Ophuls et Eugen Schüfftan
Texte intégral
1Pendant la période qui suit son exil d’Allemagne, Max Ophuls travaille à six reprises avec son compatriote, le chef opérateur Eugen Schüfftan sur La Tendre Ennemie (1936), La Comédie de l’argent (1936), Yoshiwara (1937), Le Roman de Werther (1938), Sans Lendemain (1939) et De Mayerling à Sarajevo (1940). S’il est vrai que Schüfftan est l’un des meilleurs techniciens travaillant dans les studios français au cours des années trente, Ophuls le choisit d’abord pour la richesse de leur collaboration. La lumière de Schüfftan va, en effet, à l’encontre des différentes normes techniques et esthétiques de l’époque et permet au réalisateur sarrois de développer son penchant pour un cinéma visuel original. Par ailleurs, cette collaboration permet au chef opérateur de débrider sa créativité et de développer sa théorie de l’éclairage d’un film en fonction de son sujet :
J’essaie par l’image de créer le caractère du scénario, de soutenir par l’image le travail des autres dans le film et de faire ressortir par l’image les différentes scènes.1
2Surtout reconnu pour son travail avec Carné sur Le Quai des brumes (1938) et sa contribution au « réalisme poétique », Schüfftan a déjà une grande expérience cinématographique avant de travailler avec Ophuls. Il est l’inventeur de l’effet qui porte son nom et qui permet de combiner des décors miniatures à une scène filmée par le truchement d’un miroir dont une partie de la couche argentique a été grattée. Il l’emploie la première fois pour Les Niebelungen (Lang, 1924) et le supervise jusqu’en 1929 sur de nombreuses productions allemandes et anglaises. Après avoir photographié Les Hommes le dimanche (Siodmak, 1929), il devient chef opérateur de la UFA puis émigre en 1933 en France où il travaille essentiellement avec des réalisateurs eux aussi exilés : Pabst, Mittler, Siodmak, Berger et Ophuls. Très vite, il se distingue par un système d’éclairage spécifique. Celui-ci se fonde sur l’exploitation plastique du thème du film, ne privilégie pas les acteurs et divise arbitrairement le décor en zones claires et sombres.
3Avant de travailler sur La Tendre Ennemie, Ophuls et Schüfftan se connaissaient déjà. Ils avaient travaillé ensemble dans les studios allemands en 1931 quand Ophuls réalisait son premier court métrage, Dann schon lieber Lebertran. Le chef opérateur expérimenté avait épaulé le bouillant réalisateur2. Ils se retrouvent donc en France pour une comédie fantastique racontée en flash-back par trois fantômes. Schüfftan est appelé pour son savoir-faire en matière de trucages, le scénario intégrant de multiples surimpressions et fonds déroulants. Ils sont en terrain connu puisque dans le court métrage d’Ophuls, une séquence présentait déjà des fantômes en surimpression. Ils font alors preuve de beaucoup d’invention en variant au maximum les effets. Le film est truffé de trucages qui participent à son rythme au même titre que l’intrigue ou la musique. Le jeune assistant, Henri Alekan, se souvient de cette collaboration très fructueuse :
J’étais fasciné durant la période de préparation par les méthodes de travail pratiquées par Max Ophuls et son entourage. […] C’était la première fois que j’assistais, admiratif, à ces échanges d’idées et de concepts entre le metteur en scène, son décorateur et son opérateur. J’imaginais comment de cette dialectique naîtrait un film. Tard dans la nuit, […] je regagnais mon domicile la tête bourrée des fantastiques trucages proposés par Schüfftan pour régler les problèmes de survol des principaux personnages, lesquels devaient évoluer dans l’au-delà.3
4Les fantômes, en surimpression, apparaissent, disparaissent et se déplacent en fonction de l’éclairage des décors quand ils n’interviennent pas directement dans l’action : Schüfftan et Ophuls jouent de leur aspect volontairement factice et multiplient tous les effets comiques possibles. Quant aux fonds déroulants, censés représenter une image mouvante des lumières de la ville, ils occasionnent aussi une multitude de trucages. Schüfftan enchaîne des projections frontales, des fonds déroulants et des tambours lumineux pour simuler la ville vue à travers la fenêtre d’une voiture. Ces trucages servent, le plus souvent, à éclairer le décor – dans ces cas, une toile tendue et seulement quelques éléments de mobilier – avec une multitude de taches ou de formes lumineuses en mouvement défilant à plusieurs vitesses. Ils rythment au moins l’intégralité du premier flash-back et jouent délibérément de l’abstraction. Dans la même veine fantaisiste, Ophuls fait teinter les trois flash-back en sépia, violet et bleu. En effet, il ne s’agit pas exactement de séquences d’intérieur nuit, de petit matin et de nuit comme c’était la logique pendant le cinéma muet. Sur le plan de l’éclairage, Schüfftan ne se contente pas des valeurs claires conventionnelles de la comédie. Il emploie de nombreuses lumières frisantes et n’hésite pas à plonger les acteurs en partie dans l’ombre. L’exemple le plus frappant est celui de Rodriguo, que l’on voit au premier plan dans une voiture, le visage dans l’ombre totale, avec, derrière lui, Simone Berriau en contre-jour devant un fond déroulant.
5Après cette réussite artistique marquée par un esprit commun d’invention, Ophuls ne pouvait que retrouver le chef opérateur allemand sur son film suivant, tourné en 1936 en Hollande, La Comédie de l’argent – où les deux exilés devaient montrer encore plus d’audace. Il s’agit d’un scénario ironique, où un bonimenteur de foire intervient à trois reprises à la manière de L’Opéra de quat’sous (Pabst, 1930). La réalisation d’Ophuls est surprenante par sa liberté : jeu avec la profondeur de l’image, travellings se terminant par de très gros plans, panoramiques vertigineux et montage rapide. Schüfftan choisit d’éclairer ce film dans le même registre, en amplifiant les effets au maximum. Les plans d’extérieur sont par exemple tournés sous une lumière solaire, qu’on choisit de ne pas corriger par des diffuseurs ou des réflecteurs. Le chef opérateur enregistre ainsi les variations de lumière liées au décor : les parasols sur une terrasse et les feuilles des arbres au bord d’une rivière ou dans un jardin. Le corps, ou le visage des acteurs, se retrouve alors coupé en deux par un contraste ombre/lumière solaire ou parsemé de petites taches de lumière en mouvement. Quant aux scènes tournées en studio, elles sont volontairement surexposées : Schüfftan ne laisse pas de zones d’ombre et envoie sur les murs des taches lumineuses et des bandes frisantes fortes, ceci sans réelle justification par le décor et souvent dans des directions opposées. Il exagère aussi le rai de lumière entrant par les fenêtres avec la technique de la poudre de riz collé sur une plaque de verre et commet volontairement des erreurs techniques : lorsque le héros, Brand, passe d’une pièce à l’autre, toutes deux en plein jour et disposant du même nombre de fenêtres, la première est claire et la seconde se retrouve anormalement sombre. Par ailleurs, l’éclairage est arbitrairement mis en évidence par des taches sur des éléments sans importance et dans toute la seconde partie du film, Schüfftan abuse d’un clair-obscur très marqué avec des lumières rasantes, toujours sans justification dramatique. Il traite donc la lumière par décalage : de ces effets jusqu’aux éclairages les plus sommaires, tout devient exagéré et burlesque. Son approche répond à la logique ironique du scénario, en montrant ostensiblement un univers factice comme le fait le bonimenteur.
6Après ces deux comédies explosives, Ophuls est amené à réaliser un mélodrame en 1937, Yoshiwara, d’après un scénario quelconque et avec des interprètes peu inspirés. S’il fait appel à Schüfftan pour développer l’aspect visuel du film, il semble désengagé artistiquement de cet emploi alimentaire. Sa collaboration avec le chef opérateur tourne, ici, un peu à vide. Néanmoins, Schüfftan profite de l’exotisme de ce film, qui se déroule dans le Japon du xixe siècle, pour multiplier les éclairages atmosphériques. La brume ambiante du port avec ses lanternes, les fenêtres opaques et les ouvertures du décor du quartier des geishas, les sous-bois brumeux filmés à différentes heures de la journée sont autant d’occasions de concentrer, diffuser et réfléchir la lumière. Les scènes les plus marquantes du film, celles du fumoir et du combat de coq avec le coolie, sont tournées dans des pièces sombres, enfumées. Uniquement éclairées par des lampes à huile et une ouverture dans le toit, elles font penser aux plus belles eaux-fortes de Rembrandt. Dans les plans plus serrés, les visages des geishas sont presque systématiquement éclairés par taches décalées : la source principale de lumière n’entoure pas le visage mais la poitrine, un effet courant chez Schüfftan qui frise ici le maniérisme. Il faut noter enfin que l’acteur vedette du film, Pierre Richard-Willm, dispose souvent d’un éclairage de portrait soigné (trois-points modelé et contraste avec l’arrière-plan). Il est probable que c’est moins le choix de Schüfftan que de la production, soucieuse de la rentabilité de sa vedette… Le chef opérateur proposera dans ses deux prochains films avec Ophuls des portraits plus recherchés et réussis. Dans Yoshiwara, cette accumulation d’effets aboutit à un mélange baroque de beaux éclairages qui n’ont pas la cohérence ni l’audace cultivées par le tandem Ophuls-Schüfftan.
7Pour Le Roman de Werther, Schüfftan, occupé sur le tournage du Drame de Shanghai de Pabst, ne travaille qu’en intérieurs. Georges Stilly, responsable des extérieurs tournés en Alsace, est renvoyé au bout de quelques jours de studio4 :
En dépit du fait que les extérieurs étaient superbes, le jeune chef opérateur rencontre des problèmes pour éclairer les décors de studio. « Gene, comment puis-je éclairer ce décor ? Il n’y a pas de fenêtres. Je n’ai pas de source de lumière justifiable ».5
8En effet, Ophuls ne recherche pas un éclairage classique justifié. Par ailleurs, sa mise en scène en plans larges et qui étage les acteurs dans l’espace nécessite une composition arbitraire de la lumière en différents points du décor, domaine où Schüfftan excelle.
9Pour le chef opérateur, le travail consiste à rendre visible le drame, à favoriser les ombres, d’autant plus que la majorité des intérieurs se déroulent le soir, sans pour autant se limiter à un clair-obscur classique. Schüfftan multiplie les sources de lumière, place des taches plus ou moins claires en différents points de l’espace, de telle sorte qu’au gré des positions et des déplacements des acteurs, ils se retrouvent en contre-jour, en partie dans l’ombre, en clair-obscur ou éblouis par une tache de lumière frappant leur corps.
Dans Werther, Schüfftan « divise l’image, la casse comme en peinture, la coupe en diagonale par des effets arbitraires, très directionnels, une lumière très violente émanant des fenêtres ». À chaque plan, on sent une « volonté de composer l’image » au bord du déséquilibre, à coups « d’oppositions de taches – sombres sur fond clair, ou claires sur fond sombre. Schüfftan joue tout le temps sur les contrastes sur l’arrière-plan… Un système plus intuitif que logique. Il crée et hiérarchise la profondeur par des éclats de lumière et des zones d’ombres ».6
10Ce travail est particulièrement réussi avec l’interprète de Charlotte, Annie Vernay. Lorsque, le premier soir, elle éteint les lumières de l’escalier, une lanterne à la main, puis couche les enfants, Schüfftan utilise seulement un projecteur mobile et une source de lumière, supposée lunaire, en haut de l’escalier. Le corps d’Annie Vernay est magnifiquement sculpté par cette lumière au gré de ses mouvements et passe par toutes les variations qui vont de la silhouette au clair-obscur. Ce même type d’éclairage est employé lorsqu’elle raccompagne Werther, le soir du salon de musique. De dos, elle passe devant une lumière rasante au sol qui éblouit sa robe blanche avant de plonger dans l’obscurité de la scène et de retourner dans une brillance forte, comme pour marquer son émotion.
11On retrouve ce travail plastique d’une lumière sombre sur une actrice dans leur film suivant, Sans lendemain. Il s’agit ici de faire le portrait d’une femme qui se compromet en cherchant à cacher à son ancien amant ses activités de strip-teaseuse. Ophuls choisit Schüfftan car il sait qu’il n’hésitera pas à baigner dans une ombre profonde les décors comme l’héroïne, Evelyne (Edwige Feuillère). Dès le début du film, elle bénéficie d’un éclairage spécifique. Dans le cabaret, elle n’est pas éclairée par un trois-points classique ; l’effet principal est décalé sur sa poitrine et une légère ambiance laisse son visage dans l’ombre, effet qui est accentué par l’arrière-plan lumineux et remuant. Quand on la retrouve au bas de son immeuble, l’éclairage en bandes et taches lumineuses n’est pas corrigé pour elle : elle est comme cachée dans le décor. Avant cette scène, un plan tourné en extérieur la montre marchant dans Paris au petit matin. L’image légèrement sous-exposée est sombre et pâle, sa lumière blafarde tranche sur les lumières vives du cabaret. Schüfftan nous fait passer d’une atmosphère à l’autre et nous informe sur la personnalité d’Evelyne : dans l’ombre du cabaret, elle joue un rôle d’entraîneuse dont elle a honte, d’où le contre-jour sur son visage, alors que ces extérieurs nous montrent sa vie sous un jour plus sinistre. Sa rencontre avec son ancien amant va la faire sombrer dans le drame. Dès ce moment, Schüfftan pratique autour d’elle des éclairages sombres, à la limite de la lisibilité. Il n’utilise plus d’éclairage d’appoint et use de taches lumineuses, d’une façon plus contrastée que dans Le Roman de Werther. Evelyne se retrouve alors souvent dans l’ombre du décor ou, quelquefois, éclairée en partie. Les scènes les plus marquantes sont celles où on la voit dans la voiture, éclairée seulement par de rares phares de voitures ou dans l’appartement qu’elle a loué, lorsqu’une coupure de courant justifie l’obscurité quasi totale sur elle. Plus loin, Schüfftan joue avec le contraste, comme dans ce très beau plan où on la voit en taxi, éclairée en contre-jour par la lumière blafarde de la ville qui défile à l’arrière-plan.
12La dernière collaboration entre Ophuls et Schüfftan en 1940, pour De Mayerling à Sarajevo, reste anecdotique. En effet, le chef opérateur ne travaille que sur les trois derniers jours d’un tournage arrêté puis repris plusieurs fois à cause de la guerre7. Il est surtout engagé à cause de son efficacité. Même si l’on peut distinguer quelques éléments de son style dans les plans qu’il a tournés, comme l’éclairage sans ombres parasites et par taches, Schüfftan se contente d’assurer la continuité plastique avec le travail des deux précédents chefs opérateurs, Kurt Courant et Otto Heller.
13La guerre contraint de nouveau Ophuls et Schüfftan à l’exil en 1940, vers les États-Unis cette fois. Malgré des chemins qui se croisent à Hollywood dans les années quarante puis en France dans les années cinquante, ils ne travailleront plus ensemble. Mais Ophuls restera marqué par cette longue collaboration et cette période d’inventivité. S’il privilégie les décors à partir des années quarante, il continue de favoriser sa collaboration avec le chef opérateur : il tourne à trois reprises avec Franz Planer aux États-Unis, puis avec Christian Matras sur ses quatre derniers films français. Cependant, il ne connaîtra pas la même osmose que dans le travail avec Schüfftan. Il travaille sur des films à gros moyens, où le traitement de la lumière est plus soigné, et ne retrouve pas la liberté et la possibilité d’expérimentation qu’offraient les petites productions des années trente. Il faudra attendre 1955 et Lola Montès pour retrouver une approche créative de la lumière, liée cette fois-ci à la couleur.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre-Damien Meneux, « Ophuls et Eugen Schüfftan », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 75-84.
Référence électronique
Pierre-Damien Meneux, « Ophuls et Eugen Schüfftan », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 23 janvier 2007, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/170 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.170
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