCH devait, selon ce projet, s’ancrer dans cette expérience personnelle de l’histoire et du spectateur de cinéma.
1895 : Pourtant l’ambition de l’Histoire-caméra est plus ample que cela, elle se veut englobante, presque « totale » : on est loin de l’histoire « en miettes ». Ce livre cerne, par ses procédures « de détail » (un film, trois films, en leur sein une image faisant effraction ; quelques autres films : peu, quelques textes : peu), une compréhension d’ensemble du demi-siècle et une appréciation décisive du cinéma « moderne ». Comment passe-t-on de l’expérience personnelle, subjective (de « rencontres », somme toute) à cette compréhension globale de l’histoire du demi-siècle, et comment en tire-t-on un tel enseignement s’agissant de l’histoire du cinéma (il y a un cinéma d’avant et un cinéma d’après les camps), non moins affirmatif que la partition deleuzienne entre l’image-mouvement et l’image-temps – que d’ailleurs il recoupe sur ce point ?
Antoine de Baecque : Ni mémoires circonstanciés ni bibliographie commentée, l’Histoire-caméra revendique pourtant de parler à la première personne, donne à lire des documents semblables à des extraits de journaux intimes ou à des carnets personnels. Il s’agit de faire naître des images, d’évoquer des films, qui illustrent mon expérience de l’histoire du cinéma, afin de les faire voir aux lecteurs en leur offrant une expérience en partage : j’ai vu des formes cinématographiques de l’histoire, et je tente, par l’écriture, de les rendre « lisibles » pour qu’elles deviennent chez mon lecteur son propre outil, un outil pour regarder les films et l’histoire à son tour. Le pari, qui passe d’abord par l’expérience partagée d’une écriture – une adhésion et un transport, que j’exige du lecteur d’une façon quasi absolue –, est que la narration de ces expériences de films, comme autant de rencontres, puisse se métamorphoser en un moyen de connaissance de l’histoire. L’enjeu heuristique des FCH se tient là, entier. Alors seulement, « l’expérience a[ura] été profitable, monsieur »…
1895 : Le lecteur peut suivre l’enchaînement brillant des propositions ; notre revue avait d’ailleurs publié l’hypothèse des FHC dans son numéro 51. Mais peut-il y souscrire sans qu’il lui soit donné la possibilité – comme il est de règle dans la « discipline » – de les voir étayées par des procédures de contrôle, des confrontations, des examens de sources et de modèles contradictoires ou concurrents ? En d’autres termes, l’Histoire-caméra est-il un essai ou un livre d’histoire ?
Antoine de Baecque : Essai ou livre d’histoire ? Pourquoi pas un livre d’histoire qui serait aussi un essai… Rien n’empêche de soumettre l’essai aux « règles » de la discipline, notamment les procédures de contrôle, du moment qu’il ne s’évade pas vers les rivages de la fiction. Certains sociologues, de ce point de vue, sont plus inventifs et s’échappent hors de la catégorisation des genres, ainsi Loïc Wacquant et son livre, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (Agone, 2000), qui mêle pratique personnelle de la boxe dans un club de Chicago et travail sociologique sur les usages et les représentations de la boxe aux États-Unis. Mais les historiens aussi, qui partent parfois d’expériences intimes de l’archive ou de goûts personnels, pour mener des études dont la rigueur n’est pas soupçonnable, mais pas davantage préjudiciable à l’écriture subjective d’un livre d’histoire. Ainsi Arlette Farge et le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle (Seuil, 1994) ou Simon Schama, avec le Paysage et la mémoire (Seuil, 1999), qui mêle ses marches personnelles et l’étude proprement historique des paysages qu’il traverse. Pourquoi ne pas tisser ensemble, selon ces quelques modèles expérimentaux, expérience personnelle de la vision de certains films et travail historique, rigoureux, documenté, vérifiable, sur un demi-siècle d’histoire du cinéma ? Le concept de FCH se tient donc au croisement de l’essai et du livre d’histoire, ce qui est d’ailleurs l’approche privilégiée par la collection où ce livre a trouvé sa place, la « Bibliothèque illustrée des histoires », dirigée par Pierre Nora chez Gallimard, qui a vocation à publier ce genre d’« essai-livre d’histoire », illustré qui plus est. L’Histoire-caméra a existé grâce à Pierre Nora, qui a voulu ce volume, tel qu’il est paru, comme premier livre d’histoire sur le cinéma/essai illustré, dans sa collection, et l’a lui même nommé de son titre définitif.
1895 : L’écriture de l’histoire ici mise en œuvre – son historio-graphie – rompt avec nombre des « règles » en usage dans la profession historienne (à laquelle appartient l’auteur par sa formation, ses titres et les « lieux » mêmes de sa pratique), plus d’une fois réaffirmées dans son champ – de Seignobos-Langlois à Antoine Prost ou Michel de Certeau : l’effacement du locuteur, l’exposé liminaire de sa méthode, la définition d’un corpus et la désignation de ses sources, les règles de l’exemplification, la référence à l’historiographie du sujet, etc. La démarche même, revendiquant la rencontre et la passion, les écarte ou s’en passe. Il serait sans doute à cet égard plus juste de distinguer entre eux les chapitres car ils ne relèvent pas, sous cet aspect, du même régime, même si demeure une même attention, principalement d’ordre « esthétique », d’un bout à l’autre. On peut même, sans risquer d’outrepasser les convictions de l’auteur, parler d’une préoccupation d’ordre cinéphilique. Les films retenus de ce demi-siècle n’appartiennent-ils pas tous au « panthéon » de la cinéphilie française ?
Antoine de Baecque : La liberté en matière de recherche et d’écriture est un postulat : pas de certificat d’affiliation, même si j’ai eu des maîtres et continue à avoir des références. J’appartiens à la profession historienne certes, par goût de l’archive, lectures communes, procédures de recherche partagées, écriture personnelle mais respectueuse des codes et des processus de vérification. Mais je ne relève pas d’une école historique et je fréquente peu les cercles universitaires de la profession, même si je suis conscient de n’échapper complètement ni aux unes ni aux autres. Et que je goûte le travail auprès des chercheurs, notamment au cours de l’élaboration des thèses et des habilitations à diriger des recherches, et plus particulièrement lors des jurys de soutenance où je trouve important et nécessaire d’être présent. Mais me voilà franc-tireur, pourvu d’une identité essentiellement chercheuse et scripturaire : ce qui me définit, et constitue mon travail quasi constant, ce sont mes livres. En ce sens, je suis aussi historien du XVIIIe siècle et de la Révolution française, domaines de recherche sur lesquels j’ai formé mes méthodes et mon écriture, quitte à rapprocher soudain Une femme est une femme d’une dispute sous une arcade du Palais Royal en 1790. Ma pratique de l’intercontextualisation (ce que j’ai nommé – dans le Corps de l’histoire. Métaphores et politique 1770-1800, Calmann-Lévy, 1993 – la « stratégie de l’araignée »), mon usage de la diversité des corpus (la « source touffue ») ou le travail d’écriture comme montage à partir des archives et des textes anciens (la « citation vive »), tout cela a nourri l’Histoire-caméra. Dans ce livre, je revendique d’être à la fois historien, historien du cinéma et historien cinéphile, puisque l’Histoire-caméra est l’aboutissement de près de vingt ans de recherches et d’écriture, deux décennies de publication d’ouvrages « croisés » : les Cahiers du cinéma, histoire d’une revue (1991) ; le Corps de l’histoire. Métaphores et politique 1770-1800 (1993) ; François Truffaut (1996) ; la Gloire et l’effroi. Sept cadavres sous la Terreur (1997) ; la Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse (1998) ; les Éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle (2000) ; la Cinéphilie : invention d’un regard, histoire d’une culture (2003) ; les Duels politiques en France (2007) ; Histoire du Festival d’Avignon (2007) et enfin la Biographie « sur archives » de Jean-Luc Godard (2010).
1895 : Attardons-nous sur la question, centrale dans la démonstration, des camps et de l’extermination de masse des juifs d’Europe : si les quelques films retenus le sont au titre de l’exemplification, à partir de quelles règles le sont-ils, qui seraient applicables à des corpus faisant saillir les différences, les écarts et justifieraient le choix opéré ? Ou doit-on considérer qu’outre les trois films liminaires déjà cités, puis Trouble with Harry, Monsieur Verdoux, Verboten et The Big Red One, il n’est point, sur ce sujet, d’autres films susceptibles d’entrer dans cette catégorie productrice de FCH ?
Antoine de Baecque : La boîte qui contient l’outil FCH n’est ni fermée à double tour ni ouverte à l’éparpillement infini et dilapidateur. Les films qui fondent l’outil FCH sont certes choisis au nom d’un goût personnel, comme le seraient les exemples d’une « Défense et Illustration ». Mais ce qui relève d’une sensibilité doit-il être opposé à toute ambition de catégorisation ? Je crois que Roland Barthes a été à plusieurs reprises décisif sur ce point dans mes lectures, car il a toujours voulu mener parallèlement chronique subjective de ses goûts et journal objectif de ses études. Les chemins de la connaissance sont-ils à ce point fermés à cette histoire sensible dont l’objet est le cinéma, surface sensible précisément, sur laquelle s’est écrite l’histoire du XXe siècle ? Si l’on admet la pertinence de cette voie sensible vers la connaissance (en l’occurrence historique), d’autres goûts, donc d’autres choix de films, sont évidemment possibles, sinon nécessaires. L’outil FCH n’en serait que plus opératoire et efficient s’il engendre, dans l’expérience personnelle d’autres chercheurs, d’autres films comme autant de regards possibles sur ce rapport particulier du cinéma à l’histoire.
1895 : Les premières images des camps d’extermination montrées à la fin de la guerre et lors du procès de Nuremberg, est-il écrit dans le livre, étaient traversées par l’histoire « directement » : les regards des prisonniers, filmés par les nazis eux-mêmes, et ceux des rescapés, saisis par les opérateurs soviétiques, anglais et américains, parlaient directement de l’impossible, de l’extermination, c’étaient des regards hallucinés par ce qu’ils « voyaient » ou avaient vu. Puis ces images disparurent. Plus tard cependant, des cinéastes qui les avaient « vues » – comme Rossellini, Resnais, Hitchcock – ou qui avaient assisté à l’ouverture des camps – comme Fuller et Stevens – les « remirent en scène » non dans le registre de la représentation (la reconstitution impossible, éthiquement proscrite) mais dans des « formes forcloses ». Cette forclusion de l’histoire et, plutôt, faudrait-il dire, du « réel » au sens de Lacan (l’impossible, ce dont on ne peut rien dire), fit alors retour dans des images de regards « déplacées » : folie (Europa 51), meurtre en série à la Landru (Monsieur Verdoux), irradiation (Hiroshima mon amour), angoisse relationnelle (Viaggio in Italia), cadavre encombrant, tout simplement (Trouble with Harry). Les FCH prennent en charge l’histoire après l’extermination et tiennent de leur nature « forclose » de ne jamais ou rarement coïncider avec la représentation impossible de l’événement (à l’exception de The Big Red One de Fuller reconstituant son arrivée à Falkenau). Dès lors, tout le cinéma de fiction qui s’est mesuré très tôt à l’événement (contrairement à une légende qui n’est guère ici discutée) est-il invalidé pour simplisme, naïveté ou immoralité : on ne donne qu’un exemple, celui de The Stranger de Welles (1946) où l’agent de la commission d’enquête sur les crimes de guerre projette à une jeune Américaine des extraits du film américain Nazi Concentration Camp. Il n’aurait pas élaboré de FCH, de « forme spécifiquement cinématographiques pour faire resurgir ces images ». Mais de la Dernière Étape de Wanda Jakubowska (1947), de la Passagère d’Andrzej Munk (1961) il n’est pas question, ni d’aucun des films tchèques, polonais, hongrois, allemands de l’Est qui, pourtant, bien avant l’inévitable Kapo-repoussoir de Pontecorvo (1962) ou au même moment, s’y étaient affrontés (Cf. les œuvres d’Alexander Ford, Wolfgang Staudte, Zbynek Brynych, Kurt Maetzig, Erich Engel, Konrad Wolf, Zoltan Fabri, Jan Nemec, etc. dont les premières datent de 1946 – Die Mörder sind unter uns [les Assassins sont parmi nous] de Staudte). Ni de la conscience qu’ont pu avoir de cet événement pour le cinéma des réalisateurs comme René Clément ou Slatan Dudow dès 1945. Le premier ne déclarait-il pas dans l’Écran français :
- 2 « Soudain [ces femmes enfermées dans un asile psychiatrique dans Europa 51] me regardaient » (p. 19 (...)
Après Buchenwald on ne peut plus faire de films mièvres, il y a quelque chose d’autre à exprimer, et il n’y a pas que les histoires d’amour qui intéressent le public. Les conversations dans un boudoir ne sont plus de notre époque. Sciemment ou non les metteurs en scène recherchent l’illusion du vrai. Alors, pourquoi ne pas aborder franchement le problème ? Pourquoi ne pas se mesurer avec cette grise réalité ? On triche trop souvent avec la réalité et elle se venge. De tous les films de guerre, les montages d’actualité sont ceux qui nous émeuvent le plus. Combien de films actuels sont vrais ? 2
- 3 L’Écran français, n°24, 12 décembre 1945.
Tandis que le second, songeant aux cinéastes demeurés en Allemagne et à ceux qui collaborèrent dans l’Europe du IIIe Reich, les compare à ces « hommes moyens », ces « employés » de la mort qui faisaient fonctionner les chambres à gaz et les fours crématoires, coupables d’« assassinat comme travail de bureau » : « les cinéastes, eux aussi, commirent des actes non moins criminels que ceux des douaniers de la mort » 3.
- 4 Cinéma d’aujourd’hui. Congrès International du Cinéma à Bâle, Genève/Paris, Trois Collines, « Cahie (...)
Antoine de Baecque : J’apprécie la lecture ici faite de mon texte, précise et critique. Et je conviens du caractère lacunaire de mon étude. Mais je soutiendrais l’hypothèse suivante : il y a deux lectures possibles de l’Histoire-caméra, puisqu’on peut y entrer par les pleins comme par les trous. Les deux ont un sens, donnent du sens. Les pleins, ce sont les films – qui effectivement, appartiennent à tout spectateur car ce sont souvent des classiques de la cinéphilie – et les FCH qu’ils engendrent. L’idée n’était pas de proposer une « autre histoire » du cinéma, encore moins une « contre-histoire ». Je n’ai pas de vocation de redresseur de torts. Mais de penser ces films canoniques autrement : non plus tels des chefs d’œuvre, des fétiches cinéphiles, autant de fragments clos sur eux-mêmes, mais comme des formes sensibles de l’histoire. La glose cinéphile n’épuise pas leur signification, même si elle a élevé ces films, ou ces plans parfois, au statut d’instruments rituels du sacré. Ce statut même les rend cependant disponibles à un autre type d’approche, de méthode, de narration : la recherche historienne qui les plonge dans le siècle, dont ils s’imprègnent, objets désormais « vulgarisés », travaillés sous un autre angle, révélateurs d’autres interprétations. En second lieu, comprendre l’Histoire-caméra par ses trous consiste à admettre l’étendue des vides d’un livre qui n’a pas été conçu selon un principe d’exhaustivité, même relative. Ces trous sont innombrables, assurément plus nombreux que les pleins : tout simplement, le cinéma avant 1945, l’absence quasi totale des cinémas italien, allemand, espagnol, japonais, d’Europe centrale, autant de scandales en regard des rapports du cinéma et de l’histoire. Mais la démonstration – puisque l’Histoire-caméra prend volontiers un caractère de manifeste – passe aussi par ces trous qui, en quelque sorte, la dégraissent et l’aiguisent par le jeu de l’exception, le regard du choix, le trait polémique. C’est le trajet direct, incontestable et irrémédiable d’une flèche : elle atteint sa cible, ou non. Le lecteur est convaincu, ou non. Les trous et les vides sont cependant une offrande faite à la communauté des chercheurs, dépourvue ici de ses moyens classiques d’évaluation : à elle, d’une certaine façon, de penser ces manques positivement, comme une contribution personnelle que chacun peut apporter à sa lecture, chercheur-lecteur dont la capacité créatrice, en terme de choix de films, d’érudition, d’analyse et d’étude historienne, devrait être stimulée par l’outil FCH. Dans l’Histoire-caméra, il y a donc les trous par où passent les flèches de la démonstration et ceux que le chercheur remplit de ses propres interprétations. Cette « pensée par trous » n’est pas si éloignée de la « pensée par cas » illustrée par Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (Penser par cas, EHESS, 2007). Ce passage du particulier au général est un héritage fécond de la microstoria d’un Carlo Ginzburg où le raisonnement en histoire s’enclenche à partir de la description précise de configurations uniques, menant à l’interprétation circonstanciées des singularités. Ni raccourci opératoire, ni équivalence mécanique, l’historien met en forme une procédure méthodologique, un prélèvement archivistique et une écriture du cas par cas : un jeu d’échelle qui autorise le chercheur comme le lecteur à réunir sa propre collection de prototypes afin d’interpréter un moment d’une totalité sociale. De tels travaux ont marqué, de la micro-histoire d’il y a plus de vingt ans à quelques livres d’aujourd’hui, et l’historiographie « par cas » s’en trouve légitimée, qu’on pense simplement au Charonne, 8 février 1964. Anthropologie historique d’un massacre d’État, d’Alain Dewerpe (Gallimard, 2006).
1895 : N’est-ce pas que la proposition se situe à l’intérieur d’une problématique « esthétique » et pour tout dire formelle même si son enjeu est de « rendre l’histoire visible » ? Les FCH sont avant tout des formes sinon un style. On le mesure encore à propos de la guerre d’Algérie qui serait présente dans les films de la Nouvelle Vague « quasi naturellement disposée comme l’horizon traumatique d’une jeunesse », les films « port[ant] en eux, sur eux les traces de la guerre quel que soit le discours qu’ils tiennent ou ne tiennent pas sur elle » (p. 183), puis avec Watkins et les cinéastes du « dé-moderne » (Tarkovski, Sokourov, Guerman, Kusturica) dont compte avant tout « le choix de la forme face à l’histoire » (p. 373) crédité d’une « homologie » avec cette dernière.
Antoine de Baecque : L’Histoire-caméra a l’ambition de s’inscrire dans une histoire des formes. En ce sens, je revendique l’héritage des écrits d’Elie Faure, de Malraux, de Langlois, des textes des Histoire(s) du cinéma et de la cinéphilie. Le regard critique peut nourrir la recherche en sciences humaines, ce n’est pas (seulement) une marque de l’entre-soi ou un appel lancé aux lecteurs pour le métamorphoser en spectateur. Prenons deux textes classiques de la cinéphilie, « L’hélice et l’idée » d’Éric Rohmer (sur Vertigo, Cahiers du cinéma, n° 93, mars 1959) et « Le cercle brisé » de Jean Douchet (sur Moonfleet, Cahiers du cinéma, n° 107, mai 1960). Ces textes tentent de dégager une « forme d’organisation de la fiction » (la forme hélicoïdale chez Hitchcock, le « cercle brisé » chez Lang) qui permette d’interpréter intimement l’œuvre. L’hélice guiderait ainsi toute l’esthétique hitchcockienne et autorise le critique à remonter jusqu’à l’idée même de l’auteur, jusqu’à l’épure de son savoir artistique. Sur le même modèle, une mise en scène peut apparaître comme une configuration (du latin forma) permettant de donner un sens à un moment d’histoire. Le cinéma est l’art qui donne forme à l’histoire parce qu’il est celui qui peut montrer une réalité historique en disposant des fragments de celle-ci selon une organisation originale et esthétique : la mise en scène. C’est ainsi qu’il rend visible l’histoire. Il est l’art d’une forme sensible de l’histoire et sensible à l’histoire. Comme l’écrit Jacques Rancière, le cinéma « tisse cette étoffe sensible du monde commun ».
1895 : Il est d’autres approches de l’histoire étayée sur les films ou sur le cinéma, il va de soi. « Contextualisation » est un mot trop faible pour désigner ce à quoi l’on croit devoir s’appliquer quand on examine un film ou un groupe de films. Comment est-il produit ? quelle est sa genèse, ses sources, ses intertextes, ses procédures concrètes de réalisation (avec les obstacles qu’il rencontre, les renoncements ou les transformations), sa circulation (ampleur, durée, modalités – salles, ciné-clubs, Éducation nationale, Ministère des Affaires étrangères, etc.), sa réception critique (outre le cercle restreint des proches – les Cahiers), sa réception publique, sa prise en compte dans la presse généraliste, etc. Prenons trois exemples :
La Dernière Étape (jusqu’ici étudié par le seul chercheur américain Stuart Liebman et, dans un autre champ, par Annette Wieworka). Si l’on aborde ce film, à quel objet a-t-on affaire ? Que dire de sa conception-réalisation-interprétation par des rescapées des camps (en quelque sorte des témoins), sa production en Pologne sur les lieux mêmes, avec les contradictions politiques dans le pays – jusqu’au sein du parti communiste entre juifs et non-juifs –, son choix atypique de narration offrant une grande place à la description, son souci de respecter les cinq ou six langues des déportées du camp, le commentaire off, en France, par une déportée française plutôt que son doublage ? De son accueil ? Des termes dans lesquels la critique l’appréhende, et la presse généraliste ? Du procès qu’on lui intenta, en France, pour « propagande anti-polonaise », qui mobilisa plusieurs secteurs de l’opinion notamment la corporation cinématographique (jusqu’en 1950) ? Etc. Sait-on assez que ce film fut distribué par l’Ufoleis dans son réseau de ciné-clubs jusque dans les années 1980 et que fait-on de cette information ? Des milliers de spectateurs français n’ont pas cessé de le voir, de lire à son propos (dans Image et son où, régulièrement, on lui consacre une nouvelle fiche destinée aux animateurs) : quel commentateur de la « mémoire » du génocide ou de son déni, du « silence » sur les camps en a tenu compte ?
De Nuit et Brouillard on sait désormais beaucoup grâce à Raskin, Lindeperg et Delage. C’est un objet qui ne cesse de se transformer au gré des analyses qui en sont proposées, multipliant les angles d’approches (place du commanditaire, des historiens, etc., problèmes de sa diffusion en France et à l’étranger), dépliant des aspects inattendus (présence d’images de fiction – tirées de la Dernière Étape), identifiant des extraits qui, dès lors, développent leur logique d’appartenance propre (les plans du film allemand sur Westerbrock – qu’on retrouve 50 ans plus tard chez Farocki), révélant des dimensions qui n’apparaissent qu’à distance (il est de bon ton aujourd’hui dans la doxa « pédagogique », que relaie Google, de lui reprocher de « gommer [sic] la spécificité de la Shoah »). Cela parce que ce film a été abordé comme un document, comme un objet social, un enjeu mémoriel et non seulement un film et une forme.
- 5 D’après Claudine Drame, « Représenter l’irreprésentable : les camps nazis dans les actualités franç (...)
Ou bien prenons l’affirmation selon laquelle en France on ne montra pas les images des camps, on les censura, tandis qu’aux États-Unis on les diffusait (p. 63). Il y a là sans doute un « fait » qui tient dans une période d’ailleurs très brève (elle s’achève le 27 avril 1945 5) : comment l’analyser ? Comme une « volonté de silence des autorités françaises », voire de négation de l’événement ou de la seule préoccupation de construire « l’archétype héroïque du résistant déporté ou à la déploration sur le sort des “prisonniers de guerre” ou des “déportés du travail” » (id.) ? Or les autorités américaines se trouvent-elles en quoi que ce soit dans une situation comparable à celle des autorités françaises (ou des autres pays qui furent occupés par les nazis), où des déportés, certains disparus depuis 4 ans, revenaient ou étaient susceptibles de revenir parmi les leurs, où les familles espéraient et les attendaient. La « censure » des images atroces de montagnes de cadavres, de fosses communes, d’hommes et de femmes décharnés répond manifestement à ce problème, alors que ces mêmes images venaient nourrir un argumentaire de dénonciation des horreurs nazies devant le peuple américain, justifiant l’engagement militaire aux côtés des Alliés (et la mort de milliers de soldats), sans risquer de désespérer des proches des victimes. Ce sont de tels raccourcis qui peuvent choquer dans ce livre qui, en outre, dès lors que les images sont montrées au public français n’en repère « l’onde de choc » que dans les commentaires ultérieurs des (futurs) cinéphiles alors adolescents « François Truffaut, Jacques Rivette ou Jean Douchet » (p. 64) !
Antoine de Baecque : Ce bref déni des images des camps de la mort, pendant quelques semaines avant le 27 avril 1945, est une réalité démontrée par les documents rassemblés par les historiens (je cite Annette Wieviorka) et les historiens du cinéma (je cite Sylvie Lindeperg). Le cas est certes spécifiquement français, mais je ne vois pas ici de « raccourcis », à moins de considérer comme un peu courts les ouvrages de Wieviorka et Lindeperg pris pour exemples et sources. Ce n’est certes pas moi qui ai mené ces recherches, je ne fais que m’appuyer sur les travaux des autres, mais comme de nombreux historiens bénéficiant d’un travail propre à la communauté de recherche à laquelle ils appartiennent. Le procédé est courant et non répréhensible, d’autant qu’il permet précisément d’approfondir ce que vous me reprochez d’ignorer : la contextualisation du film. Je ne trouve pas le mot, ni la méthode qu’il recouvre, trop faible : pensons positivement la contextualisation comme une saturation de sens, condition nécessaire à l’herméneutique. La plupart de mes travaux sur l’histoire du cinéma relèvent de cette méthode d’hyper-contextualisation, je m’y reconnais parfaitement et sans complexe : la forme ne prend sens que lorsqu’elle est replongée dans son contexte, dans ses contextes, tous ceux que vous énumérez et que je ne crois pas négliger. Absolument rien n’interdit de tenir ensemble étude formelle et étude contextuelle, de croiser ces deux approches. Quant au repérage cinéphile de l’onde de choc de ces images de la libération des camps de la mort, une fois montrées dans les salles, il possède sa cohérence, d’autant qu’il ne se limite pas à Truffaut, Rivette et Douchet. Je cite également, en témoignages référencés, Alain Resnais, Jorge Semprun, Jean Galtier-Boissière. Il s’agit d’un corpus comme les autres, ni plus ni moins légitime. En tous les cas, les guerres de chapelles cinéphiles postérieures ne le déconsidèrent pas à mes yeux, si c’est ce que vous sous-entendez. Mais je conviens très volontiers qu’une étude approfondie de la réception française de ces images serait passionnante. Elle n’était tout simplement pas au centre de ma démonstration dans ce chapitre. Je serai ravi de la lire dans un futur numéro de 1895, avant de la citer dans un travail à venir.
1895 : Ajoutons qu’au-delà de la seule « image projetée » (l’Histoire-caméra), l’élargissement du « film » aux phénomènes tant filmique que cinématographique peut aussi bien inclure des projets de films non aboutis, interrompus ou perdus : il n’en manque pas (David Rousset eut ainsi le projet de tourner un film d’après les Jours de notre mort).
Antoine de Baecque : Ou encore les deux projets, très révélateurs, d’Elie Wiesel et de François Truffaut en 1960, le Jour, d’après le roman du premier, puis le Dernier Déporté, histoire du dernier convoi de juifs parti de France pour les camps de la mort, qui sont présentés et discutés dans l’Histoire-caméra, pp. 97-98.
1895 : On s’est donc demandé quelle « leçon d’histoire » nous était donnée dans l’Histoire-caméra (et dans Histoire et cinéma, édité aux Cahiers du Cinéma/Sceren-Cndp qui, en quelque sorte, l’accompagne) et, pour tout dire, de quelle histoire il s’agit. On s’est demandé dans quelle mesure on pourra désormais utiliser cette notion de FCH en dehors des « cas » certes exemplaires, traités dans le livre, et dans quelle mesure on pourra éprouver cette caractérisation esthétique à l’aide de critères de comparaison au sein d’un corpus de films plus vaste et la confronter à d’autres paramètres telles que les conditions de production de ces films, leurs « sources » explicites ou implicites, leur réception, leur circulation dans la société. S’il était légitime de procéder ainsi ou si, au contraire, ce livre allait demeurer fermé sur lui-même, sur sa démonstration. Car sans ces précautions méthodologiques, les propositions de l’ouvrage ne risquent-elles pas de demeurer orphelines ou alors générer des élections de FCH sans autre fondement que le goût sinon la passion cinéphiliques (ainsi a-t-on vu un programme consacré récemment à « la Shoah à l’écran » faire figurer la Chambre verte de Truffaut, au titre sans doute de la « forme forclose ») ?
Antoine de Baecque : Quelle histoire ? Sans carte d’identité ni passeport en tous les cas. Mais offerte aux interprétations, oui, sans nul doute. Tout le projet de l’Histoire-caméra tient précisément dans sa « postérité », du moins dans sa posture-relais : donner aux lecteurs un outil de vision, de revision plutôt, des films, qui permette de faire jouer l’esthétique comme révélateur de l’histoire au cœur d’une société passée. L’esthétique, dimension formelle, tient un rôle essentiel dans la transformation de certains films en histoire, ou dans l’empreinte historique s’apposant sur un film. Par la mise en scène, par le style cinématographique, un film peut provoquer de vives réactions sociales : la forme, ici, répond aux besoins de connaissance historique d’une société, tout en répondant aux intentions précises d’un réalisateur, qui est, dans le même temps, artiste créateur et révélateur. Kracauer défendait l’idée que le cinéma (du moins certains films) s’apparentait à une « forme sociale », qui révèle un état psychologique, voire physique, de l’opinion, mais également à une « esthétique sociale » qui est un des moyens de connaissance de l’identité historique d’une société. Il s’agit de passer par l’art pour exprimer les motifs sociaux, historiques, parfois latents ou refoulés, ou encore opaques. Dans certains moments de crise, de traumatisme, de guerre, d’interrogation sur soi du moi collectif, la forme cinématographique m’apparaît comme l’un des meilleurs indices de la connaissance du social, car cette forme rend intelligible un certain état historique de la société. Cela de deux manières. Cette forme crée, d’une part, un espace de dialogue, où peut se déployer un débat d’opinion, une réception sociétale ou politique. Cette forme est, d’autre part, comme une empreinte « en creux » de la société, laquelle s’y voit, s’y reconnaît parfois, mais comme mise en forme, révélée par l’esthétique. Je dirais qu’il existe là un enjeu primordial : affronter des problèmes de formes en historien. Il s’agit de perturber un découpage commode des champs de recherche et des problématiques : aux historiens et historiens du cinéma la contextualisation des films populaires, de genre, voire mineurs, des « films sans qualité » relevant de la culture de masse, et aux études cinématographiques l’analyse formelle et l’étude de cas. Quelques historiens se sont récemment « révoltés » contre ce fatalisme de l’opposition entre « histoire » et « esthétique », entre « contextualisation » et « étude formelle ». Par exemple, dans le domaine de la littérature, Judith Lyon-Caen (la Lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Tallandier, 2006) qui montre comment une forme spécifique, le « type », circule dans les deux sens du roman balzacien au monde social ; ou Christophe Charle à propos de la scène théâtrale européenne à la fin du XIXe siècle (Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, Albin Michel, 2008). C’est en transmettant ce travail historique sur la forme que l’Histoire-caméra peut échapper à la malédiction orpheline que vous évoquez. Certains signaux, reçus plutôt rapidement, tendent à me prouver que des filiations, des réappropriations, voire un heureux braconnage, sont en cours. La traduction américaine de l’ouvrage, par exemple, chez Columbia University Press, dans une collection à vocation pédagogique, à l’usage des étudiants undergraduate des départements de cinéma, d’histoire, de cultural studies. Des thèses soutenues récemment, en philosophie (Clélia Zernik, Paris IV, « L’Œil et l’objectif. La psychologie de la perception à l’épreuve du style cinématographique »), en sociologie (Diana Gonzalez, EHESS, « Naissance du Film-événement, entre pratique et théorie »), en études cinématographiques (Ramla Kronfol, Paris X, « Représentations et quête identitaires dans le cinéma palestinien de 1967 à nos jours »), thèses d’horizons divers où certaines idées avancées dans l’Histoire-caméra sont référencées, mais surtout commentées et discutées. De même, un livre comme celui de Dominique Baqué, l’Effroi du présent. Figurer la violence, paru chez Flammarion en octobre 2009, fait bon usage de ces FCH dans son analyse de l’« esthétisation de la Shoah ». Enfin, sautant d’une discipline à l’autre, Emmanuel Bouju, dans la Transcription de l’histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle (PUR, 2008), ne mène-t-il pas sur le champ littéraire, observé selon l’objectif d’un outil propre, la « transcription de l’histoire », une recherche expérimentale assez proche ? Ainsi, je ne me sens pas tout à fait orphelin, ni dépourvu de cousinage.
1895 : Qu’appelle-t-on « l’histoire » dans l’Histoire-caméra ? Les films cités peuvent faire référence à de l’événementiel traumatique, quelles qu’en soit la spécificité et la gravité : les camps (Resnais), les batailles (passées ou futures – Watkins par exemple) ou l’histoire-légende (Oliveira et les Lusiades). Mais ils peuvent aussi n’avoir qu’une fonction indicielle sur la perception sociale ou individuelle de ces transformations (Rossellini et Europa 51) ou tout simplement sur « le banal » de la vie quotidienne (la Nouvelle Vague). Ou encore apparaître comme des figures symptomatiques de peurs quasi millénaristes (les régressions dites « dé-modernes » post-communistes, les fictions américaines apocalyptiques). N’est-ce pas donner au terme « histoire » une extension si grande qu’il en perd sa spécificité ? On le sent encore mieux dans le résumé de cette position qu’exprime Histoire et cinéma : on y invoque pêle-mêle les films qui font l’histoire (ou de la propagande), ceux qui font « de l’histoire » (ou construisent des épopées et du mythe), etc. Ne faudrait-il pas énoncer un certain nombre de règles qui donnent à ce mot d’« histoire » et à cette pratique un sens compréhensible par tous, et qui permette une réflexion productive sur les possibilités de connaissance (même hypothétique) ou de construction du passé via le cinéma, en reconnaissant que, de toute manière, l’analyse historique reprend et reconstruit pour son compte cette construction du passé (délibérée ou subreptice) ?
Antoine de Baecque : Je ne me lancerai pas dans l’étude d’une définition de l’histoire. Cependant, que les manifestations et les modes de récit de l’histoire soient pluriels, il me semble que de nombreux courants historiographiques y sont aujourd’hui très attachés. Le sentiment de l’histoire n’est-ce pas justement, pour reprendre a contrario vos propres termes, cette impression d’être face à un fait « dont l’extension est si grande qu’il en perd sa spécificité » ? Les manifestations du temps dans la société – l’historicité – peuvent prendre des formes d’une multiplicité et d’une diversité étonnantes, ce qui rejoint le précepte héraclitéen devenu dicton populaire : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »… Ayant choisi des périodes historiques très différentes, des films assez divers, une des conclusions possibles de l’Histoire-caméra consiste à souligner cette pluralité des motifs historiques, tels qu’ils peuvent être configurés par les œuvres, d’autant que ces dernières, une fois vues, sont, selon la catégorisation de Paul Ricœur, comme refigurées par les spectateurs. Je reprendrais ici le titre de ma conclusion : « toutes les histoires sont possibles », et elles le sont car le cinéma d’histoire possède la plasticité de ces possibles. Naissance d’une nation aussi bien que Caché, la Question humaine, l’Humanité, pour citer trois films récents a priori « non historiques », en tous les cas non situés dans la reconstitution de l’histoire, sont porteurs d’histoire : ils en témoignent et la font revenir dans leur présent. Je ne crois pas à la définition ni à la limitation du « film historique », ou même du « film d’histoire ». Mais je distinguerais, sans règle ni normalisation du champ disciplinaire, trois lignes d’horizon dans les rapports du cinéma et de l’histoire. L’aptitude du cinéma à se faire reconstitution du passé, ce qui le fait, disait Abel Gance, « entrer définitivement dans le temple des arts par la gigantesque porte de l’histoire » ; la capacité du cinéma à « embaumer le réel », ce qui métamorphose tout film en témoignage historique en puissance, qu’on songe au présent de 1960 capté par des œuvres Nouvelle Vague ; enfin, la puissance du cinéma à s’offrir comme forme au processus d’évocation, ou de remémoration, ou de réincarnation, de l’histoire : outil rêvé (par de nombreux historiens, cinéastes…) pour élaborer une interprétation de l’histoire – ce sont les FCH par excellence : regard-caméra, montage, effets de style,… Ainsi, le cinéma, dans sa diversité, opère sur des registres si vastes qu’il autorise l’historien, qui le regarde et l’utilise comme outil de révélation, à voir, analyser, comprendre aussi bien l’excès que la faible intensité, le lyrisme que la contemplation, la violence que le calme, le grand spectacle que l’ennui, l’émotion que la banalité du quotidien. Toutes ces manifestations de l’histoire sont possibles dans un film. Pour preuve, voici un film qui sort en ce mois de mars 2010, l’Arbre et la forêt, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, dont le sujet « historique » est la déportation des homosexuels dans certains camps nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est un film d’histoire et pourtant aucune image du passé (archives) ni aucune image de reconstitution du passé (« film historique ») n’est présente à un quelconque moment. Mais l’histoire « revient », comme j’ai tenté de l’analyser dans un texte des Annales HSS (novembre-décembre 2008) sur Caché de Haneke et la Question humaine de Klotz, à travers d’autres procédés, des effets de mise en scène « au présent » qu’on peut qualifier de FCH : travelling avant vers des personnages en perte de repères, présences fantomatiques d’une malédiction pesant sur les liens familiaux, plans-séquences de scènes de déchirement familial, longs monologues de confession intime… Vous aurez sans doute remarqué que peu de « films historiques », c’est-à-dire de reconstitution du passé, traversent les pages de l’Histoire-caméra. C’est là affirmer que le « film d’histoire » me semble clairement outrepasser règles et définitions.
- 6 Cf. au sujet de ce film : « Les simples documentaires […] sont moins vrais, car ils ne présentent q (...)
1895 : Le Kracauer de History. The Last Things Before The Last – ainsi, dans une moindre mesure, que Benjamin, Rancière et quelques autres – voit une homologie entre histoire et cinéma se manifester dans le double processus de rapport à la réalité et de reconstruction qui caractérisent l’une comme l’autre : tous deux auraient la capacité de redonner vie à une réalité dont ils témoignent via une forme intelligible ou artistique. Mais n’y a-t-il pas contradiction entre deux positions sur ces compétences du cinéma, l’une qui en fait un moyen de saisir la réalité, un témoin, et l’autre, formulée à propos d’une citation de Marc Bloch, qui réduirait la « méthode historique » à un mode de « narration temporelle » qui serait propre au cinéma ? Ne faut-il pas remettre dans la perspective des historiens la difficulté éprouvée à articuler les deux fonctions du cinéma dans l’opération historiographique (selon de Certeau) au lieu de la réduire sans discussion à sa dernière phase, l’écriture ? D’autres films que ceux retenus dans l’Histoire-caméra n’offrent-ils pas une problématisation de cette question dans leur énonciation même : ainsi la Passagère de Munk-Lesiewicz (1961-3), fondé sur les contradictions de la mémoire et de l’histoire des camps et du génocide 6 ?
Antoine de Baecque : Cette homologie entre histoire et cinéma – je la nomme la « capacité historienne du cinéma », et Siegfried Kracauer y voit une analogie entre deux « états intermédiaires de semi-cuisson » – est bien sûr essentielle. Avec Kracauer, je pense que l’opération historiographique et l’opération cinématographique ont toute deux en commun la capacité à donner une forme intelligible aux traces matérielles d’une réalité dont elles témoignent, cette forme étant scripturaire dans le cas de l’histoire, visuelle dans celui du cinéma. On peut dire que l’historien et le cinéaste font appel à toutes leurs ressources formelles pour, d’une part, les dissoudre dans la substance des phénomènes de la vie banale, puis les refigurer selon une écriture (l’histoire) ou un montage visuel (le cinéma), de telle façon que ces phénomènes de la réalité soient lus-vus selon leur aptitude à toucher l’imagination et les sens, et qu’ils prennent alors un sens historique.
1895 : Selon le modèle de Jean Starobinski dont se réclame le livre, il s’agit de « donner à penser l’histoire en donnant à voir des films » (p. 22). Donner à penser l’histoire c’est, nolens volens, élaborer un point de vue d’historien sur un matériau, un corpus, construire une intelligibilité à travers des sources, ce n’est pas constater l’évidence d’une auto-énonciation de l’histoire « donnée à voir » (Cf. aussi l’expression « l’histoire directement »), ou de cette « identification du cinéma à l’histoire » que la Nouvelle Vague aurait pratiquée, ne parlant que de cinéma « puisque l’histoire était en lui » (p. 25). Est-ce que l’expression, décriée par les historiens, selon laquelle « les faits parlent d’eux-mêmes » ne hante pas cette « immédiateté » de l’histoire à même le film (faisant écho à la formule rossellinienne, « les choses sont là pourquoi les manipuler ») ? La réflexion de François Hartog sur l’« évidence de l’histoire » ne permettrait-elle pas d’inscrire cette question de la « vue » ou de la « vision » de cinéma dans une histoire longue du « regard » de l’historien, indexé successivement sur la peinture puis le roman et jouant de la contradiction entre visibilité et évidence ? Ou celle de Nikolaï Koposov sur « l’imagination historique » qui, retrouvant une part des propositions de Pierre Francastel sur la « pensée visuelle », fait fonds sur les ressources non-verbales, topologiques, mobilisées par la pratique historienne en tant que pensée.
Antoine de Baecque : Élaborer un point de vue d’historien sur un matériau, un corpus, construire une intelligibilité à travers des sources, comme vous le dites justement, me semble précisément le sens du chapitre III de l’Histoire-caméra, « Oh, moi, rien ! La Nouvelle Vague, la politique et l’histoire ». Je ne crois pas avoir été plus loin dans la contextualisation des œuvres que dans ce texte où certains films de la Nouvelle Vague sont replacés en position d’être vus et interprétés, peut-être compris, avec les textes littéraires, politiques, sociologiques, qui les entouraient, avec les prises de position idéologiques, les décisions institutionnelles, les manifestes politiques qui pouvaient les déterminer, avec les itinéraires personnels et les actions collectives des cinéastes qui les ont réalisés. D’une certaine manière, ce chapitre est un manifeste pour une approche contextualisée de la forme cinématographique, ce que, nolens volens, je pense être le plus proche possible de cette volonté de « faire de l’histoire ». On peut certes éprouver, en voyant un film de la Nouvelle Vague, ce sentiment d’immédiateté par rapport à l’histoire : une grâce propre au film qui peut transporter le spectateur de manière fusionnelle vers le réel de 1960. Mais l’historien, lui, ne pourra rendre compte de ce sentiment d’immédiateté qu’en recontextualisant le même film de la manière la plus dense possible. Ces deux processus de réappropriation de l’histoire, l’immédiateté de la vision du film, la recontextualisation propre au récit d’histoire, sont à la fois contradictoires, complémentaires et parallèles. Mais seul le second me semble avoir sa place dans un livre d’histoire, même s’il peut être suscité et encouragé par le premier.
1895 : Si l’historien reconnaît classiquement qu’il a affaire à des traces, via des documents, pourquoi les images (et les sons sans doute, peu évoqués) n’en relèveraient-ils pas sinon par une sorte de croyance dans l’enregistrement des choses par la caméra ici compliquée d’un déplacement « esthétique » – sur lequel on revient ci-dessous – dû à la forclusion ? Quoi qu’il en soit les images, déjà construites à la prise de vue, au montage, etc., sont re-construites à nouveau dans son champ propre par l’historien, l’analyste. Comment l’histoire parlerait-elle sans médiation ? C’est ce que montre le travail de Sylvie Lindeperg sur Nuit et Brouillard consistant précisément à re-voir sans cesse autrement les mêmes images en fonction d’un nouveau « cadre » d’intelligibilité et, comme chez Farocki, à déplier des sens inaperçus par les opérateurs mêmes ou les monteurs ultérieurs (Cf. la place des images de Westerbrock dans le film de Resnais et les opérations d’identification des victimes « anonymes »). Cette démarche revient donc à éclairer le film par une enquête historique portant sur le film lui-même comme sur son référent. Comment articuler cet aspect avec la « théorie des étincelles » fondée sur le rapprochement d’éléments hétérogènes selon laquelle « plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains plus le sentiment d’historicité est fort » (p. 304) ? Ne définit-on pas là une « poétique » (la formule est d’ailleurs reprise à Reverdy) plutôt qu’une histoire ?
Antoine de Baecque : Je ne me reconnais absolument pas dans cette histoire qui « parlerait sans médiation »… Je ne comprends pas cette « immédiateté » que vous rapprochez de mes interprétations. Les différents chapitres de l’Histoire-caméra sont fondés sur des études de films concrètes, multipliant au contraire les « médiations », que ce soient les sources, parfois archivistiques, les écrits, les lectures et relectures d’un film étalées dans le temps, les différents points de vue critiques ou historiographiques, même contradictoires, les retours sur des contextes politiques, culturels, esthétiques, particuliers aux œuvres et à leur élaboration. Qu’est-ce que la « théorie des étincelles », pour prendre cet exemple ? Il s’agit d’une intuition propre à Jean-Luc Godard, développée dans ses Histoire(s) du cinéma, que le cinéaste emprunte à une citation de Reverdy – « plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains plus le sentiment d’historicité est fort » –, intuition l’engageant dans un processus de montage qui est, selon mon analyse, la FCH telle qu’elle s’impose dans son cinéma depuis la fin des années 1980. Il ne s’agit en aucun cas d’une théorie que je ferais mienne ! Mon travail consiste plutôt à en comprendre le sens historiographique chez Godard en la replongeant dans les influences et les références du cinéaste (Langlois, Malraux), en en cherchant la trace dans les films qui, dès ses débuts, « déplacent le musée hors les murs », ou en la mettant à l’épreuve des lectures philosophiques – et parfois critiques (Deleuze, Rancière, Ishaghpour, Rosenbaum, Aumont, Sollers) – qui ont tenté d’interpréter les Histoire(s) du cinéma. J’ai parfois l’impression que vous confondez dans vos questions et vos lectures de l’Histoire-caméra, ma place d’historien (du cinéma, de la culture, de la politique…) et les productions textuelles ou visuelles engendrées par les objets sur lesquels je travaille. D’où cette impression d’« immédiateté » sans doute, d’« adhésion », comme si la distance critique qui est celle de mon point de vue d’historien se trouvait oubliée. D’une certaine façon, c’est comme si vous écriviez que, en étudiant le Petit soldat de Godard, je devais partager les idées, plutôt vagues et ambiguës, situées entre romantisme révolutionnaire et nostalgie Algérie française, de son héros Bruno Forestier. Mais n’est-ce pas surtout le paradoxe de mon indépendance qui vous pose problème ? Je suis difficile à « situer » avec précision dans les champs universitaires, critiques, disciplinaires : être tout à la fois un critique et un historien, être un cinéphile qui peut prendre ses distances avec les impératifs du jugement de goût tout en revendiquant une certaine sensibilité aux films. L’Histoire des Cahiers du cinéma, voici près de vingt ans, n’était pas une « histoire vue de l’intérieur », comme certains ont pu le dire au moment de la parution de ces deux volumes sur le seul fait de mon appartenance à la rédaction des Cahiers du cinéma – quelques-uns ont même dénoncé une « histoire officielle », ce qui me semble un contresens – mais, déjà, une forme de remise en contexte : l’univers des Cahiers du cinéma accueille, aspire l’altérité, il est fait de croisements nombreux, et cela peut conférer son entière réflexivité à une histoire du cinéma qui se doublerait d’une histoire des arts, d’une histoire politique, d’une histoire culturelle, d’une histoire intellectuelle. C’est en considérant ce fil intercontextuel que les Cahiers du cinéma ont pu devenir pour l’historien un objet herméneutique.
1895 : Les formes cinématographiques de l’histoire (FCH) relèvent-elles d’un discours historique du réalisateur (ainsi Oliveira dans Non ou la vaine gloire de commander rapproché de Braudel, ainsi Godard dans ses Histoire(s), ainsi Guerman, Sokourov, etc.) ou d’un discours « inconscient » du film via les « formes forcloses » ? Dans ce dernier cas, tous les films sont-ils susceptibles de « parler » leur époque dans leurs lapsus, leurs déplacements, leurs « anomalies », ou seulement quelques-uns (les films dits « exemplaires ») ?
- 7 Michel de Certeau, l’Absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973, p. 9.
Dans un premier temps, nous dit l’Histoire-caméra, l’histoire « traverse » le cinéma (pur medium « transparent ») : ce sont les images documentaires des camps (rares) et surtout de la libération des camps. Puis ces images disparaissent dans leur « brutalité » et ne font retour qu’en palimpseste d’autres films venus plus tard : soit documentaires (Nuit et Brouillard qui finalement remet en circulation ces images de 1945 – mais qu’en peut-il être de ces mêmes plans dans d’autres documentaires – de Rossif, Leiser, Farocki, etc. ?) soit dans des fictions et, dans ce cas, « déplacées » (folie, cadavre, moulages pompéiens), comme formes « forcloses ». Cette « forme forclose » peut faire penser à ce qui définit tout discours historique pour de Certeau : « l’autre [qui n’]apparaît » que comme « trace de ce qui a passé », « une présence manquante » qui commande « le désir et le travail d’écriture 7 » . Se pose alors la question de ce recours théorique à la forclusion (traduction lacanienne du verwerfung de Freud) : est-ce une métaphore ou un concept opératoire ? Si l’on parle, avec les « images forcloses », de mise en scène, de choix, d’élaboration formelle, donc de maîtrise, est-on encore dans la « forclusion » selon Lacan pour qui ce qui est forclos dans le symbolique fait retour dans le réel ? Les images « forcloses » ne pourraient donc n’être, elles aussi, que « directes » : le réel parle en elles, et la « mise en scène », qui appartient au symbolique, ne saurait leur donner une forme ; elles seraient alors, à leur tour, une trace documentaire mais au deuxième degré.
- 8 Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977, pp. 267-268.
Quelle méthodologie historique mettre en œuvre pour capter ou reconnaître les FCH, c’est-à-dire : comment échapper d’une part à « l’illumination cinéphile », qui demeure fortuite, et aux pré-jugements de valeur cinéphiles (attachés au « fétichisme » de la mise en scène et de l’auteur [pp. 400-1]) pour engager un travail historique sur les FCH ? Pierre Sorlin, qui avait repéré l’« anomalie » des regards dans la clinique psychiatrique où entre Ingrid Bergman dans Europa 51, proposait de mettre de côté l’auteur et son style et de constituer un corpus de films italiens de la période considérée, de les classer en séries afin d’établir les similitudes et les différences susceptibles de faire apparaître des régularités et, sur ce fond commun, des accrocs, des détails afin de pouvoir leur donner un sens 8. Dans l’Histoire-caméra, seul le corpus des films américains contemporains « de mauvais goût » congédie brièvement « les jugements de valeur de l’ “auteurisme” » avant qu’entre en scène Tim Burton pour lequel on les restaure.
- 9 Henri Agel, Miroir de l’insolite dans le cinéma français, Paris, Éditions du Cerf, 1958, p. 157.
- 10 Siegfried Kracauer, Theory of Film : the Redemption of Physical Reality, Princeton, New Jersey, Pri (...)
Comment appréhender, dès lors qu’elle est revendiquée, la subjectivité de l’historien- analyste repérant les FCH ? En d’autres termes, comment envisager le caractère historique de son regard « regardé » ? Sa subjectivité, en l’espèce, retrouve celles de critiques ou d’historiens – Agel, Kracauer, Sorlin ou Daney notamment – sur les mêmes titres à peu près : Agel rapproche, en 1958, le Sang des Bêtes de Franju de Nuit et brouillard 9 le même Sang des bêtes semble, pour Kracauer, le seul film permettant de configurer l’horreur des camps 10, Sorlin on l’a dit pointe l’extranéité des regards des malades mentales d’Europa 51, etc. Ces convergences ou ces reprises ne devraient-elles pas être analysées ?
Quelle latitude cette « méthode » a-t-elle d’élargir son corpus à d’autres films (ainsi les poilus amnésiques de la guerre de 1914-1918 aux regards hallucinés d’avoir vu l’horreur – repérés dans les Actualités de l’époque par Laurent Veray et dont l’inscription dans le cinéma de fiction date du J’accuse de Gance (1919) –, ou la succession des portraits d’Édith Scob greffée dans les Yeux sans visage renvoyant à l’irradiation, ou encore la scène finale de Kiss Me Deadly où le couple rescapé fuit hagard le feu atomique « en chambre ») ? Etc. Peut-on même imaginer qu’un autre écrivain construise une autre « histoire » du XXe siècle à travers des FCH qui seraient indexées sur une autre logique : par exemple la guerre de 1914-1918 comme trauma du siècle, ordonnant les formes d’expression de celui-ci (tous les artistes de la première moitié du XXe siècle ont exprimé ce traumatisme quels que soient leurs moyens d’expression – de Max Ernst dans ses collages à Fernand Léger, Döblin, Charlie Chaplin [The Great Dictator ne donne-t-il pas comme matrice à son propos sur le nazisme et la persécution des juifs la Première Guerre mondiale ?]). Ou les guerres coloniales – les horreurs de la Deuxième Guerre procédant de celles-ci (Cf. le « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire de 1953) ? En d’autres termes, en quoi le lien entre « modernité cinématographique » et images des camps est-il pleinement opératoire, sachant qu’il laisse de côté certains cinéastes que l’on peut tout aussi légitimement classer parmi les modernes au sens restreint que ce mot a pris au cinéma (Tati, Dreyer, etc.), et qu’il en appelle d’autres, ignorés par le livre (René Clément) ? L’expérience de la Seconde Guerre mondiale de John Ford comme cinéaste n’informe-t-elle pas son cinéma d’après-guerre, revisitât-il des épisodes soigneusement datés de l’histoire américaine antérieure (Fort Apache) ? L’ouverture sur le « dé-moderne » des pays socialistes après l’effondrement de leurs régimes paraît le permettre : peut-on imaginer que ces axes différents (guerre de 1914, colonialisme, régimes socialistes) « déplacent » celui qui est donné ici comme fondateur d’une césure dans l’histoire du cinéma ?
Antoine de Baecque : Ma manière de répondre à cette série de questions et d’objections, ma façon de me faire comprendre, consiste, in fine, à déplacer la mire de mon argumentation, et d’évoquer un livre récent, la Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse (Flammarion, 1998, réed. 2008) qui, d’une façon peut-être plus explicite encore, n’a pas été compris comme un essai-livre d’histoire, mais pris pour une argumentation « immédiate », une adhésion « auteuriste », une Défense et illustration de la Nouvelle Vague. J’ai pu lire dans Positif que cet essai ne faisait que reproduire la « doxa Nouvelle Vague ». Ce livre, pourtant, est né d’une photo découverte au cours de mes recherches. Une femme de dos, un chignon de cheveux bruns relevés, laissant voir une nuque blanche. Au ras du cou, une robe sombre à col sage. Le cadrage est serré mais laisse entrevoir un environnement réel, sans doute une librairie où la femme flâne et regarde des livres. D’emblée, j’ai pensé à un plan de Vivre sa vie de Godard : Nana-Karina qui vend sa vie mais conserve, vue par la caméra de Raoul Coutard, une forme de grâce typiquement Nouvelle Vague. Je pensais encore à ce que se disent intérieurement Jim, en suivant Catherine en vélo dans Jules et Jim, puis Claude Roc en suivant Anne dans les Deux Anglaises et le continent, deux films de Truffaut : qu’ils sont amoureux d’elles parce qu’elles possèdent « une nuque sensuelle et magnifique ». Or, je m’en suis aperçu avec étonnement, cette image ne venait pas directement d’un film de la Nouvelle Vague mais d’une archive visuelle tirée d’une enquête photographique réalisée par l’agence TOP en 1958. C’était une jeune femme anonyme qui symbolisait pour les journaux et les magazines du temps une image de marque : « Mademoiselle nouvelle vague », incarnation d’un mouvement de jeunesse sur lequel se penchaient alors, avant même que ne déferle le flux des premiers films, tant de journalistes, de démographes, de sociologues. Tout à coup, cette confusion de mon regard, qui surimpressionnait cette photographie d’enquête sur un plan de film, m’indiquait un chemin à suivre : confronter un film avec une jeunesse et ses représentations de la fin des années 1950, rapprocher un modèle social et la jeunesse telle que l’avaient représentée les cinéastes de la Nouvelle Vague dans leurs écrits puis dans leurs films. Je me suis alors demandé comment quelques jeunes cinéastes ont créé au contact de la réalité sociale de leur temps des films d’un style particulier. À cette fin, j’ai tenté de dénouer les différents fils qui ont composé la Nouvelle Vague, isolant et étudiant un à un ces composants : une cinéphilie, une révolte contre-culturelle, la volonté de faire imploser les stéréotypes de la jeune première ou du jeune premier, les revendications sociales, politiques, culturelles, d’une jeunesse jusqu’alors bridée, le désir d’imposer un style formel plus direct et frontal, la politique des auteurs impliquant des modes de narration plus personnels, et enfin une dose non négligeable de provocation dandy. Mêlant les différentes archives illustrant ces multiples éléments (textes, pamphlets, films, études sociologiques, travaux photographiques, presse, correspondances, documentaires…), ce livre a l’ambition de comprendre autrement la Nouvelle Vague que selon une généalogie purement esthétique : elle fut certes une « école artistique », selon l’expression de Michel Marie ; elle fut également un « événement de cinéma », selon la formule de son exégète et compagnon de route Jean Douchet ; mais aussi le précipité spécifique d’un moment d’histoire. Cette interprétation proposée dans la Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse, mêlant forme et histoire, ne fut pas comprise, notamment par les tenants, anciens mais surtout actuels, de la politique des auteurs, c’est-à-dire les héritiers de ceux-là mêmes auxquels j’avais consacré cet essai. Ingratitude de ces généalogies complexes… Mais cet essai ne fut pas mieux compris par ceux qui associent mécaniquement Nouvelle Vague et auteurisme, ou qui voient dans son irruption l’hégémonie d’un nouveau dogme à l’œuvre. Faire de l’histoire avec cet objet-là semble par deux fois illégitime : car, pour les uns, la Nouvelle Vague ne se « sociologise » pas ; car, pour les autres, elle demeure « illumination et préjugement cinéphiles », « fétichisme de la mise en scène », « valeur absolue de l’auteur », forcément a-historique.
Pour conclure, contre ces uns et ces autres, j’oserais affirmer qu’on peut être cinéphile et historien, historien et cinéphile.
Notes
1 Antoine de Baecque, l’Histoire-caméra, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 2008, 496 p.
2 « Soudain [ces femmes enfermées dans un asile psychiatrique dans Europa 51] me regardaient » (p. 19), de même que les Japonaises « qui m’attendaient à la porte de leur chambre d’hôpital […] en me dévisageant pour me faire constater leurs souffrances de victime de la bombe », comme « les survivants décharnés me dévisageaient » dans Nuit et Brouillard. Ces images qui [me] regardent, ces regards, est-il affirmé aussitôt après, viennent « de l’histoire, directement », « d’un point aveugle de l’histoire du XXe siècle, son irreprésentable qui pourtant nous regarde » : « l’extermination », les camps nazis (p. 20).
3 L’Écran français, n°24, 12 décembre 1945.
4 Cinéma d’aujourd’hui. Congrès International du Cinéma à Bâle, Genève/Paris, Trois Collines, « Cahiers de Traits », 10, 1945.
5 D’après Claudine Drame, « Représenter l’irreprésentable : les camps nazis dans les actualités françaises de 1945 », Cinémathèque, n°10, automne 1996.
6 Cf. au sujet de ce film : « Les simples documentaires […] sont moins vrais, car ils ne présentent que la vérité, et non la critique du mensonge. » (Luc Moullet, « Munk », Cahiers du cinéma, n°163, février 1965, p. 51) ainsi que les propos d’Andrzej Brzozowski sur « la défaite obligée », « l’échec » recherché dans la reconstitution du camp d’extermination (« Sur la Passagère », Ibid, p.55).
7 Michel de Certeau, l’Absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973, p. 9.
8 Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977, pp. 267-268.
9 Henri Agel, Miroir de l’insolite dans le cinéma français, Paris, Éditions du Cerf, 1958, p. 157.
10 Siegfried Kracauer, Theory of Film : the Redemption of Physical Reality, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1960, p. 305. De surcroît le commentaire initial du Sang des bêtes, dû à Jean Painlevé (qui était à l’origine du film) mais abandonné par le réalisateur Georges Franju, établissait explicitement cette homologie sous la forme d’une prosopopée des moutons envoyés à la mort (voir Roxane Hamery, « Jean Painlevé (1902-1989). Un cinéaste au service de la science », thèse de Doctorat soutenue à l’université Rennes 2 en 2004 (annexes) parue aux Presses Universitaires de Rennes en 2009 [Jean Painlevé, le cinéma au cœur de la vie, p. 181]).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
François Albera, François Amy de la Bretèque, Laurent Le Forestier et Michèle Lagny, « Dialogue avec Antoine de Baecque sur l’Histoire-caméra », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010, 8-31.
Référence électronique
François Albera, François Amy de la Bretèque, Laurent Le Forestier et Michèle Lagny, « Dialogue avec Antoine de Baecque sur l’Histoire-caméra », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 60 | 2010, mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/3851 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.3851
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