« Ce soir on n’improvise pas » : conversation avec Laure Lourié
Notes de la rédaction
Propos recueillis à Hollywood le 12 juillet 1979, et traduits de l’américain par Michelle Herpe-Voslinsky
Texte intégral
1Est-il vrai que vous avez rencontré Max Ophuls en France ?
Oui, le premier film que j’ai fait avec lui était Yoshiwara. C’était en tant que costumière. Et on a demandé à [Eugène] Lourié de faire les décors. Mais il travaillait à je ne sais plus quel film – sans doute La Grande Illusion… Alors il a recommandé André Barsacq. Vous savez, j’avais débuté avec Renoir et tout était très français et en quelque sorte équilibré. Là en revanche, c’était le début de l’influence des Allemands qui arrivaient en France : tout le monde était Allemand ! En fait, je ne connaissais qu’un mot d’allemand, Ophuls m’a demandé lequel, j’ai dit : « Scheisse ! » (Rires.) Et je demandais aux gens : « Qu’est-ce que ça veut dire ?… » La préparation surtout était très stimulante, à cause de l’exotisme de l’atmosphère japonaise – et j’étais très reconnaissante à Ophuls, parce qu’il avait le don d’accepter les idées, il en voulait toujours plus et on avait soi-même envie de l’entendre dire : « Oui, encore… » Et il aimait rire ! Il avait un rire tout à fait spécial : « Ha, ha, ha ! Je n’y avais pas pensé ; nous verrons, nous verrons, montrez-moi les dessins que vous avez faits. » J’avais l’impression que je ne pouvais pas me tromper, ce qui est merveilleux !
2Il n’était pas jaloux de son domaine !
Non, non. Quelqu’un m’a seulement prévenu : « Il est très gentil, mais parfois il devient très difficile, comme un petit archiduc. » C’est peut-être parce qu’il se plongeait complètement dans son travail… Et c’est quand j’ai arrêté de travailler que je me suis rendu compte qu’Ophuls était une grande vedette à cette époque – parce qu’il était le réalisateur de Liebelei, qui, en tout cas pour les intellectuels, était une grande chose, le symbole du cinéma allemand. Quand nous sommes arrivés ici en 1942, nous l’avons revu ici et là (nous habitions près de Franklin et les Ophuls dans Whitley Heights), alors qu’il traversait une mauvaise passe.
3Est-ce qu’il fréquentait les cercles d’émigrés français ?
Je ne crois pas, il était plutôt avec les Allemands. Mais c’était un homme sensible et fier. Il tournait les choses en plaisanterie et si on lui posait une question directe, il disait : « Oui, peut-être bien… » Quand il a enfin été engagé pour Vendetta, il m’a appelé. J’ai dit : « Écoutez, j’ai un enfant de quatre mois, je ne sais pas… – Oh, si, si, vous pouvez », m’a-t-il répondu gentiment.
4Pour Vendetta, il souhaitait une musique de Darius Milhaud.
C’est moi qui ai essayé de faire engager Milhaud, qui avait besoin de travail et en avait parlé à notre ami Stravinsky. J’ai dit à Max : « Vous devriez demander la musique à Darius Milhaud, qui connaît bien la Corse et le sud de la France… – Oui, c’est une bonne idée. » J’ai emmené Milhaud au restaurant de Preston Sturges, mais ils ne sont pas mis d’accord. Eugène et moi avons aussi essayé de faire engager Alexander Tansmann, qui était dans une situation difficile… En fait, je continuais de penser à Max quand il tournait. Et puis j’ai compris qu’à ce stade, il ne voulait plus avoir affaire avec nous, il était trop tendu. J’ai travaillé avec des gens comme Henry King : tout est sur le papier, vous vous demandez pourquoi il y a un metteur en scène ! Max demandait bien davantage.
5Comment s’est passé votre engagement pour Vendetta ?
Le premier jour où je suis allée au studio, je suis tombée sur une affreuse petite annexe et je suis partie chercher les autres… Et j’ai vu arriver Sturges, un homme du nom de Max Magnus, la petite amie, la secrétaire – très minces toutes les deux –, Ophuls et un ou deux scénaristes. C’était comme dans les histoires hollywoodiennes, quand on dit : « Messieurs, la cour. » Ils venaient, ils se déplaçaient, toujours ensemble, six ou huit personnes ; et ils riaient tout le temps… Je suppose que Sturges voulait avoir une bande avec lui, comme au temps des bouffons !
6Dans son livre sur Ophuls, Annenkov a écrit qu’il faisait les dessins et les montrait à Ophuls – qui signait ceux qu’il approuvait. Travaillait-il comme cela avec vous ?
Oui, c’est une très bonne idée. Autrement, il aurait pu dire : « Ce n’est pas ça du tout ! »
7Quel était son apport au scénario ?
Avant tout, me semble-t-il, son approbation. Sturges n’était pas un auteur de drames ; et Max penchait plutôt vers le romantique ou l’érotique… C’est ce dont le premier avait besoin. En fait, c’est de cette part d’érotisme que faisaient bénéficier les Allemands.
8D’après les mémos échangés avec Sturges, il semble que vous ayez eu une certaine influence sur le scénario.
Il me semble que tout provenait des discussions entre Sturges et Ophuls. Peut-être, lorsque celui-ci envisageait une possibilité, Sturges était-il assez malin pour la rejeter en disant : « Mais Mme Lourié a dit que… ». Mais je ne participais pas à des conférences de script ni à rien de ce genre.
9Ophuls s’occupait-il de la structure dramatique ou plutôt des aspects visuels ?
Plutôt de l’aspect visuel et peut-être de la caractérisation, de la psychologie… Mais pas de la structure, parce que Sturges était très école d’Hollywood : action, tension, action – ce truc terrible sans lequel ils croient qu’il n’y a pas de film.
10Le film était soigneusement préparé.
Oui, mais j’ai l’impression que c’était quand même « ce soir on improvise »… Et là on rencontrait l’un des obstacles principaux de Hollywood : tous les subordonnés sont contre. En ce qui me concerne, la robe était commandée. La changer, c’était exactement comme en commander une autre. Mais même si c’était approuvé par le producteur, on accusait la costumière de retarder la production. Idem pour l’accessoiriste, si ce n’était pas écrit dans le script et si tout d’un coup Ophuls demandait : « Oh, je veux qu’il ait un magnum à la place ! » C’était comme si on avait craché sur le drapeau… Et puis, il y avait une grande difficulté : cette fille [Faith Domergue] qui était, comme Ophuls me l’a dit, la maîtresse de Howard Hughes ; elle était nulle. Le problème, c’est que les deux acteurs étaient incapables de porter un film comme celui-là. George Dolenz était tout à fait charmant, mais je me souviens que Sturges disait : « Il a besoin d’énergie, donnez-lui du yaourt ! »
11Que s’est-il passé pendant les quatre jours où Ophuls a travaillé comme réalisateur ?
Je ne sais pas, parce que les premiers jours j’étais encore très occupée avec les costumes… Dans mon souvenir, c’était un terrible gâchis, et Sturges intervenait autant qu’Ophuls. Il y avait un petit acteur allemand qui jouait un rôle d’Arabe, Curt Bois – qu’on appelait sous-bois parce qu’il regardait sous les jupes des filles… Il devait entrer dans le champ en portant un objet, et de manière imprévue il est tombé par terre : à chaque prise, Sturges le faisait tomber exprès, tomber, reprendre l’objet… Curt Bois était livide, et à la fin quelqu’un a dit : « - Il faut qu’on lui donne des genouillères. – Pas de genouillères ! » C’est la chose la plus cruelle que j’aie jamais vue. De surcroît c’était l’une des plus chaudes journées du tournage, avec du smog, pour une histoire qui se passe dans une île où il fait très froid… Et j’avais donné au si britannique Nigel Bruce le manteau de Sherlock Holmes, du meilleur tweed, vous imaginez le pauvre homme ! En outre les plateaux me paraissaient lamentables, parce que les acteurs étaient censés débarquer et arriver en diligence dans un petit décor tout encombré… Robert Usher était un très mauvais décorateur. Faire un décor pareil, c’était vraiment tout gâcher : il avait construit un quai cabossé et ridicule. Même au XIXe siècle, un quai est un quai, pas je ne sais quel débarcadère dans une anse à la Jamaïque… Mais ça se passait dans le style Kermesse héroïque : tout le monde était affairé à un petit quelque chose, mais ils n’ont pas tourné la séquence qu’ils devaient tourner, et c’est impardonnable à Hollywood ! Dès le départ, ils avaient deux jours de retard. Et brusquement, il y a eu une sorte de guerre entre les gens d’Ophuls et ceux de Sturges. Max m’a dit que je l’avais trahi parce que j’étais allé voir le « méchant » : c’était Cliff Broughton, qui tenait les cordons de la bourse et qui était un homme assez simple et limité… Mais Max vivait vraiment un calvaire tous les jours sur le plateau.
12Est-ce que Hughes est venu sur le plateau ?
On ne l’a jamais vu. J’ai seulement compris qu’il avait vu les maquettes dans son lit d’hôpital et avait dit : « Ça ne vaut rien. » Mais à ce moment il n’y avait rien d’officiel ; quand je m’adressais à Max, il me répondait : « – Demandez-lui. – À Sturges ? – Oui. » Et les gens ne me parlaient pas, sans doute parce que j’étais censée appartenir au clan d’Ophuls.
13Ils croyaient peut-être que vous étiez du côté de Sturges ?
En fait, il ne s’agissait pas d’être d’un côté ou de l’autre, mais dedans ou dehors, c’est tout… Seuls Broughton et Henry Henigson étaient très gentils avec moi – bien plus que n’importe qui à la Fox ou tous ceux avec qui j’avais travaillé, même Renoir.
14Ils sont donc arrivés le jeudi après les quatre jours de tournage ?
J’ai entendu dire que la veille au soir, Hughes avait vu les rushes des quatre jours de tournage : j’ai dans la tête l’image de cet homme voyant le film dans son lit, à une époque où il commençait à prendre des drogues… Ce n’était pas du tout conforme à ce qu’il voulait : je suis même étonnée qu’il n’ait pas changé de caméraman, mais il y a des règles syndicales. Ce jour-là, Max était là et Preston se tournait vers lui : « – Ça ira ? – Oui ». Mais « Coupez, Moteur, Action !… », c’était Preston Sturges.
15Et que faisait Ophuls ?
Il restait assis, mais avec l’attitude d’un metteur en scène… Et il me semblait que le grand patron, M. Crésus, n’aimait pas ça. Non seulement la lenteur des prises qui rendait tout le monde mécontent – mais le fait que déjà, Sturges se soit arrogé la codirection. En ce qui concerne la lenteur de la préparation, je me souviens qu’elle était la même dans le merveilleux décor de Yoshiwara : cela a pris des journées entières… Certains jours Ophuls ne tournait pas une seule image, à force de raffiner les scènes. En fait, je crois que c’est exactement ce qui devait se passer avec Lola Montès. Mais pour Vendetta, ca n’a pas eu d’importance – puisque dans le produit final, il ne reste pas une image de ce qu’il a tourné.
16Comment avez-vous été engagée pour L’Exilé ?
J’ai appris que Max tournait L’Exilé et je n’ai rien demandé. Et puis il m’a téléphoné. Donc, bien que je figure au générique, je suis arrivée sur un tournage déjà commencé, j’ai été payée au forfait pour seulement dessiner les costumes de Maria Montez. C’est l’une des plus belles femmes que j’aie habillées : elle était grande, mais sans être tout en jambes comme un cheval, avec un cou long et une taille longue… et c’est parfait pour les costumes d’époque. Mais elle était alors en conflit avec le directeur de production associé, Bill Dozier, et sa femme qui était Joan Fontaine ; je sais de source sûre que celle-ci (qui lui en voulait pour une raison que j’ignore) a dit quelque chose pour l’atteindre, dans le genre : « Elle est peut-être de bonne famille, mais en fait elle est noire. » C’était une de ces querelles de Hollywood ! L’atmosphère était pourtant agréable, et Max était très apprécié.
17Quels étaient ses rapports avec ses collaborateurs ?
Pour moi dont il appréciait le travail, il était gentil – mais les gens avec qui il aimait travailler (pas les techniciens, ses assistants) lui appartenaient, il en attendait une soumission complète, dans la mesure où il était très tendu et exigeant. Il voulait être servi, comme par des esclaves… Je l’ai entendu appeler son premier assistant à Paris, Henri Aisner : « Viens ici ! » Et celui-ci disait : « Attendez qu’il commence à tourner, et vous verrez l’Archiduc François-Joseph. » Il y avait un changement complet. Je suppose que c’était à mi-chemin entre le rêve et la réalité. À cause de l’interférence des choses matérielles, il y avait loin de la coupe aux lèvres… C’était difficile parce qu’il avait beaucoup d’orgueil, dans le bon sens du mot ; une grande fierté. Et avec Ralph Baum, son directeur de production, c’était horrible, on ne savait pas ce qu’on devait faire, Max l’appelait et ils se disputaient…
18Mais il a continué à travailler avec lui après la guerre.
Il y avait un dénominateur commun : la langue allemande, qu’ils parlaient toujours entre eux. Je me souviens que quand je suis arrivée sur Yoshiwara… Je venais de la Rive gauche, dans un milieu où tout le monde venait des Champs-Élysées. Je me suis donc habillée pour la circonstance, très sérieusement, avec un tailleur et des gants – et après deux ou trois jours de travail, brusquement Max se tourne vers moi et me dit avec un fort accent allemand : « Viens ici, Rive gauche ! » Il voyait à travers moi, peu importe ce que j’avais sur le dos.
19À Hollywood, est-ce qu’il parlait français avec vous ?
Parfois il faisait un aparté. Mais nous essayions de l’éviter, sachant qu’en France c’était très mal considéré que les gens se mettent à parler allemand sur le plateau.
20Mais il parlait allemand avec Franz Planer ?
Parfois, et c’est le genre de choses que prennent très mal les gens sans instruction. Vous savez que sur les plateaux américains, Renoir mettait un point d’honneur à toujours parler anglais avec moi, avec tout le monde… Pour revenir au tournage de L’Exilé, tout s’est très bien passé à ce stade. Dans n’importe quel grand studio où il y a un directeur artistique, on est comme sur des rails dont on ne peut pas s’écarter. Il fallait que je commande tout à l’avance. Quand j’ai été engagée, le responsable des paiements m’a dit : « – Vous ne devez même pas acheter un bout de ruban, ni rien toute seule. – Vous savez, en Europe, on peut facturer ce qu’on achète soi-même. – Tout ce que vous voulez, vous devez le commander au service des achats. » Ils en faisaient une interdiction formelle. Dès lors qu’Ophuls continuait à travailler comme en Europe, cela devenait difficile pour lui… Pour retourner la formule, « ce soir on ne peut pas improviser ».
Pour citer cet article
Référence papier
Lutz Bacher, « « Ce soir on n’improvise pas » : conversation avec Laure Lourié », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 371-376.
Référence électronique
Lutz Bacher, « « Ce soir on n’improvise pas » : conversation avec Laure Lourié », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 29 novembre 2007, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/207 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.207
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