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Accueil189534-35Ophuls est un autre

Texte intégral

1Il règne autour de Max Ophuls une curieuse solitude : consacré au soir de sa carrière par la critique française, choisi parmi les élus spirituels de la Nouvelle Vague (à la faveur de quelques malentendus que rappelle Alan Williams, ainsi que Vincent Amiel en évoquant les réticences baziniennes face au Plaisir), il est resté depuis comme une figure fascinante et encombrante – qui fait un peu désordre, dans le paysage malgré tout mesuré de la cinématographie hexagonale. On a beau lui accoler à tout propos l’épithète de « baroque », elle ne rend que médiocrement compte d’un art qui va des artifices assumés de Lola Montès au romantisme sobre de Werther, de la fantaisie brechtienne de La Comédie de l’argent au naturalisme discret des Désemparés… D’où une influence diffuse dans le cinéma français d’après 1960, de Demy jusqu’à Téchiné ou Vecchiali, mais qui se fonde davantage sur des affinités électives que sur une continuité théorique ; d’où un relatif silence des historiens français depuis vingt ans, si l’on excepte les travaux précurseurs de Claude Beylie, ou les études plus récentes de William Karl Guerin, de Philippe Roger, de Jean-Pierre Berthomé… Quelques mois avant le centenaire de la naissance d’Ophuls, il fallait donc regarder en dehors de France pour faire le point d’une critique qui n’a au contraire cessé de se développer en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis. Ce qu’on découvre à travers ces différentes approches – à l’inverse d’un « auteurisme » monolithique qui n’est souvent plus qu’un passeport périmé –, c’est une création qui s’est reconstruite en permanence dans la contrainte, dans la contingence, dans l’adaptation à diverses cultures ou à diverses formes d’expression. C’est un Ophuls bifrons qui était en quelque sorte programmé dès le départ, comme le montre Karl Sierek en analysant sa « double conversion » : celle du Juif allemand Max Oppenheimer, se projetant dans une identité nouvelle et dans une Vienne idéale (à rebours de l’antisémitisme dont il fut victime à ses débuts, dans une quête de transfiguration qui offre un peu l’envers séduisant de celle de Stroheim), et celle d’un homme de théâtre et de radio, trouvant dans le cinéma le prétexte d’une alchimie impure et avouée, d’une négation explicite des limites de l’espace-temps.

2D’une autre manière, Helmut G. Asper souligne ici l’importance de cette formation théâtrale, qui a fait du jeune Ophuls le dépositaire d’un vaste répertoire, capable de jouer tous les rôles et de mettre en scène les auteurs les plus dissemblables (de Goethe à Offenbach, de Pirandello à Bourdet), et d’entrée de jeu de démonter les mécanismes d’une illusion retombée en enfance… Il n’est pas fortuit que dès son premier film (ce Dann schon lieber Lebertran dont Ronny Loewy retrace les contours enfuis), Ophuls ait voulu nous montrer des enfants qui jouent aux adultes, inaugurant par là un pacte de franchise qui retourne la perspective et fait entrer le spectateur dans le spectacle. Comme le marque Barthélemy Amengual, son œuvre cinématographique n’aura fait que décliner cette mystification empêchée, qui cherche à reconstituer une innocence tout en exhibant les failles et les faux-semblants de la mémoire : c’est là que réside le paradoxe de sa modernité, puisqu’elle repose sur une nostalgie toujours obligée de se relancer, de se critiquer, de se mettre à l’épreuve – comme si le cinéma avait pour mission de remonter vers un par-delà jamais accessible, de rendre l’absence tangible et même fascinante. C’est aussi ce qui l’inscrit à égale distance des continuateurs du muet et des novateurs du parlant, dans une tentative assez marginale (même si elle peut rejoindre les expériences contemporaines d’un Mizoguchi) de promouvoir la mise en scène comme une écriture autosignifiante. Pour Ophuls, exilé de l’Allemagne et par conséquent de sa pratique théâtrale, cinéaste espérantiste s’il en fut (il lui fallut travailler, avec plus ou moins de bonheur, dans six pays différents), il semble que le cinéma soit devenu une patrie à part entière, un monde en soi qu’il transportait avec lui comme un théâtre mobile, et où il poursuivait un imaginaire plus vrai que la vie : ses films transcendent ainsi la confusion des langues et les écoles esthétiques, pour imposer un esprit d’expérimentation qui se joue des règles rencontrées dans les studios. On le voit aussi bien réussir, au beau milieu de l’Italie fasciste, un mélodrame sulfureux et nerveux comme La signora di tutti (à la faveur de conditions de production elles-mêmes feuilletonesques, ainsi que le raconte Jean A. Gili), qu’une adaptation en demi-teintes comme Werther ou une tragédie à la Carné comme Sans lendemain, dans le contexte plus « raisonnable » du cinéma français d’avant-guerre (Christian Viviani revient sur ces esquisses moins inachevées qu’il n’y paraît, Pierre-Damien Meneux y met en valeur les recherches plastiques menées avec Schüfftan, et le témoignage de Jean Sacha révèle une tendance aux prises de vues multiples dont Ophuls s’éloignera radicalement par la suite…). À la lecture de sa correspondance avec ses producteurs Sturges, Wanger ou Houseman, à la lecture des souvenirs de Laure Lourié (tels que les a recueillis Lutz Bacher au long d’une méticuleuse enquête sur la situation américaine du cinéaste), on découvre encore un autre Ophuls, ayant d’abord quelque difficulté à s’acclimater à Hollywood, jouant de toutes les ressources de sa séduction et de son humour, multipliant enfin les projets jusqu’après son retour en France… Et c’est également dans ce pragmatisme changeant (loin de la légende dorée d’un démiurge en état d’ubris, celle-là même que relativise son assistant Ully Pickard) que Jean-Pierre Berthomé réinscrit les préparatifs et le tournage de Lola Montès – projet qu’Ophuls ne fit que récupérer en cours de route, qu’il remit plusieurs fois sur le métier, et qui l’exposa à moins d’excès qu’au respect d’un écrasant cahier des charges.

3En fin de compte, c’est ce qui fait d’Ophuls un passionnant réinventeur de formes, qui ne cesse de se lover dans des structures préexistantes pour y acheminer sa vision : dès Liebelei, comme l’explique Francesca Granata, il adapte la noirceur de Schnitzler à un sentimentalisme plus ambigu ; avec Caught ou Les Désemparés, il entre dans la logique du mélodrame hollywoodien pour s’y approprier le point de vue de « la femme victime » (d’où un spectaculaire essor des lectures féministes de son œuvre, que confronte ici Hilary A. Radner) ; et sa production française d’après-guerre, tout en se conformant aux critères de la qualité du même nom, déploiera une critique intériorisée de la narration classique. Dans Le Plaisir et Lola Montès, ce seront justement les ambiguïtés qui accompagnent le point de vue féminin, aussi bien que le statut surplombant du narrateur (et dont Douglas Pye déchiffre quelques exemples). Ce sera encore, dans Lola Montès, un recyclage provocant des fantasmes masochistes fin-de-siècle ou des « attractions » du cinéma primitif, dans une articulation complexe de régression et d’audace que mettent en relief Gaylyn Studlar et Susan White… Et si l’on en croit les extraits du scénario de Modigliani que présente Valérie Vignaux, il y avait là matière à un véritable art poétique – où Ophuls aurait exprimé à la fois son idéal de création totale, venu d’une grande tradition romantique et goethéenne, et la conscience obscure d’une perte de contrôle chez l’artiste.

4Est-ce à dire qu’il ne faudrait pas envisager Ophuls comme un « auteur » dans la plénitude de sa vocation, mais plutôt comme l’interprète de phénomènes culturels qui l’auraient traversé, fût-ce à son insu ? Dans son analyse de Lettre d’une inconnue, Steve Neale fait apparaître les limites que rencontrerait bientôt un décryptage systématique du sous-texte, des signes et des motifs implicites… Quelle que soit l’adaptation d’Ophuls à des conditions de travail contrastées, quelle que soit son aptitude à adopter le point de vue de l’autre et à privilégier la place du spectateur (ou de la spectatrice), on s’aperçoit qu’il ne fait jamais que traduire dans un nouveau langage une obsession immémoriale, et revenir vers un théâtre intérieur dont le décor s’est mis en place dès Liebelei. En partant de ce film pour arriver à Madame de… (et en repassant par Lettre d’une inconnue), Marc Cerisuelo démontre bien que les « trois Ophuls » n’en font qu’un, qui développe toute sa création sous le signe du compte à rebours, de l’« encore un instant », du temps inversé dont nous parlions tout à l’heure. Au terme d’une si longue errance et de tant de masques d’emprunt, le voyage est rattrapé par ce principe d’immobilité que décrit Philippe Roger ; à l’origine du mouvement ophulsien, il y a une hantise du cadre arrêté (celui où déjà venaient se figer, pour un ultime cliché, les figures en fuite perpétuelle de La Fiancée vendue), un fantasme de constamment relancer ce qui menace de se conclure – quitte à laisser voir au passage les ressorts de la mécanique et les subterfuges de l’animateur, comme dans le train fantôme de Lettre d’une inconnue… Si Max Ophuls est l’un des plus grands cinéastes qui soient, si ses films peuvent inspirer une telle pluralité de lectures, c’est d’abord parce qu’ils mettent en œuvre ce dialogue ininterrompu avec la mort qui est au cœur du cinéma.

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Pour citer cet article

Référence papier

Noël Herpe, « Ophuls est un autre »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 5-9.

Référence électronique

Noël Herpe, « Ophuls est un autre »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 21 avril 2008, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/2953 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.2953

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Noël Herpe

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