Navigation – Plan du site

Accueil189534-35Plans d'ensembleDes femmes qui tombent, des narra...

Plans d'ensemble

Des femmes qui tombent, des narrateurs qui défaillent

Douglas Pye
p. 99-120

Notes de la rédaction

Traduit de l’anglais par Michelle Herpe-Voslinsky

Texte intégral

1Dans plusieurs de ses derniers films, Ophuls fait un usage complexe de narrateurs qui, de différentes manières, racontent l’histoire, ou du moins de larges pans de l’histoire : Lisa (Joan Fontaine) dans Lettre d’une inconnue, le meneur de jeu1 (Anton Walbrook) dans La Ronde, « Maupassant » (Jean Servais) dans Le Plaisir et M. Loyal (Peter Ustinov), un autre meneur de jeu, dans Lola Montès. Dans chacun de ces films, bien qu’avec des effets très divers, ces procédés de narration créent une tension cruciale entre ce que le narrateur nous dit, ce que nous voyons et (outre la voix du chroniqueur), ce que nous entendons. Ces films remettent donc en question l’idée facile qu’une voix narrative apparemment souveraine contrôle les images du film. L’un des effets, c’est que la relation indirecte entre la narration verbale et d’autres dimensions du film engendre des perspectives différentes sur les événements, qui nous encouragent à adopter une position critique ou du moins interrogative vis-à-vis des affirmations du narrateur – de sorte que ses attitudes, ses interprétations, son autorité sur la forme et le sens de l’histoire s’intègrent elles-mêmes au sujet du film. Comment comprendre ces « narrations doublées »2 ? C’est devenu un enjeu important de la critique des films d’Ophuls3.

2Au cœur de cette interrogation se situent ce que George M. Wilson appelle les dimensions « épistémiques » du film : les manières dont la connaissance du monde narratif est contrôlée et communiquée. Si nous trouvons dans les derniers films d’Ophuls des stratégies indiquant le caractère faillible des personnages-narrateurs, quelle est la nature de leur construction générale, notamment en ce qui concerne les images et la sélection du matériau narratif ? Il semble raisonnable de penser que, dans la mesure où nous pouvons séparer de celles du narrateur ces perspectives plus largement établies, celles-ci doivent être plus fiables. Certes, aucun de ces films ne nous permet de douter de la véracité de ce qu’on nous montre, et notre accès aux événements semble sous-entendre une autorité narrative qui n’est pas sujette à une restriction manifeste. Dans les analyses du roman, une telle narration a été souvent qualifiée d’« omnisciente », c’est-à-dire qu’à tout moment du récit on pouvait nous montrer n’importe quel aspect du monde fictionnel, nous informer de toute pensée ou sentiment, nous transporter librement à travers l’espace et le temps, au gré de l’auteur. Mais l’apparente liberté de narration n’est pas nécessairement illimitée, encore moins « omnisciente ». L’importance de certaines restrictions systématiques de la connaissance dans l’organisation du récit cinématographique est le thème principal du livre de George M. Wilson. Dans un chapitre pénétrant sur Lettre d’une inconnue il montre comment, dans un film qui élabore des perspectives complexes et subtiles sur les limitations de ses protagonistes, au moyen d’une narration visuelle extrêmement concertée, Ophuls se garde néanmoins de juger et d’expliquer.

Dans la vie de ces amants, il y a des vérités qu’ils ne peuvent pas du tout discerner, que le film révèle au spectateur suffisamment réceptif. Toutefois, il y a aussi des mystères dans leurs vies que cette narration, et sans doute aucune autre, ne dissipera. Cela fait partie d’une affirmation de la possibilité de voir les choses plus ouvertement et largement – non moins que de bien reconnaître les limites de ce que nous pouvons escompter en pareil cas.4

3Je voudrais soulever la question de ces limites en étudiant des moments parallèles dans deux des derniers films d’Ophuls : Le Plaisir (1952) et Lola Montès (1955). À un moment crucial du « modèle », dernier volet du tryptique d’adaptations des nouvelles de Guy de Maupassant qui constituent Le Plaisir, Joséphine (Simone Simon), rejetée par son amant, Jean (Daniel Gélin), monte un escalier en courant et se jette par une fenêtre. Tandis qu’elle court vers l’escalier, la caméra avance avec elle en un long plan mobile. Sans quitter le plan précédent sur le couple, la caméra s’écarte de Joséphine mais bouge avec elle, regardant les marches, et elle accompagne son mouvement vers la fenêtre et le vide jusqu’à ce qu’elle s’écrase à travers une verrière en contrebas. Dans Lola Montès, alors que la représentation de la vie de Lola dans le cadre du cirque aborde son aventure avec le roi Louis Ier de Bavière, Lola (Martine Carol) est au sommet du chapiteau, prête pour le clou de son « numéro », qui consiste à sauter sans filet du trapèze à un tremplin sur la piste. Lorsqu’elle saute, la caméra semble adopter son point de vue et nous tombons vertigineusement avec elle. Dans aucun des deux films nous ne voyons les conséquences immédiates de la chute. Dans les deux il y a un fondu au noir et le film reprend sur une scène ultérieure : il revient au cadre narratif dans Le Plaisir, et nous voyons Joséphine dans une chaise d’invalide, poussée par Jean le long d’une promenade ; et Lola, dans une cage, accompagnée de M. Loyal, tend ses mains à travers les barreaux à des hommes qui ont attendu et payé pour le privilège de les embrasser, dans ce qui s’avère le plan final du film.

4Ophuls a été l’un des stylistes les plus conscients de l’histoire du cinéma : son œuvre est marquée par l’élégant échafaudage de relations entre les mouvements de caméra, le décor et l’action, et par des motifs de « rime », de répétition et de variation qui traversent et relient ses films. Pour reprendre une réplique de Lettre d’une inconnue, chez Ophuls « rien n’arrive par hasard ». Ces deux moments sont fascinants parce qu’ils « riment », mais aussi parce qu’en usant d’une apparence de « point de vue » ils s’écartent des méthodes caractéristiques du cinéaste. Ses films utilisent rarement le point de vue – dont l’absence est un trait presque aussi essentiel chez lui que sa présence chez Hitchcock. Cette tendance à éviter le point de vue est un des moyens qu’utilise Ophuls pour nous forcer à regarder ses personnages, à les voir dans les contraintes matérielles compliquées de leurs mondes. Il a fallu manifestement un enjeu pour qu’il choisisse de filmer ces deux événements semblables en se rapprochant d’un point de vue, pour qu’il abandonne son observation diffuse des individus et cède le regard de la caméra à la femme qui tombe.

5Que signifient donc ces moments parallèles ? Quel sens devrions-nous attacher à l’acte répété d’une femme sautant de très haut, et aux moyens qu’Ophuls choisit pour le représenter ? Et comment chacun d’eux renvoie-t-il à la double structure de narration dans chaque film – c’est-à-dire aux interventions de « Maupassant » dans Le Plaisir et du meneur de jeu (M. Loyal) dans Lola Montès, et à la relation de leur récit avec les images et les sons ?

6Sur le plan structurel et thématique, nous pouvons relier ces moments à de puissants motifs, à des préoccupations centrales dans les deux films. Les mouvements de montée et de descente sont des traits récurrents dans l’œuvre d’Ophuls, où l’aspiration, les efforts vers un objectif, sont invariablement suivis de la descente, de l’abattement – ou de la chute. C’est une part importante de la construction du Plaisir et de Lola Montès, avec des scènes fondées de manière répétitive sur les va-et-vient de personnages qui montent et descendent les escaliers, qui montent aux étages puis en descendent, la caméra les suivant souvent en de longues prises… Dans cette série, l’ascension de Lola au trapèze et de Joséphine à la fenêtre sont des tournants décisifs, et leurs chutes achèvent et brisent le cycle de mouvement apparemment infini que décrivait le motif.

7Sur le plan thématique, ces moments semblent également liés à la trajectoire morale et existentielle des femmes. L’accès de Lola à la dignité de maîtresse d’un roi doit être suivi, dans la représentation de cirque, par une chute vertigineuse. Cela peut expliquer en partie pourquoi, dans la mise en scène d’Ophuls, des actions justement décrites comme « sauter » évoquent plutôt l’expérience de « tomber » - ou le riche réseau de sens du mot « chute » : la « chute de l’homme » dans la Genèse, la « disgrâce » ou chute de la Grâce, la « femme déchue », jusqu’à l’acte littéral de tomber… Les deux histoires où s’inscrivent ces scènes sont celles de femmes qui sont « tombées », déchues selon la moralité conventionnelle de leur société. C’est bien sûr un terrain familier pour Ophuls, qui revient constamment au dilemme de la « femme déchue ». Pour citer Susan White, qui cite Nina Auerbach :

L’aspect mélodramatique, exemplaire de la situation de la femme déchue est incarné dans « l’élément constant du mythe de la femme déchue, remontant à l’Ancien Testament et au poème épique de Milton qui le retrace […] : le pouvoir absolu de transformation de la chute ». Une telle vision, systématiquement à l’œuvre dans les films d’Ophuls, va à l’encontre de la démystification par les féministes du statut de la femme déchue, puisqu’elles la voient, précisément, comme ne s’étant pas irréversiblement « détruite ».5

8Ophuls s’inspire souvent de ces images traditionnelles de la femme « déchue », tout en établissant constamment une distance critique quant à l’idéologie inflexible et aux attitudes sociales qui pèsent sur les femmes.

9Les parallèles entre les deux « chutes » s’accompagnent bien sûr de différences significatives dans le contexte dramatique. Joséphine a les jambes brisées, et elle est réduite à vivre en fauteuil roulant : sa course vers la fenêtre et son saut auront été ses derniers mouvements physiques indépendants. Son geste extraordinaire est en ce sens unique et définitif, il fige sa vie alors même qu’il lui apporte le mariage qu’elle désire. Le saut de Lola n’est unique que pour le spectateur du film ; comme clou de son numéro il se produit chaque jour dans le rituel constamment renouvelé de la piste de cirque. Il n’est donc définitif que dans le cadre d’un spectacle, réinterprétant pour le regard du public l’acceptation par Lola des conséquences de son orgueil démesuré. Néanmoins les deux chutes présentent une même idée de finalité, les vies actives de ces femmes étant effectivement achevées. D’une manière contrastée et pourtant similaire, les chutes confèrent à cette fin un caractère tragique.

10Pour examiner plus avant les aspects épistémiques des choix d’Ophuls il nous faut revenir aux détails des séquences. Bien que les modes de filmage soient très semblables (les deux se présentant comme des plans subjectifs), et que la caméra semble reproduire l’expérience visuelle des femmes qui tombent, les différentes approches adoptées créent une certaine ambiguïté dans la nature de chacune des chutes. Dans Le Plaisir le mouvement complexe qui accompagne Joséphine en haut de l’escalier n’est pas ouvertement subjectif, Ophuls maintenant la continuité d’un plan qui a commencé comme un cadrage statique prolongé de Jean et de Joséphine dans leur dernier dialogue6. On ne voit pas Joséphine pendant sa montée, mais seulement son ombre qui entre dans le cadre et en sort ; il est clair que jusqu’à son saut (et tout en ayant beaucoup de la force d’un plan subjectif), la vision de la caméra est proche de la sienne mais pas identique. Le mouvement à travers la fenêtre et dans le vide semble maintenir la continuité (encore que si on le regarde image par image il laisse deviner une coupure masquée – sans doute pour intercaler une toile de fond, tout en suivant l’élan de la montée et du saut de Joséphine). Donc, même si le cadrage ressemble au point de vue de Joséphine, ce que nous voyons pendant la chute n’est pas subjectif (la nature du plan, séparé de Joséphine, n’a pas changé). Mais ce que nous ressentons, c’est que notre vision est à peine distincte de celle de la femme qui tombe.

11Dans Lola Montès, dans les minutes qui précèdent le saut, la caméra alterne des gros plans de Lola, montrant l’évidence de sa détresse, et des vues de la piste en bas. Un raccord sur le gros plan la montre levant les bras et tombant en avant, et la caméra semble un instant basculer avec elle. Plusieurs images floues se succèdent avant le cadrage clair de la chute vers la piste. L’impression subjective est très forte, mais sans dissiper l’ambiguïté qui caractérise le plan.

12Dans leurs contextes, ces plans sont donc immédiatement frappants, mais produisent un effet paradoxal. Il est remarquable, par exemple, qu’Ophuls n’utilise pas la structure conventionnelle A-B-A du plan subjectif ; aussi, quoique nous partagions dans une certaine mesure le champ visuel du personnage, nous ne passons pas d’une vision d’elle à une vision avec elle. Dans aucun des deux cas Ophuls n’encadre le plan de « chute » au moyen d’un plan traditionnel, où le personnage regarderait au dehors du cadre, ni en retournant à elle pendant ou à la fin de la chute. C’est manifeste dans Le Plaisir, mais même dans la préparation apparemment plus conventionnelle de Lola Montès l’effet du montage est très étrange – comme si Ophuls voulait évoquer, sans l’adopter, une stratégie familière de montage. Les plans en plongée de la piste de cirque semblent à première vue subjectifs ; pourtant Lola est filmée tantôt les yeux fermés, tantôt le regard plein de panique… Aucun des trois plans statiques en plongée n’est incontestablement lié au fait qu’elle regarde en bas, comme ce serait le cas avec un cadrage subjectif plus conventionnel. Et quand finalement elle tombe en avant, ses yeux sont fermés. Si nous considérons que la séquence utilise une structure subjective, son emploi paraît maladroit – précisément parce que la ligne de vision de Lola n’annonce pas vraiment un tel plan ; et la maladresse n’est pas un défaut que nous avons tendance à associer à Ophuls… Ce qu’il propose, semble-t-il, c’est justement le refus du modèle habituel. Éviter les procédés conventionnels du plan subjectif, normalement utilisés pour lier le plan à un flot d’action et à une dissection familière de l’espace, rend à chaque fois le plan final doublement inhabituel – presque comme s’il était seulement fait allusion à l’effet cinématographique de la vision subjective, sans qu’elle soit adoptée. On en déduira qu’à bien des égards l’emploi de ces plans paraît hautement concerté, et s’affiche comme tel.

13C’est pourquoi il est difficile de définir directement ces plans par l’idée d’« identification ». Nous pourrions être tentés, étant donné la vigueur de l’effet de la chute, de ne pas tenir compte des subtilités du traitement ophulsien et d’affirmer que nous nous « identifions » aux femmes quand elles tombent ; mais le réalisateur semble se méfier de l’expérience familière de proximité que fournit la figure subjective traditionnelle. Sa caméra enregistre les traces de son habituelle séparation de ses sujets, tout en adoptant une proximité visuelle exceptionnelle avec l’expérience d’un personnage… Si les détails du choix d’Ophuls nous permettent d’affirmer cette distinction, ils offrent peut-être aussi des exemples, discrets mais éloquents, d’une hésitation dans les méthodes employées par le cinéaste pour construire son monde fictionnel sur ce qui peut être connu et partagé. Ici, cela se traduit par le refus de prétendre que l’écart entre personnage et spectateur peut être comblé – même dans les moments où Ophuls cherche à associer le plus intimement la vision du spectateur à celle des femmes.

14Une conséquence moins ambiguë de cette stratégie est notée par V. F. Perkins, dans son analyse de Lola Montès :

Tandis que [le plan subjectif] nous implique fortement et immédiatement dans la plongée vers la terre de Lola, il signifie aussi que nous ne la voyons pas tomber.7

15Le spectateur du cirque voit Lola tomber, mais cette vision nous est refusée. En fait dans les deux films, alors que visuellement nous partageons la chute des deux femmes, l’un des effets de la méthode ophulsienne est qu’elles-mêmes quittent entièrement le champ visuel dans ces moments cruciaux… À l’instant du plus grand danger, de la plus forte émotion, nous ne pouvons pas les voir, ni pendant ni après leur chute. Ce qui semble un important décalage perceptif et épistémique – comme si de curieuse manière leurs gestes les rendaient, momentanément, irreprésentables. Cette question paraît significative dans des films à ce point dominés par les femmes comme objets du regard de la caméra, et analysant les étroites limites sociales à l’intérieur desquelles elles peuvent agir.

16L’écart perceptif (nous ne voyons pas les femmes tomber) revêt une nuance supplémentaire, dans des films visiblement à la recherche de ce qui peut être revendiqué de notre connaissance, de notre compréhension. Pour dire cela plus directement en termes de narration, de fabrication de fictions : Ophuls semble explorer l’une des règles fondatrices de la plupart des fictions, l’autorité du conteur.

17Dans mon analyse plus ancienne du Plaisir8, j’ai avancé l’idée que dans La Ronde et Le Plaisir, les strates narratives qui mettent en relief et problématisent le rapport de la narration et du monde fictionnel sont encore compliquées par l’emploi ophulsien de l’adaptation – les événements et personnages préexistant dans une origine littéraire, leurs trajectoires étant définies à l’avance… C’est ainsi qu’Ophuls se détache de sa responsabilité vis-à-vis des histoires proprement dites – presque comme s’il faisait des citations – et qu’en conséquence de ses procédés d’adaptation l’acte de raconter une histoire, de donner vie à une fiction, s’intègre au matériau que les films présentent, sur lequel ils travaillent9. Et bien que Lola Montès ne soit pas tiré d’une œuvre littéraire, la figure historique de Lola permet une semblable distance avec le sujet du film – qui présente des variations sur les épisodes d’une existence notoire, à l’intérieur d’une double narration encore plus marquée… On pourrait décrire ce qui en résulte en disant que les histoires sont présentées, pas représentées – et que les événements, leur mode de narration, et même les cadres d’interprétation qu’ils contiennent, invitent à une attention sceptique. Le sujet du film devient non seulement trois histoires de Maupassant, ou l’histoire de Lola Montès, mais le récit de ces histoires.

18Dans tout le tryptique du Plaisir, Ophuls pose des questions de plus en plus précises sur le narrateur et sa compréhension de ce qui arrive. Chaque conte commence par un événement qui demande d’être élucidé : l’étrange silhouette masquée qui danse avec les danseurs professionnels dans « Le masque » ; la maison de rendez-vous mystérieusement fermée dans « La maison Tellier » ; la femme invalide poussée le long de la plage dans « Le modèle ». Nous sommes alors menés, assez classiquement, vers des explications qui forment le cœur de l’intrigue… Mais en créant un « Maupassant » chroniqueur, Ophuls pose les fondations de la « double narration » du film, et offre une dimension absente des nouvelles originales.

19Le chroniqueur est aimable, voire enjoué, mais détaché ; anonyme, mais autoritaire. En tant que récit qu’il nous propose, « Le masque », qui nous est présenté comme un conte moral sur le plaisir et la mort, paraît plutôt conventionnel. Si l’éclat de la mise en scène ne peut être confondu avec la relative sobriété du commentaire, la voix off semble bien contrôler les étapes successives de l’explication. Elle semble nous guider dans la salle de bal, vers les coulisses où l’on transporte le danseur masqué, puis avec nous elle accompagne le médecin qui ramène le vieil homme à son logis, où nous entendons sa femme nous raconter l’histoire de sa vie et sa rage de danser… Tandis que le médecin se prépare à retourner au bal, un peu refroidi par l’épisode mais pas découragé dans sa poursuite du plaisir sexuel, le récitant observe qu’il s’en va en réfléchissant sur « l’éternel drame qui se joue tous les jours ».

20Il n’est pas indiqué franchement que nous devrions douter de l’autorité du narrateur ou de son interprétation des faits. Pourtant, son résumé thématique et son commentaire détaché sont privés de l’extraordinaire exubérance, des détails de vie sociale et de caractère qu’offrent les images. Quand il réduit les scènes auxquelles nous avons assisté à un exemple de « l’éternel drame », nous devrions peut-être hésiter à prendre ses paroles pour argent comptant. N’avons-nous rien vu de plus ? En même temps, bien que le conte se consacre aux compulsions du désir masculin et soit raconté par un homme, le rôle de la femme comme une sorte de narratrice imbriquée est crucial pour notre compréhension et notre point de vue. La vision que le narrateur a des femmes semble, implicitement, peu différente de celle du médecin ou du danseur : elles sont essentiellement réduites à des objets de désir, poursuivies et rejetées. Le récit de l’épouse tranche parmi les voix et les attitudes masculines de l’épisode – pour exprimer une autre histoire (la sienne) et un point de vue différent, articulés par le film malgré leur peu d’importance pour le chroniqueur.

21Le monde de « La maison Tellier » met en jeu une plus grande complexité, et les questions de narration y sont plus développées. « Maupassant », de nouveau, nous conduit du mystère initial de la maison fermée à une explication, prétendant à la fois connaître les événements et avoir autorité pour les interpréter. D’où, parfois, son accord sans partage avec l’humeur des personnages, comme lorsqu’il évoque l’atmosphère de la campagne la nuit et décrit le vertige mystique qui frappe l’assemblée pendant la messe de communion. En y regardant de plus près il est possible d’identifier plusieurs aspects de la mise en scène qui nuancent les paroles du conteur ; et les problèmes des limites épistémiques et des deux niveaux de narration sont manifestement soulevés par la fameuse présentation visuelle de la maison de rendez-vous… Comme je l’ai écrit dans Movie, rien dans le commentaire ne suggère que « Maupassant » juge limitée sa connaissance de l’histoire ou de son univers. Pour lui, il n’y a pas de raison que l’intérieur de la maison close ne soit pas montré. Pourtant la caméra d’Ophuls reste avec insistance à l’extérieur, voyageant autour des murs et nous offrant des aperçus par les fenêtres, mais n’entrant jamais dans la maison.

22Ce choix étonnant, étrange, ne peut être pleinement examiné qu’à l’intérieur de la structure générale de l’épisode. Pour s’en tenir à une réflexion beaucoup plus limitée, ce qui est immédiatement significatif est la disparité entre la prétendue « omniscience » de « Maupassant » et le refus prononcé des images de revendiquer le même accès infini à un monde. Le film peut nous déplacer dans le temps et l’espace, suivre le narrateur tandis qu’il raconte l’histoire ; il peut aller dans d’autres maisons, dans l’église, la caméra peut bouger indépendamment des personnages ou avec eux – mais elle ne nous emmènera pas dans la maison de rendez-vous. En marquant des limites à son propre accès au monde fictionnel créé à partir de l’histoire originale, elle récuse implicitement les prétentions de connaissance de « Maupassant ». J’associe cette différence entre les deux niveaux de la « double narration » au thème de la poursuite des femmes par les hommes, de leur réduction à des objets de désir. Si nuancée et humaine que soit la réaction de « Maupassant » aux péripéties de « La maison Tellier », il est montré comme complice de ces attitudes. Si le film ne veut voir que l’extérieur de la maison close, c’est pour marquer son hésitation à partager cette vision masculine, confiante en la nature du monde. L’idée d’enfermement, d’isolement des femmes qui naît de ces vues est l’une des manières dont le film (et non « Maupassant ») atteste le prix payé pour la fête qui clôt l’épisode – tout en définissant de claires mais discrètes limites à la soi-disant connaissance de ces existences.

23« Le modèle » rend ces questions beaucoup plus explicites. La figure de « Maupassant », qui reste simplement une voix dans les deux premiers contes, est à présent incarnée en la personne de l’ami cynique de Jean. En « prêtant sa voix » à un personnage, « Maupassant » identifie son point de vue à celui-ci – tout en permettant au spectateur d’avoir une relation plus distante et plus critique avec le narrateur. Il apparaît à la fois dans le « présent » qui encadre l’épisode, regardant Jean pousser le fauteuil d’invalide de Joséphine le long de la promenade et racontant l’histoire du couple à son compagnon, et dans l’histoire elle-même. Dans ce seul épisode il a en commun avec le meneur de jeu de Lola Montès le double rôle de récitant et de participant au drame ; dualité qui porte au cœur des deux films cette question : peut-on compter sur des hommes pour raconter des histoires de femmes ?

24Si le narrateur incarné devient à présent partie intégrante du film, et sujet à sa vision critique, on peut aussi le voir comme redoublant une figure maîtresse derrière le film, celle d’Ophuls. Celui-ci présente l’histoire de Maupassant racontée à un auditeur à l’intérieur du monde du film. Le caractère faillible de « Maupassant » met en lumière des questions de choix, de connaissance, de point de vue idéologique, qui sont liées à tout acte de narration – y compris ceux d’Ophuls… Une grande partie de la fascination exercée par « Le modèle » réside dans la manière dont Ophuls cultive ces réflexions sur le récit, par une tension extraordinaire entre la complicité avec « Maupassant » et le rejet de son point de vue.

25Une distance est immédiatement instaurée par le personnage du conteur – isolé, détaché, sarcastique. Son commentaire initial affirme une vision très hautaine et virile du monde : les femmes, chose exaspérante, sont impossibles à connaître, leur intégrité émotive confond la logique des hommes… C’est là une condescendance traditionnelle vis-à-vis des femmes – fondée sur l’opposition familière entre la raison masculine et l’émotion féminine. Tout en reconnaissant la difficulté de connaître les femmes, elle souligne surtout la supériorité des hommes. Le récit deviendra une illustration de cette vision du monde, un triste exemple de la manière immuable dont les choses se passent entre hommes et femmes, une sorte de conte moral raconté depuis une sagesse supérieure.

26À son tour, le film présente ce récit et analyse un peu les conditions qui produisent les attitudes de « Maupassant ». L’ouverture de la narration imbriquée établit la distance réflexive d’où nous verrons les événements – la caméra délaissant Jean et le narrateur dans le musée pour suivre Jean qui poursuit Joséphine en haut d’un escalier, et cadrant le second escalier sur lequel le couple réapparaît… Quand le regard de Jean dévie des statues qu’il dessinait vers Joséphine, la caméra l’accompagne franchement. On pourrait d’abord penser qu’il s’évade de l’ennui du dessin académique et que le désir le porte à aimer, mais dans la séquence suivante (Joséphine posant dans le décor surchargé d’un atelier), on voit qu’il n’en est rien. Joséphine est définie par sa position de modèle ; et le désir de Jean est inséparable de sa volonté de faire de la femme l’objet de sa peinture – l’objet de son regard.

27C’est une perspective que le film installe visuellement en nous montrant la galerie d’art, où la « nouvelle manière de peindre » de Jean transforme en marchandise l’image de Joséphine… Sa réalité humaine se trouve réduite à un corps à posséder, à une apparence à capter sur la toile. Le commentaire des premières scènes ne recoupe guère cette idée, puisqu’il parle de la folie du désir pris à tort pour de l’amour. Le film ne réfute pas la lecture cynique que fait le narrateur de l’inévitable parabole du désir masculin, mais il propose au spectateur une analyse de l’amour romantique – depuis le regard captivé où la femme devient un objet de désir, la contemplation idéalisée, jusqu’à la possession sexuelle et au désenchantement… Et c’est le film, non le narrateur, qui montre les conséquences pour la femme de ce processus destructeur : son impuissance manifeste à l’intérieur d’un système où elle est condamnée à n’avoir aucun pouvoir indépendant du désir de l’homme. En fait, le récit du conteur s’intègre à une idéologie dominante que le film présente à notre examen.

28Le rôle du narrateur dans ce contexte social, il cristallise dans la scène où Joséphine se rend à l’appartement pour affronter Jean. En qualité d’ami de Jean, il prend Joséphine à part pour lui expliquer comment va le monde : elle ne doit pas faire d’histoires parce que, selon l’ordre inévitable des choses, la famille de Jean tient absolument à ce qu’il épouse une jeune fille comme il faut. Nous n’avons aucune raison de croire qu’il y ait là autre chose qu’une fiction commode, destinée à obliger Joséphine à accepter son sort – mais, quelle que soit la validité de l’histoire, elle accorde le narrateur à une vision du monde inflexiblement régie par des valeurs bourgeoises. Il sous-entend qu’il n’y a pas d’échappatoire aux exigences de la famille et du mariage respectable ; l’accepter, c’est simplement accepter la réalité. Il offre cette homélie à Joséphine en commençant à jouer du piano. Quand la caméra d’Ophuls passe dans l’antichambre pour la sortie de Joséphine, le piano continue à jouer et, par un choix remarquable, attaque une musique qui accompagnait la danse dans « Le masque », et évoque les derniers moments de « La maison Tellier » – musique étroitement associée au plaisir du titre, à la poursuite sexuelle des femmes par les hommes… Dans « La maison Tellier », la distance maintenue par le film vis-à-vis de l’atmosphère de fête qui envahit la maison était marquée par le point de vue extérieur de la caméra. En jouant cette musique, le narrateur (qui se présente à l’intérieur du cadre de l’histoire comme détaché et supérieur aux folies du monde) se révèle décidément tout à fait complice des forces conservatrices – et destructrices – qui gouvernent la société présentée par Ophuls.

29De nouveau, la distance du film par rapport à cette vision est développée par la mise en scène. La confrontation de Joséphine à un Jean totalement impassible ne lui laisse que deux choix : partir et accepter la situation, ou mettre à exécution sa menace de se tuer. Partir signifierait qu’elle est impuissante et vaincue. Le suicide pourrait également être vu comme un aveu de défaite, mais ici il est transformé en une extraordinaire affirmation d’indépendance – même si les conséquences d’un tel geste définissent les limites affreuses d’une liberté d’action. Jusqu’au moment de la décision de Joséphine, Ophuls a conservé le cadre d’une observation statique. En se déplaçant avec elle, la caméra abandonne ce mode et en un sens embrasse son geste… Dans cette mesure au moins elle « s’identifie » à son acte. Mais ce faisant elle permet aussi à Joséphine de quitter le cadre. Son mouvement préside à la caméra mais la caméra ne la voit plus.

30Lola Montès intègre le narrateur au cœur de l’univers du film, et en fait un participant essentiel du drame. En quelque manière, le meneur de jeu réunit les traits des rôles de Jean et du narrateur dans « Le modèle » : il est amoureux de Lola mais il raconte aussi l’histoire, et en la racontant, il fait de son corps un spectacle à exploiter commercialement… C’est la version la plus extrême chez Ophuls du narrateur compromis et faillible : une vision fortement corrosive de la relation entre le conteur et son conte, même si elle admet le pathétique de la position du meneur de jeu.

31Le cirque lui-même est représenté dans un grand déploiement d’imagination, à travers des séquences plus éclatantes et mémorables que la plupart des flashs-back sur la vie de Lola – ce qui laisse deviner les aspects du film qui intéressaient le plus Ophuls. Mais ce spectacle n’a aucune des connotations de plaisir anarchique, de libération des contraintes journalières que le cirque peut aisément accueillir. Selon Andrew Britton, le film crée « une image de la société capitaliste tout à fait extraordinaire et où les relations sociales, idéologiques et économiques sont magnifiquement coordonnées »10, et au centre desquelles nous trouvons la figure essentiellement immobile de Lola – exhibée comme point de mire de cette parade hyperbolique, vouée au fantasme de la transgression et du scandale féminins. Tout dans le cirque parle d’emprisonnement ; évidemment celui de Lola, mais aussi de M. Loyal. Il peut dominer et contrôler la représentation mais c’est un employé, un fonctionnaire de l’entreprise, dont nous voyons le propriétaire, un clown, à plusieurs reprises en coulisses. Comme lieu de spectacle et de récit le cirque est également une métaphore du cinéma, et le meneur de jeu – dans son statut économique aussi bien que dans celui d’auteur – n’est pas seulement un portrait du conteur mais celui, remarquablement sombre et auto-critique, du metteur en scène.

32Le cirque rend manifeste le caractère construit du spectacle et de l’histoire, il met constamment en relief les artifices du récit – les acteurs restant maintenus dans des rôles prédéterminés par le déroulement du show. L’idée même de présenter Lola constitue la promesse d’un accès public et payant à sa personne, et à la vérité de sa vie… Pourtant, il est plusieurs fois clairement indiqué que cet accès immédiat et cette authenticité sont refusés au public. Le meneur de jeu choisit uniquement les questions du public qu’il veut utiliser ; il parle souvent pour Lola ; les spectateurs n’assistent qu’à des reconstructions factices et sélectives de sa vie scandaleuse.

33Parce que ces questions sont essentielles dans le cadre du cirque, et qu’on semble nous inviter à y voir une métaphore du cinéma, le statut des autres séquences revêt une importance particulière. Déclenchées de façon tout à fait explicites au début par la mémoire de Lola, mais offrant des perspectives qui ne peuvent être identifiées à sa subjectivité (l’épisode du fil et de l’aiguille en est un bon exemple), quel rapport entretiennent-elles, en tant que représentations, avec le cirque et avec la « réalité » de la vie de Lola ? C’est aussi demander à quel point l’autorité qui régit les flashs-back est liée au meneur de jeu/metteur en scène, ou au contraire s’en distingue.

34D’un certain point de vue nous pourrions penser qu’Ophuls joue avec les nerfs du spectateur comme le meneur de jeu avec les nerfs du public, en promettant la vérité. Les flashs-back paraissent nous donner un accès direct à des moments de la vie de Lola. Mais même s’il semble qu’on nous offre des représentations plus authentiques que celles du cirque, à bien des égards nous ne rencontrons qu’une série de refus de fournir une compréhension claire ou cohérente de cette existence… Les flashs-back sont sélectifs à la fois dans le choix des épisodes et de ce qu’on y voit. Ce caractère sélectif est bien sûr traditionnel et inévitable, mais Ophuls fait de cette contrainte un principe signifiant : si notre vision est limitée, ce n’est pas simplement parce qu’un film ne peut contenir qu’une certaine quantité de narration, c’est parce que tout ne peut être connu. Le mode d’agencement des flashs-back ne prétend pas à une révélation illimitée de Lola ni des événements qu’elle a vécus. Souvent on ne nous montre pas ceux que nous voudrions voir ou pourrions espérer, comme la première rencontre de Lola avec le Roi.

35De même, « Lola Montès » en tant que personnage est unifiée par le corps de Martine Carol, mais on nous en donne moins un portrait psychologique qu’une succession de visions partielles. Chaque épisode nous offre un ou plusieurs aspects d’« événements réels », divers aperçus qui suggèrent ce qui a pu animer Lola et en même temps sont très fragmentaires et peu concluants11. Nous la voyons jouer le rôle traditionnel de l’homme quand elle met fin à son aventure avec Liszt. Elle perd son père et elle est bouleversée par l’histoire d’amour de sa mère sur le navire ; sa mère essaie de la marier mais elle s’enfuit avec l’amant de celle-ci ; elle fuit un mariage brutal et devient artiste. On pourrait donner des titres à ces séquences : l’adolescence ; le désir d’être aimée ; la révolte ; la tentative d’échapper à tout contrôle… Toutes, une fois articulées, semblent à la fois plausibles comme données matérielles et désespérément banales en tant qu’explications.

36S’il y a un fil conducteur, c’est peut-être le désir d’indépendance. Il semble révélateur que la seule rupture importante avec la chronologie se produise lors du premier flash-back, suscité par la question de savoir si Lola se souvient de son passé – et lorsque dans un long fondu enchaîné, la caméra quitte son visage pour évoquer la fin de son aventure avec Liszt, et sa maîtrise d’alors sur sa vie… Ce que le film fait clairement voir, c’est que ses affirmations d’autonomie ont eu pour effet de la transformer malgré elle, dans la logique familière du mélodrame féminin, en une figure scandaleuse. Il est également significatif que la question sur le passé déclenche le souvenir, et non l’exhibition de sa vie dans le cirque. C’est l’érotisme qui crée une fascination chez Lola en tant que spectacle, comme le reconnaît le meneur de jeu en faisant parader les amants au début de son show… Mais le film réduit presque entièrement cette idée à une question de quantité, qui rappelle l’énumération des conquêtes de Don Juan dans l’opéra de Mozart. Autre refus : il est constamment fait allusion au désir mais il est à peine présent dans les scènes de la vie de Lola. Comme dans La Ronde, le sexe est le relais qui fait avancer la narration, mais Lola le provoque moins qu’elle ne l’occasionne. Il est éloquent qu’à l’heure d’atteindre ce que le cirque présente comme l’apogée de sa carrière amoureuse – son aventure avec le Roi –, leur relation soit montrée comme amicale mais pas érotique. Paradoxalement, qu’il s’agisse du regard porté sur elle en Bavière ou dans le cadre du spectacle, Lola est d’autant plus scandaleuse en public qu’elle est moins femme fatale12 dans le privé.

37C’est l’une des nombreuses perspectives que délivre la construction en flashs-back, même si Ophuls refuse de donner une clé pour comprendre la vie de Lola. Pour paraphraser Wilson à propos de Lettre d’une inconnue, chaque épisode propose des points de vue délicats et complexes sur la situation de Lola grâce à une narration visuelle très concertée, traçant pour nous des « vérités qu’elle ne peut pas du tout discerner »… mais Ophuls se garde de tout jugement et en fin de compte de toute explication. Il faut ici soulever le problème de l’interprétation de Martine Carol. Beaucoup en ont regretté à juste titre les cruelles limites ; surtout en regard des prestations merveilleusement nuancées de Joan Fontaine ou de Danielle Darrieux, notamment, dans d’autres films d’Ophuls… Ces limites sont évidentes et parfois gênantes, mais la vacuité du jeu de Martine Carol participe également au refus de prêter à Lola une grande profondeur psychologique – sur le modèle, par exemple, de Lisa dans Lettre d’une inconnue. Ophuls transforme ainsi en un thème éloquent une actrice qu’on lui a imposée.

38Cependant, il est difficile de rien affirmer avec certitude dans ce domaine. Il y a une fascination presque vertigineuse à essayer de distinguer les niveaux de récit, de discerner où se situe l’autorité narrative – mais cela vient en partie, en quelque sorte, de notre sensation d’être enfermé dans des boîtes gigognes ou un palais de miroirs… En soumettant les modes de récit à un examen si précis, le film repousse les limites des conventions narratives qu’il emploie. L’un des effets qui naissent du parallèle implicite entre meneur de jeu et metteur en scène, c’est la mise en question du rôle du narrateur masculin, et du récit en soi. Mais alors, quelle possibilité reste-t-il ?

39Le cirque crée une métaphore puissante, et fortement critique, du sort réservé aux femmes dans le processus de représentation. Si Ophuls reconnaît sa parenté avec le meneur de jeu, il reconnaît aussi la cruauté qu’implique le fait de raconter l’histoire de la femme. Pourtant c’est aussi ce que fait son film. Une réponse à ce dilemme, c’est l’attachement à éloigner la vision du film de celle du meneur du jeu et du cirque. Par exemple, le refus des flashs-back de nous offrir la « vérité » sur Lola s’accorde à la répulsion que nous inspire le traitement qui lui est infligé dans le cirque… Le film nous présente aussi des images que ne voit pas le public du cirque, qui reste lointain, anonyme et obscurci. La caméra observe le spectacle de l’intérieur de la piste, pas du point de vue du public. Nous voyons la détresse de Lola et nous obtenons des informations sur sa maladie ; nous apprenons que sa participation au cirque, son statut de femme-spectacle la tuent… Quelles que soient les distances accumulées, l’exposition et l’analyse des mécanismes d’aliénation de Lola, le film la représente.

40Si l’un des sujets du Plaisir est la relation entre une voix narrative masculine et une représentation des femmes, Lola Montès tente d’aller plus loin – à travers la métaphore du cirque et la présence à l’écran du meneur de jeu/narrateur. Susan White écrit :

On sent « Ophuls » divisé entre le parti pris d’exposer la capacité du cinéma de montrer, d’exhiber, et les pouvoirs plus occultes et fétichistes d’une caméra non médiatisée par une « figure de directeur ».13

41Je suis moins enclin à mettre Ophuls entre guillemets, et davantage à attribuer à l’individu le mérite de la réussite de Lola Montès… Il reste que j’y ressens les mêmes tensions. Les doutes sur la narration, et la représentation qu’assume le film, lui font reculer les limites du cinéma « classique ». Dans les circonstances de la réalisation, Ophuls ne pouvait pas explicitement « mettre à nu » les mécanismes du cinéma, même s’il le voulait ; mais fût-ce dans d’autres conditions il est peu probable qu’il l’ait voulu… Son travail démontre son attachement aux possibilités de la narration cinématographique réaliste et symbolique – alors même que, dans ses derniers films, il les amène à leur extrémité.

42Cela pourrait au moins expliquer en partie, dans ces films, le mode de traitement des chutes des femmes. En mettant à exécution sa menace de suicide, Joséphine défie, de la seule manière possible pour elle, les forces qui ont voulu la définir et la confiner. Quand elle monte l’escalier en courant, Ophuls la laisse échapper au regard qui l’a limitée dans le monde du film – et ce faisant il admet obscurément la complicité de son récit avec la vision des femmes dans ce monde. En agissant, la femme se fait, l’espace d’un instant, irreprésentable. Comme dans « La maison Tellier », mais plus radicalement, le film se dérobe à la prétention d’omniscience. C’est comme une déchirure dans son tissu : l’emploi soudain d’une méthode différente, qui implique un changement bref mais crucial dans la représentation, quand nous cessons de regarder la femme pour bouger, puis regarder, avec elle.

43Le contexte du saut de Lola est très différent. C’est le clou de son spectacle et le moment où elle est le plus en danger, le plus gravement humiliée. Elle doit littéralement jouer sa « chute ». Mais ici Ophuls refuse de montrer ce que le public du cirque est venu voir. Notre vision du cirque a constamment été distincte de celle des spectateurs, mais nous avons tout de même regardé Lola. Cette fois Ophuls va plus loin : au lieu de continuer à regarder Lola, sa caméra revendique une parenté avec elle, elle partage soudain sa vision, de sorte que pendant un instant elle n’est plus l’objet de la caméra, ni définie par le regard porté sur elle. Il y a sûrement là l’idée que la montrer, ce serait rester complice du voyeurisme commercialisé par le cirque. Refuser de la montrer est un acte de discrétion, mais plus encore. S’il est discret de détourner le regard, Ophuls nous fait regarder avec Lola au point que notre vision devient effectivement la sienne. Pourtant, comme dans Le Plaisir, le bref plan unique incarne un autre refus, celui de laisser entendre que cette parenté puisse être maintenue et que l’écart entre personnage et caméra puisse être comblé. La situation de Lola et des femmes du Plaisir, que ces films analysent avec tant de rigueur, ne peut pas être changée par un pseudo-accès à leur vie intérieure.

44C’est ce qui est surtout remarquable dans la mise en scène des chutes chez Ophuls. En adoptant un usage si indirect du plan subjectif, il refuse catégoriquement de faire plaisir au spectateur ou à lui-même en nous associant plus avant avec la subjectivité des femmes. De surcroît, ce refus indique une compréhension profonde des modes de fiction avec lesquels il travaillait. Les doubles narrations des deux films témoignent de ses doutes quant à son propre rôle de réalisateur, dans le cadre de mondes aussi contraignants. Doutes qui cristallisent dans les actions des femmes à ces moments extrêmes, l’étroitesse de « l’identification » reconnaissant implicitement, dans leurs contextes respectifs, les limites et les défauts d’une position de metteur en scène – qui accepte cependant qu’à ce titre il soit fidèle à des traditions… La brièveté de ces moments n’est pas seulement liée à la fraction de seconde requise pour la chute ; elle est aussi pour Ophuls une manière tacite d’admettre qu’il ne peut échapper aux conventions de narration et de représentation que ses derniers films soumettent à un examen si intense.

Haut de page

Notes

1En français dans le texte.
2Cette expression est empruntée à l’article de Robin Wood : « Letter from an Unknown Woman : the Double Narrative », in Sexual Politics and Narrative Film, New York : Columbia University Press, 1998.
3Cf. par exemple, outre Wood, George M. Wilson, Narration in Light, Baltimore :

Johns Hopkins University Press, 1986 ; Susan White, The Cinema of Max Ophuls, New York : Columbia University Press, 1995 ; Deborah Thomas (sur La Ronde) et Douglas Pye (sur Le Plaisir), Movie n° 29/30, 1982.

4George M. Wilson, op. cit., p. 124.
5Susan White, op. cit., pp. 5-6.
6J’ai à tort décrit ce plan comme subjectif dans Movie, op. cit.
7Discussion de Lola Montès par le comité éditorial, Movie, op. cit., p. 111.
8Movie, op. cit.
9Ceci pose clairement la question-clé du déterminisme chez Ophuls : à quel point il est légitime d’identifier l’enchaînement des événements, la vie des personnages, comme « déterminés » par des forces en dehors de leur contrôle. Ces protagonistes croient souvent que leur vie est gouvernée de la sorte (ce qu’exprime entre autres le mot de Lisa : « Je sais maintenant que rien n’arrive par hasard »), bien que la présentation des événements invite à une vision plus complexe de la maîtrise humaine dans ce domaine… Mais dans les derniers films le déterminisme est un fait tangible de la trajectoire narrative : il s’agit d’histoires préexistantes, dont la structure principale est respectée par l’adaptation – mais qui sont transformées par leur mode de récit.
10Movie, op. cit., p. 111.
11Pour des débats analogues dans des cadres analytiques différents, cf. Masao

Yamaguchi, « For an Archaeology of Lola Montès », et Paul Willemen, « The Ophuls Text : a Thesis », in Paul Willemen (dir.), Ophuls, Londres : BFI, 1978. Yamaguchi suggère que « tout rendu littéral de la réalité est tourné en ridicule » (p. 64) ; et Willemen, que « la femme est explicitement et directement exhibée… Mais ce que le regard trouve est un masque, la femme comme mascarade, écran. La narration et la diégèse éclatent sous l’urgence d’aller au delà de ce masque… » (p. 71).

12En français dans le texte.
13Susan White, op. cit., p. 300.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Douglas Pye, « Des femmes qui tombent, des narrateurs qui défaillent »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 99-120.

Référence électronique

Douglas Pye, « Des femmes qui tombent, des narrateurs qui défaillent »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 23 janvier 2007, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/173 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.173

Haut de page

Auteur

Douglas Pye

Il enseigne le cinéma à l’Université de Reading (Grande-Bretagne). Il est le co-éditeur de The Movie Book of the Western (Studio Vista, 1996), et l’auteur d’un certain nombre d’articles – dont une étude sur Le Plaisir parue dans la revue Movie (été 1982). Il prépare un recueil d’études sur Fritz Lang à paraître en 2001.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search