Deux lettres de Jean Mitry
Texte intégral
1Ces lettres ont leur histoire ou, si l'on préfère, une origine. La Bulgarie était encore une « démocratie populaire » et la Cinémathèque de Sofia prenait en charge, en 1977, dans la zone balnéaire de Varna, le 33e Congrès annuel de la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film). Le thème retenu était : l'influence du cinéma soviétique muet sur le cinéma mondial. Le congrès fut d'une grande richesse et vraiment international.
2Madame la Ministre bulgare de la Culture y assistait ponctuellement, et, chaque midi, invitait à sa table un certain nombre de délégués. Quand vint mon tour, qui fut aussi celui de Guido Aristarco (1918-1996), théoricien et critique, fondateur et directeur de la revue Cinema Nuovo (il la créa en décembre 1950 et elle disparut avec lui, en septembre 1996) ; le tour également de Toeplitz, de Leo Hurwitz (« Frontier Films »), de Pierre Véronneau, de Bernard Eisenschitz, les propos libres et désordonnés des convives se changèrent, à la fin du repas, en une sérieuse discussion générale.
3Était-il encore possible qu'une Histoire du cinéma mondial fût rédigée par un historien unique, une seule personne ? contrairement à ce qui se passait depuis toujours dans les histoires de l'art, confiées à plusieurs spécialistes ? Tout le monde (ou presque) tomba d'accord : seules des « équipes » nationales pouvaient, en collaboration, construire une Histoire de leur cinéma.
4Le plus résolu, le plus convaincant, fut Guido Aristarco, si bien qu'avant la fin de l'année un comité d'initiative international fut constitué.
5Le projet était grandiose : vingt volumes de 800 à 1 000 pages ; cinq éditions dans les langues anglaises, russe, bulgare, française et italienne. Au Caire, un éditeur indépendant s'offrait à faire traduire et publier la totalité de l'ouvrage en langue arabe. De plus, selon les bonnes traditions des pays socialistes, les collaborateurs seraient excellemment rémunérés.
6L'UNESCO fut appelée à la rescousse, mais il avait précédemment essuyé quelques revers dans ce genre d'expériences et ne pouvait offrir que peu de subventions et beaucoup de conseils1.
7Chaque nation écrirait l'histoire de son cinéma ; celles qui ne produisaient pas de films mais en « consommaient » écriraient comme les autres. Si quelques textes pouvaient se trouver en totale opposition (il y avait en ce temps-là deux Allemagnes ; il y a toujours deux Corées), les deux textes seraient publiés côte à côte.
8On s'en doute, malgré quatre années de préparatifs (1977-1981) et autant de réunions du comité international d'initiative, pareil projet, né dans l'enthousiasme plus que dans la réflexion, s'enlisa. Mis au pied du mur, l'Office national bulgare d'édition refusa de s'engager. Il n'en avait pas les moyens. Et, selon une habitude bien ancrée dans les pays socialistes, les autorités concernées cessèrent un jour de répondre à nos courriers inquiets.
9J'avais été désigné pour composer « l'équipe française » et, naturellement, j'en proposai la présidence à Jean Mitry, qui la refusa. Les deux lettres qu'on va lire livrent son argumentation.
10Évoquant de grands exemples (Michelet, Renan, Élie Faure, Malraux), Mitry montre comment toute Histoire générale suppose un auteur unique et non seulement pour ce qui relève de la méthode. Il est dommage qu'un débat sur les deux voies de l'Histoire écrite n'ait pas été ouvert à l'époque. Dira-t-on qu'il en est encore temps ?
Paris, le 6 janvier 79
Cher Barthélémy Amengual,
Merci pour votre lettre du 19 décembre qui me donne l'occasion de vous envoyer mon nouvel « Eisenstein » (revu et complété) paru en septembre dernier et que je n'ai pu vous envoyer plus tôt faute de connaître votre adresse.
En ce qui concerne votre proposition je vous donne bien sûr mon accord de principe sans bien savoir quel pourrait être mon rôle. Mais je fais tout de suite un certain nombre d'objections à ce projet fort ambitieux, fort intéressant, mais qui pêche à mon sens par bien des côtés.
1. Pourquoi Aristarco pour qui j'ai beaucoup d'estime, qui est un excellent critique et un remarquable sociologue du cinéma mais qui n'est pas plus historien que je ne suis pape ? Je gage qu'il n'accepterait guère de travailler sous ma direction, en quoi sans doute il aurait raison. Pourquoi moi qui suis beaucoup plus historien que lui devrais-je travailler sous la sienne ? ...
2. « L'étude de chaque cinématographic nationale étant (me dites vous) confiée à une équipe de chercheurs de cette même nation »...
C'est absurde. En ce qui me concerne et bien qu'ayant suivi l'évolution du cinéma français au moins de 1924 à 1935 de très près, je le connais beaucoup moins bien que le cinéma américain ou allemand ou russo-soviétique. C'est même celui que je connais le moins si j'excepte les cinémas anglais et italien muets. Jay Leyda connaît certainement le cinéma russe pré-révolutionnaire mieux que Yourenev et je prétends connaître le cinéma américain mieux que Lewis Jacob et que la plupart des américains eux-mêmes... Réduit au seul cinéma français je ne suis pas mieux informé que Raymond Chirat ou Charles Ford ou tout autre...
3. Enfin et surtout je trouve aberrant de se mettre à 36 pour écrire une « Histoire du Cinéma » fût-elle en 20 volumes. Autant il me paraît logique de diviser le travail lorsqu'il s'agit d'un dictionnaire ou d'une encyclopédie autant cela me semble absurde lorsqu'il s'agit d'une Histoire. L'histoire, qu'elle soit de France, de l'art, de la littérature, des sciences ou de tout autre chose, étant affaire de jugement et de point de vue ne saurait être l'œuvre que d'un seul qui assure l'unité de ce point de vue, quel qu'il soit. Michelet, Thiers, Lavisse, Madelin, Bainville d'une part, Élie Faure, René Huygues, Malraux de l'autre et tutti quanti ne se sont pas mis à 36...
Qui plus est le cinéma étant un art universel son histoire consiste à confronter incessamment les films de tous genres et de toutes nations et ce dans une optique déterminée qui oriente le sens de cette confrontation. On ne peut pas considérer séparément le cinéma italien, le cinéma anglais, etc. à moins de ne s'en tenir qu'à des faits précis de répertoire ou de calendrier. Diversifier le travail c'est diversifier les jugements et les opinions et remplacer la confrontation des oeuvres sous une même optique par une confrontation des points de vue qui peuvent aller dans tous les sens...
Vous me direz qu'à 36 on peut aller plus loin, approfondir le travail, la recherche surtout, et c'est bien vrai, mais je répondrai que, dans ce sens, on peut reprendre chaque chapitre de mon Histoire, chaque époque, chaque école et même chaque film et lui consacrer une étude exhaustive en un ou plusieurs volumes. À condition toutefois que ce soit fait chaque fois par un seul qui assume une pensée, une direction une discipline et que ce soit en autant de volumes séparés et point du tout dans le corps d'un ouvrage global.
Voilà puisque vous me le demandez quelles sont mes objections majeures. Reste à savoir comment l'ouvrage sera conduit, conçu et qui fera quoi.
Tout en vous assurant donc de ma collaboration de principe je reste dans l'expectative. Ou s'agit-il de faire en mieux et en plus grand ce que vient de faire « Alpha-Ciné » ? Pour une initiation générale à l'usage du grand public c'est un travail excellent. Pour un ouvrage sérieux c'est minable. Le tout est de savoir ce que l'on veut faire et à qui on s'adresse...
En attendant donc des renseignements plus précis et de vous lire, je vous prie de croire, cher Barthélémy Amengual, à mon amitié bien confraternelle.
Jean Mitry
***
Paris le 8 août 80
Cher Amengual,
C'était à prévoir. Vous n'avez personne pour traiter du cinéma français des origines à 1918. Hormis Prolo pour l'Italie et Leyda pour la Russie ce sera la même chose sans doute pour les autres pays sauf les USA où la documentation et les films visibles ne manquent pas. Mais l'Allemagne, mais l'Angleterre... et le reste !... À moins de rabâcher tout ce qui déjà a été dit, je ne vois pas de solution possible, du moins dans l'immédiat.
Ayant vécu cette période, ayant vu plus de 1 000 films - français et étrangers - de 1912 à 1918, je vous l'ai dit (quoiqu'il m'en coûte et paraisse gonflé de prétention), je suis (je ne suis plus que) le seul capable de traiter du cinéma mondial des origines à 1918. À moins bien sûr d'entreprendre sur un point précis des recherches exhaustives qui demandent des mois de travail ; ce qui n'est pas le cas pour cet ouvrage où 180 pages ne peuvent supposer qu'un survol. Mais, une fois encore, comment parler du cinéma français sans faire intervenir les autres et les influences réciproques ?...
En bref, ce serait avec plaisir que je « récrirais » cette histoire si je n'avais d'abord à terminer mon ouvrage pour lequel deux volumes restent encore. Pour ce qui est des jeunes critiques ou étudiants, aucun d'eux n'en est capable. Non par manque de talent mais par manque de connaissance. Ce n'est pas en ayant vu vingt Méliès, dix Lumière et quatre ou cinq Feuillade que l'on peut traiter de cette question. Il faut voir (sinon avoir vu) deux ou trois cents films de genres divers, pour le moins.
Si je le pouvais ce serait pour moi un simple travail de rédaction. Deux mois y suffiraient et les sommes proposées sont fort honnêtes. Par contre si un jeune voulait s'y aventurer il lui faudrait des mois de recherches pour la documentation et le visionnement des films, à supposer que ceux-ci soient visibles ou existent encore. Ces 180 pages représenteraient au bas mot deux années de travail pendant lesquelles il lui faudrait vivre. À raison de 4 000 francs par mois (c'est un minimum) cela fait une centaine de mille francs, somme impensable je suppose pour les commanditaires.
Déjà je vous ai crié « casse-cou ». Je ne puis que répéter tout ce que je vous ai dit. Ou bien ces gens ne connaissent rien au cinéma, à son histoire, aux conditions de travail (de la part d'Aristarco cela m'étonnerait fort), ou bien ils ne se rendent pas compte de la vitesse du vent...
La seule solution possible serait de mettre un étudiant valable sur le chantier en le priant de compiler les « Histoires du cinéma » de Sadoul, Deslandes et moi-même (René Jeanne / Ford, au besoin) et de récrire à sa manière ce que nous avons dit. Mais ce ne serait qu'une redite et n'avancerait pas à grand chose. Tout le problème est là. Sadoul et moi avons mis des années à débrouiller cette période et à accomplir des recherches encore très incomplètes qu'il devient de plus en plus difficile de compléter à mesure que l'on avance. Les films et les documents font défaut, vous le savez comme moi.
C'est bien pourquoi il me paraît dérisoire de vouloir écrire une « Histoire » de plus, une histoire « globale » qui n'ajoutera pas grand chose (sauf d'opinion ou de point de vue) à la mienne en vous y mettant à 36. Il me paraît plus urgent et plus utile de mener - à plusieurs cette fois - des recherches ponctuelles et exhaustives sur des périodes données comme celles publiées dans les derniers « Cahiers de la Cinémathèque » sur les films d'Edwin Porter et des pionniers américains. Une étude comparative - sujet, structure, style, composition etc. - des films de Feuillade, et de Perret, de Capellani et de Pouctal me semble plus utile qu'un nouveau survol dont la nécessité première est résolue. Certes, on pourrait envisager une « Histoire analytique et exhaustive du cinéma universel ». Mais il y faudrait cinquante ou quatre-vingt volumes de cinq cent pages pour dix ou vingt ans de travail collectif.
Ou bien un survol global aussi complet que possible mais qui ne saurait être fait que par un seul, selon une unité conceptuelle précise, ce que je crois avoir fait ou être en train de faire. Ou bien, ce qui ne saurait être qu'un travail collectif, une série d'analyses reprenant chaque point crucial en suivant la chronologie historique. Toute autre tentative me semble vaine et vouée à l'échec. C'est ainsi que pour le seul cinéma français des origines à 1918, si vous voulez approfondir, analyser, comparer et en dire bien sûr davantage que je ne l'ai fait, il vous faudra - vous un autre - y consacrer plusieurs années et non les quelques mois que vous semblez devoir accorder1 à ce genre de travail.
Pour moi, le survol est accompli. Reste l'analyse approfondie. Mais celle-ci portant sur le seul cinéma français antérieur à 1918 demanderait 1 800 pages... et pas 180 !
Certes on pourra toujours écrire d'autres « Histoires du cinéma », d'autres « survols » en mettant l'accent sur un point de vue particulier : économique, esthétique, social, idéologique ou autre. Il y a bien des dizaines d'Histoires de l'art ou d'Histoires de la littérature. Pourquoi pas du cinéma ? Mais chaque fois faites par un seul... nécessairement. Pour moi ce travail collectif commence à l'analyse structurale2. La synthèse réclame l'unité.
Ceci dit j'écrirai volontiers quelques chapitres de cet ouvrage « collectif » mais pas avant d'en avoir terminé avec le mien.
Espérant vous rencontrer à Perpignan en décembre prochain et en reparler avec vous, je vous prie de croire mon cher Amengual à mes sentiments les plus cordiaux.
Jean Mitry
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Barthélemy Amengual, « Deux lettres de Jean Mitry », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 40 | 2003, 59-64.
Référence électronique
Barthélemy Amengual, « Deux lettres de Jean Mitry », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 40 | 2003, mis en ligne le 30 juillet 2008, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/3602 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.3602
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