Double conversion : Ophuls à Vienne
Notes de la rédaction
Traduit de l’allemand par Brigitte Powers-Rudloff
Texte intégral
11925. D’abord les conséquences, ensuite la cause. Depuis l’invention du cinéma, le retournement des causalités exerce aussi au théâtre un attrait particulier. C’est ce qu’exprime Béla Balàzs dans l’une de ses premières publications, dans une critique comme il n’y en aura jamais plus de la représentation de L’Accomplissement de Georg Terramare au Burgtheater de Vienne1. Mise en scène : Max Ophuls.
2Un regard sur l’année qui a précédé à Vienne et sur L’Homme visible2 montre, il est vrai, qu’il entre en jeu davantage. Balàsz marque combien la mise en scène d’Ophuls a contribué à la première coupure entre esthétique et téléologie en dehors du cinéma. Ses déductions peuvent être comprises comme une lecture originale de l’esthétique de Kant3 :
Ce n’est une nouvelle découverte ni en logique, ni en psychologie, que la suite des causalités de l’origine naturelle et celle de l’origine spirituelle s’opposent. Que la fin soit la première de toutes les causes constituait déjà une des thèses de la logique aristotélicienne, et que l’on n’a pas d’enfants parce que l’on aime, mais que l’on aime pour avoir des enfants a été, en dépit de toute expérience pratique, déjà souvent établi. 4
3On dirait presque que l’auteur, le scénariste, le théoricien du cinéma et à titre exceptionnel le critique de théâtre, a dès 1925, lors des premières mises en scène d’Ophuls au Burgtheater de Vienne, dégagé le principe que développera le futur cinéaste jusque dans ses derniers travaux : l’art comme ébauche d’univers qui obéissent à des lois particulières :
D’habitude cela se passe ainsi : 1 On se marie. 2 La femme est fécondée. 3 Elle a un enfant. 4 Elle aime l’enfant. 5 Afin d’immortaliser le bébé sur une photo, on l’emmène chez le photographe. Or, depuis que le cinéma a rendu possible de retourner la représentation d’un déroulement naturel, un tel procédé exerce un attrait particulier sur différents esprits.5
4Espace et temps ? Aucune loi de la nature, mais des représentations souveraines, qui doivent satisfaire à des critères immanents et mobiles ; fugaces comme la lettre d’amour déchirée dans Madame de… et qui, jetée par la fenêtre du train, se mêle à la neige fraîche et au blanc de l’écran ; éthérés comme les nappes de brume d’où émerge le meneur de jeu au début de La Ronde, avant de tourner autour du manège de chevaux de bois qui renvoie des images comme une figure emblématique du dispositif cinématographique : « Je suis l’incarnation de votre désir. […] Mais où sommes-nous ici ? Sur scène ? Dans un studio ? […] Ah… Nous sommes à Vienne. »
5Dans l’ensemble des films d’Ophuls, les points de repère des récits, à travers leur exposé décidé, portent sur le problème de la linéarité – comme s’il s’agissait de remarques programmées sous la dictée de Balàsz… Son esthétique cinématographique s’avère être une machine à remonter le temps, qui atteint les confins de l’infini : là où le temps à référence historique s’arrête, et où commence l’eschatologie benjaminienne. Et grâce à son anticipation d’un important procédé de la logique ophulsienne, Balàsz a fait sien ce circuit temporel échappé aux causalités : sa critique théâtrale est encore valable, trente ans après avoir décrit le principe qui devait régir Lola Montès.
6Les quelques mois que Max Ophuls a passés à Vienne, d’octobre 1925 à mi-avril 1926, n’ont certainement pas influencé outre mesure ses préférences esthétiques ni ses thèmes de prédilection. Ce qu’il note dans ses souvenirs de la ville, en dehors de ses obligations et de quelques remarques comiques, est plutôt pauvre6. En tant qu’homme de théâtre, ses débuts à Vienne ne sont pas brillants. Âgé de vingt-cinq ans, il est le plus jeune metteur en scène au Burgtheater, mais à peine mentionné par la critique et s’il l’est, ce n’est pas en termes favorables. Néanmoins des relations se nouent entre sa puissance créatrice et cet univers imaginaire qui s’appelle Vienne, tel que l’a décrit Carl Schorske. Dans ce que l’historien austro-américain nomme l’atelier compressé et compressant d’une cristallisation de la modernité7, il s’agit de tout autre chose que de repérer une couleur locale en vue d’attractions mercantiles et touristiques. Pour Ophuls, Vienne est un lieu de stimulation esthétique au delà des clichés de la cathédrale Saint-Stéphane, du Prater, du Kaiserhaus et de Heurigem. En tant qu’incontestable point de rupture au centre de l’Europe du début du siècle dernier, Vienne propose un vaste horizon de concepts artistiques : pour le théâtre et plus tard, pour les films qu’il réalisera.
7Quatre de ces films se situent exactement dans le contexte viennois du tournant du siècle : Liebelei, De Mayerling à Sarajevo, Lettre d’une inconnue et La Ronde. Situés à Vienne et autour de Vienne, ils sont empreints des traits traditionnellement attribués à une « viennoiserie » – tout en mettant en lumière des facettes différentes de cet univers. Dans Liebelei, tourné dans l’Allemagne de la République de Weimar, Vienne est montrée à travers les coulisses de l’opéra de Mozart L’Enlèvement au sérail : à travers un travail sur la musique qui commence derrière la scène, et non pas comme le produit fini d’événements spécifiques. De Mayerling, réalisé juste avant l’entrée des troupes allemandes en France, se joue principalement à la cour viennoise – mais n’exclut nullement l’arrière-plan culturel de la Vienne bourgeoise et libérale, celle de Kokoschka et de Kraus, de Herzl et de Freud. La Lettre, film de l’émigration aux États-Unis, commence dans la tradition des films viennois à la Hollywood (de Stroheim à Sternberg), avec un panorama de la ville dont la structure géométrique rappelle les paysages peints par Bernardo Bellotto8. Et dans La Ronde, filmé cinq ans après la Libération du national-socialisme, les sculptures de la Michaelerplatz de Vienne, devant la tour principale du château, et la coupole du Musée de l’Histoire de l’Art resplendissent – face au luxe détonant des bâtiments de la spéculation fin-de-siècle et des boulevards extérieurs… Tout cela s’inscrit dans le système de représentations du « film viennois », avec un champ temporel qui s’étend du Congrès de Vienne jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, même si Ophuls ne fait pas de films « de genre » dans le sens classique du terme. Avec lui, les décors baroques ou la mode Bidermeyer, les uniformes fantaisistes et les costumes stylisés, les célébrités de l’art, de la politique ou de la hiérarchie militaire apparaissent en marge, voire en surface. Les images à référence historique se détachent de leur référent, à rebours des films de Willi Forst, d’Ernst Marischka ou de Walter Reich, et jouent librement leur rôle d’allégories de la modernité9. L’état de flottement d’un conflit se fait sentir, dénué d’identité substantielle, lié en permanence aux décalages des valeurs et aux mouvements des courants porteurs de sens… Cette voie de l’allégorie est en relation avec la place qu’occupe Vienne dans l’histoire personnelle d’Ophuls : celle d’un lieu de l’extase, représentant un ailleurs par-delà les attaques auxquelles il a dû faire face, Juif dans la Vienne du début des années vingt10. On peut le ranger parmi les artistes et intellectuels qu’évoque Carl Schorske, doublement fascinés par la ville et par le tournant culturel et historique du début du XXe siècle.
8Avec L’Accomplissement, la « légende en trois actes » du dramaturge autrichien Georg Terramare, Ophuls faisait l’expérience de sa troisième « première » à Vienne, le 25 novembre 1925. D’emblée, cette première s’éclaira d’une lumière qui n’était pas seulement celle du succès artistique. À la faveur d’un débat idéologique, il s’agissait manifestement de mettre en concurrence un catholicisme conservateur et les intérêts, au moins artistiques, d’une bourgeoisie libérale. À la veille de la première, « à la veille de la bataille », l’auteur présentait à un public cultivé son programme de lutte culturelle catholique :
Ce n’est pas dans les sectes, les cercles monastiques et les couvents, comme on a tendance à le faire en Allemagne, que l’on constate le renouveau de la pensée catholique, mais dans les masses au sens large, comprenant toutes les classes qui recherchent une issue à leur désarroi politique, social et spirituel .11
9Terramare était actif depuis de nombreuses années dans ce réarmement de la guerre confessionnelle. Dans le très catholique lycée Schotten de Vienne, il s’était consacré avec les futurs prêtres à un renouveau des Passions moyenâgeuses et des Mystères bibliques dans le style de la Renaissance allemande, qui étaient tombés dans l’oubli depuis le début du XIXe siècle.
10Les canons des formes et l’iconographie ont été marqués de façon décisive par ce catholicisme culturel, en particulier au début du XVIIe siècle. Né de la stratégie qui visait à empêcher les conversions massives au protestantisme – dans le cadre de la politique de contre-Réforme du régime des Habsbourg pendant la Guerre de Trente ans, le baroque du sud de l’Allemagne et de l’Autriche peut être lu comme la transposition de cette contre-Réforme catholique dans les arts descriptifs et picturaux ; comme un endoctrinement construit, peint et mis en scène, consacré en tant que censure ouverte… Dans ce domaine, au fond, rien d’essentiel n’a changé jusque dans les années vingt. C’est pourquoi les drames jésuites, le néo-baroque et l’obscurantisme scientifique purent, dix années plus tard, de 1934 à 1938, être ranimés dans un État austro-fasciste et corporatiste.
11L’Accomplissement met en scène un épisode de la vie du moine carmélite Fra Filippo Lippi. Animé de la vocation du peintre de la Renaissance du même nom, il pénètre dans un couvent de moniales pour faire le portrait de la novice Lukretia. Celle-ci désire avoir un enfant du malheureux peintre et l’obtient. Elle n’attend pas moins de lui que d’échapper aux murs du couvent, et c’est un an plus tard que son acte sera pardonné par le Pape.
Le metteur en scène Max Ophuls ne pouvait pas faire grand’chose d’autre que de mettre en relief certaines atmosphères au moyen des processions silencieuses des religieuses, des sons d’orgues et de cloches, de l’obscurité du cloître et de la luminosité du monde.12
12C’est ainsi que la presse viennoise trouva l’occasion de se moquer de L’Accomplissement… Il semblait vraiment qu’Ophuls se fût peu démarqué de ce drame de la culpabilité et de la conscience catholiques :
Le nouveau metteur en scène Max Ophuls, après deux spectacles au Théâtre de l’Académie, est pour la première fois à l’œuvre au Burgtheater. Il signe sa mise en scène d’une particulière abondance de trouvailles, qui cette fois au moins n’ont rien gâché, en tout cas pas directement.13
13L’écrivain Felix Salten, futur auteur de Bambi, évaluait d’une
14phrase le travail du jeune Ophuls : « La mise en scène menée par M. Max Ophuls est discrète et donc bonne. »14
15Pourtant la représentation de L’Accomplissement ne fut sans doute pas aussi harmonieuse que le laissait entendre ce milieu de poètes et de gens de théâtre assez conservateurs… Salten mit l’accent sur un aspect plus vaste, plus déterminant du travail d’Ophuls en écrivant à propos de Terramare :
Fils de parents riches, déjà baptisé au berceau, éduqué par les prêtres du lycée Schotten, il représente le produit étrange de cette société juive aisée qui n’a pensé faire plus brillante preuve de noblesse qu’en embrassant le christianisme.15
16On voit ici se dégager les composantes socioculturelles du climat catholique, mais tout aussi manifestement antisémite en Autriche ; ce que Schorske décrit comme chargé d’anachronisme jusque dans les années vingt, et qui recommence alors à imprégner fortement les œuvres artistiques :
D’après les intellectuels et leurs idées sociales, les autorités catholiques se trouvaient responsables de l’ordre, que le pouvoir libéral avait toujours dérangé […] L’époque moderne, toutes ses réalisations et toute sa richesse les effrayaient.16
17Cette force d’inertie est reconsidérée par d’éminents historiens de la culture en sens inverse, en tant que source d’un plus ample courant ambivalent. C’est justement dans ce contexte culturel répressif que pouvait germer un libéralisme politique, soutenu par les Juifs éclairés, aidant à ébaucher une science de l’Homme reposant sur des bases physiques et naturelles – et enfin rien de moins qu’une esthétique moderne… Durant les premières décennies du XXe siècle, un équilibre précaire se fit jour entre rationalisme et exégèse, modernité et conservatisme, libéralisme et répression. C’est ce que Malachi Haim Hacohen a très récemment précisé, à l’instar de Karl Poppers dans la Vienne des années vingt et trente, en utilisant le terme d’une « existence entre-deux » – qui partageait alors intellectuels et artistes entre la conversion du judaïsme au christianisme et l’acculturation de la langue allemande17. En rendant compte de la mise en scène d’Ophuls, c’est précisément cette brèche chez l’auteur de L’Accomplissement que décrivait Salten :
Il n’est évidemment pas coupable de s’être trouvé sur ce fil mince et tranchant, lieu difficile pour trouver un équilibre entre ses origines et une éducation complètement différente, entre la race juive et le catholicisme. Il supporte toutes les conséquences que lui inflige une place qu’il n’a pas choisie, avec un calme qui mérite une certaine admiration. Il ne pense pas une seconde à nier ses origines qui, justement à la lueur des cierges des autels catholiques, pourraient si facilement devenir caricaturales. Et il s’accroche avec une passion fervente au catholicisme, sans se soucier si on lui en sait gré ou très peu. […] Il est aussi de ce fait un représentant des mélanges nombreux et surprenants de la société autrichienne, catholique, juive et flamande. Et il peut des deux côtés de sa seule personne, purement juif ou purement chrétien, selon la bonne ou la mauvaise volonté de l’observateur, être tantôt l’objet de moqueries, tantôt être pris au sérieux… Les livres que Georg Terramare a jusqu’ici écrits sont tous marqués de sa lutte pour une synthèse. Dans tous ces livres se trouve à la fois l’extraordinaire vivacité intellectuelle de la race juive et un mysticisme catholique absolu.18
18Cette situation à l’exacte frontière de cultures, de religions et d’identités, base de départ et de mouvement de nombreuses personnalités et créations artistiques viennoises au tournant du siècle, fut notée par d’autres fins observateurs… Dans son éreintement de L’Accomplissement, paru dans le Morgen de Vienne et dans le Tageblatt de Prague, Alfred Polgar écrit au sujet de Georg Eisler von Terramaren – puisque tel est le nom originel de l’auteur :
Celui qui ignorerait qu’il s’agit là d’un cœur juif bon et absorbé dans le catholicisme, qui s’efforce de trouver un équilibre satisfaisant entre terre et ciel, plaisir et ascèse, qui ne contente qu’à moitié ses créanciers (la vie) sans que les croyants y trouvent leur compte, celui-là se trouverait désemparé face à cette œuvre.19
19Synthèse, équilibre et entre-deux : cette absence de lieu, le mouvement constant d’un extrême à l’autre, de l’image et de l’imagination, sont également caractéristiques de l’état de flottement esthétique auquel Ophuls s’abandonne et qu’il fera sien à l’écran. Ils préfigurent ces obsessions qu’il développera en particulier chez les personnages féminins de ses grands films : dans Lettre d’une inconnue, Madame de…, et naturellement Lola Montès.
20Plaisir et ascèse, libération et négation, séduction et interdit : ces ambivalences se changent en symptômes lorsqu’on discute de la valeur d’une esthétique « catholique », empreinte d’une morale sexuelle dominante et d’une économie érotique rigide. Elles ont été notamment définies dans les théories de Sigmund Freud, sur l’infiltration d’une forteresse du moi considérée comme sûre. Si l’on ne tient pas compte des deux aspects du discours qui sont interdépendants, le désir et la censure, le désir comme conséquence de la censure, on ne peut pas comprendre tout à fait les discours culturels et esthétiques de cette époque à Vienne. C’est précisément à partir de ce contexte de morale sexuelle marquée par le catholicisme, que Freud développe dans un court texte de l’année 1908 sa théorie de la conversion. Lorsque des pulsions accumulées ne sont pas diminuées ou sublimées par de nombreux mécanismes de censure, elle peuvent inopinément émerger sous la forme du rêve éveillé, ou bien éclater comme symptômes de maladie hystérique. Comme l’écrit Freud, elles sont « amenées à être représentées » au moyen du corps. De manière presque fantomatique, deux stratégies de la conversion s’opposent : une conversion confessionnelle, fondée sur des arguments historiques et culturels, et qui incita plus d’un intellectuel juif à s’assimiler au catholicisme, durant cette période intermédiaire dont Terramare est l’un des exemples les plus parlants ; et l’hystérie de conversion, décrite par Freud dans le cadre d’une théorie globale du sujet, et qui agit comme « soudure » d’énergies somatiques et psychiques, imaginaires et réelles20.
21L’état de flottement spirituel et confessionnel de la tradition à la conversion (tel que Salten et Polgar, tous deux intellectuels brillants et influents dans la Vienne des années vingt, le constataient à l’occasion de la mise en scène de L’Accomplissement) délimite donc le cadre culturel d’une double théorie de la conversion, entre transformation religieuse et transformation psychologique. Et ce peut être aussi une base valable, pour une nouvelle définition des principes de représentation ophulsiens. S’il est certain que L’Accomplissement fut un terrain miné pour le jeune Ophuls (qui n’avait pas de véritable influence sur le choix du programme, et à qui la direction du Burgtheater, médiocrement disposée à son égard, imposa vraisemblablement ce choix), certaines des constantes esthétiques complexes de son œuvre cinématographique n’en sont pas moins nées. D’aussi courte durée que fût son travail théâtral à Vienne, la rencontre qu’il y fit du libéralisme juif et de la mystique catholique devait, assurément, le marquer au moins autant que les catégories superficielles et les classements par genre comme la viennoiserie.
22Avec sa conversion de l’archétype divin et du modèle humain dans le cadre du paradoxe de la représentation, comme l’indique le sous-titre de la pièce (On dit de Filippo Lippi), Ophuls retournait à l’un des conflits les plus profondément ancrés dans les religions monothéistes : l’interdit de la représentation du divin. Celui-ci se double de la figure rhétorique d’une transgression sécularisée parce que sexualisée, emblématique du catholicisme (la virginité de Marie). Peindre la mère de Dieu, et montrer à la fois l’enfantement du sujet et de sa représentation… Projet vraiment radical et diabolique – que le jeune metteur en scène sans doute ridiculise subtilement, et dont plus tard il déclinera les variantes :
23– avec la star de cinéma idéalisée dans La signora di tutti, comme avec l’ingénue qui, dans Divine, est punie parce qu’elle accepte d’être l’objet des regards. Dans ces deux films la représentation picturale du divin, de « la divine », repose sur le même effet exaltant et troublant de limite floue entre l’archétype et sa représentation : Filippo, le peintre de la Renaissance, veut dans un excès très manichéen peindre « la vie », et non une matière morte. Il s’acharne à un paradoxe de la production de l’image où se confondent esthétique et économie sexuelle : « Un tableau en l’honneur de la Vierge ! Oui, Filippo ! Mais seulement un tableau ! Tu t’oublies. Un tableau ! »
24– Avec le modèle séduit, puis épousé, de l’épisode « Le modèle » dans Le Plaisir, et dont le suicide a la même valeur que le naïf renoncement de la novice Lucrétia. Celle-ci veut « seulement » un enfant – et accepte pour cela la profanation de son « saint », en vue de la représentation détournée de l’image d’un corps.
25– Et enfin, non la moindre, la figure libertaire de Lola Montès, dont le portrait est fait à Munich par un peintre de la cour de Louis Ier. Carence et abondance, images interdites et profusion visuelle, renoncement ascétique et luxe baroque : ces oppositions ne suffisent pas à définir l’épisode qu’inspire le roi catholique, au cœur du baroque bavarois… La fameuse scène de l’aiguille et du fil, où le roi après un déshabillage excessif de la danseuse demande dans tout le château quelque chose pour voiler sa beauté, n’est que la preuve flagrante d’un jeu avec la morale chrétienne de l’interdit et sa transgression, de l’ambivalence pénurie/abondance dans une culture catholique marquée par un flot d’images.
26Ces scénarios, que l’on retrouve dans l’ensemble de l’œuvre cinématographique d’Ophuls, évoluent selon le même modèle dramatique : une situation d’exutoire, qui s’embrouille bientôt dans le statut représentatif paradoxal du corps féminin. À la différence des schémas qui président au cinéma classique américain de voyeurisme et de fétichisme21, les esquisses narratives laissent possible une évolution ultérieure du potentiel de conversion névrotique, à travers la représentation du conflit dans le corps et en tant que corps. Déjà dans L’Accomplissement, il se posait les questions de l’éthique picturale, et du statut représentatif de chaque système de représentation22 – qu’il s’agisse de théâtre ou de cinéma, avec pour arrière-plan le plaisir de la transgression catholique d’une morale sexuelle répressive. Cette réflexion était mise en valeur dans le principe du déplacement de l’ordre référentiel et de la logique, tel que le décrivait Balàsz :
Dans la pièce de Terramare, par exemple, cela se passe ainsi : 1 Le peintre Filippo Lippi peint un bébé. 2 Il montre l’image d’une novice chaste et austère. 3 L’amour pour l’enfant se réveille avec force. 4 L’amour maternel étant là, il faut maintenant prouver qu’il y a un enfant. 5 Cela arrive. 6 On se marie et c’est la fin de l’accomplissement (du côté masculin, l’astuce réside dans le fait que le peintre crée le modèle d’après l’image de l’enfant).23
27L’interdit de représenter la puissance et la gloire du divin prolonge ainsi la dimension de la conversion – en intégrant une censure externe, c’est-à-dire en formant le travail de représentation à partir de l’extérieur, de l’autre, et en le ramenant à son propre corps. La transformation décrite par Freud de l’énergie psychique en actes physiques, ainsi que sa somatisation, c’est-à-dire son « incarnation » comme expérience esthétique dans l’image trouvent leur modèle dans deux formes d’hagiographie chrétienne24 :
28– celle où se présente une martyre qui subit dans son propre corps la différence à travers la stigmatisation de la souffrance physique, et fait de ce corps « une scène » pour l’exposer publiquement aux regards ;
29– celle où une expérience également physique de l’extase se comprend comme double représentation du « saint » – par conséquent d’un corps vierge et irreprésentable dans l’excitation convulsive ou l’engourdissement corporel total.
30Les deux « processus d’incarnation » jouent un rôle qui n’est pas négligeable dans le déroulement d’une conversion au catholicisme, qu’elle soit réelle et accomplie ou proche du fantasme… Et ce n’est pas un hasard si les deux cas furent examinés par Freud sous l’angle de l’« hystérie » comme névrose de conversion.
31Le point culminant de cette tension, étendue jusqu’à l’extase, entre abstraction esthétique de la représentation d’un principe transcendantal et vécu physique du plaisir du corps, c’est assurément chez Ophuls la scène de l’Épiphanie dans Le Plaisir : les prostituées, la mère maquerelle en tête, pénètrent dans l’église d’un petit village de Normandie. On y fête la Première Communion d’une classe d’enfants d’environ sept ans. Le jeu massif de l’orgue emplit l’espace sonore, une lumière éclatante, filtrée par des vitraux de style gothique, inonde le lieu. L’innocence tout de blanc vêtue s’oppose au plaisir du péché païen ; le choc domine l’image et cette entrée en scène, dans une construction picturale qui repose sur un processus continu de saturation, comble de son excès physique le corps des spectateurs. Le rite de la communion s’accomplit alors, en une véritable in-corporation dans le Corpus Mysticum de la communauté chrétienne. Bercée de sanglots convulsifs, provoquant la crise de larmes silencieuse de l’une des prostituées, c’est la réalisation sublimée d’une mise en scène de l’extase, d’une Epiphanie qui est aujourd’hui encore célébrée comme telle dans les grands rites de conversion collective (devenus presque des offices divins orgiaques, chez certains mouvements pentecôtistes chrétiens). L’épaisseur de l’espace narratif dépasse le seuil de saturation, fait de l’image un acte de conversion physique.
32Cette ébauche de la scène de l’Épiphanie, dans le second et le plus long épisode du Plaisir qui s’intitule « La maison Tellier », suffit à déborder les limites d’une lecture qui ne s’attacherait qu’à la transgression légitime de toute forme de conversion ; elle dépasse de loin l’effet Pygmalion ophulsien, et porte en elle toute la puissance plastique du film.
33À l’appui de la théorie de Freud de la conversion de la représentation de la censure dans l’image du corps, on peut concevoir aussi une esquisse d’une théorie du cinéma, préfigurée dans l’analyse des procédés cinématographiques des années soixante et soixante-dix, et qui montrerait le rapport institutionnel entre les mesures sociales de censure, la disposition intérieure du sujet spectateur et les réalités techniques du dispositif cinématographique… De même qu’à en croire la théorie du mélodrame de Peter Brooks, les ardoises apportées sur scène grâce à des pantomimes, les éclairages raffinés et les effets de mouvement dans le « Patent Theater » de Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle, tous ces actes de représentation physique détournaient la censure régnante et l’interdit pesant sur la parole25, on pourrait parler d’un cinéma de la corporalité, illustrant la théorie freudienne de la névrose de conversion, et intégrant la censure dans un processus psychique et politique. Sa conversion de l’ordre symbolique de la parole à une « symptomatique » corporelle d’éruption plastique, à une mobilité excessive des matières picturales et sonores faisant suite à une censure externe ou interne, est tout à fait comparable à ce qui se passe chez un sujet lorsque certaines pensées ou idées désavouées, refoulées, se fraient une issue physique. La névrose de conversion cinématographique, inscrite dans le corps du film, consiste dans la relation que le spectateur accepte avec la réalité d’une mise en scène excessive de sons et d’images26.
34Dans le climat propice à cette conversion, Ophuls sembla trouver un champ d’inspiration aussi important pour ses films que dans l’état de flottement, d’entre-deux social et esthétique qui caractérisait la Vienne des années vingt. Il ne s’est jamais intéressé au « monde du dehors ». Contrairement à son fils Marcel, il fut moins un chercheur qu’un inventeur. Il peaufinait sans cesse une souplesse de l’imaginaire et de la technique cinématographiques – même si elle consistait, au meilleur sens du terme, en une matière autosuffisante et artisanale. Sa situation de repli et de contrôle dans un studio était nécessaire, pour tirer de ses ébauches une stylisation de la réalité qu’il n’aurait obtenue nulle part ailleurs… Nombre de ces facteurs peuvent être attribués à ses différentes conditions de production : Ophuls, tout au long de ses fuites loin du nazisme entre 1933 et sa période hollywoodienne, a laissé des films en Italie, en France, et en Hollande. On voit donc se refléter chez lui divers modes de production, plutôt qu’une longue et minutieuse écriture personnelle. C’est précisément pourquoi son œuvre traduit le plus grand intérêt pour les inventions mises à sa disposition, et leurs effets plastiques ou sonores ; et cela n’est guère surprenant chez un homme de théâtre – ayant de surcroît, dès les années vingt, improvisé des sketches au micro de la radio… Ses histoires se présentaient toujours comme des constructions, comme des combinaisons saturées d’images et de sons. Il y avait là une connaissance du matériau et une précision d’artisan, acquises en dehors du cinéma : lorsqu’il était pionnier de la radio à ses débuts en Allemagne, et coéquipier efficace et rigoureux de « ses » comédiens à la scène… Il ne faut cependant pas confondre syncrétisme et éclectisme. Comme une éponge, Ophuls a absorbé diverses influences, mais pour les transformer radicalement et les adapter à la réalité de chaque milieu intellectuel et esthétique – d’un style de radio brechtien jusqu’au cinéma de prestige des années cinquante.
35La compréhension presque physique des nécessités esthétiques du cinéma, née d’une double conversion d’origine confessionnelle et hystérique – c’est-à-dire non d’une méconnaissance psychologique, mais d’une théorie du discours, se révèle particulièrement frappante dans de courtes études de l’année 1935, que l’on appellerait aujourd’hui des clips… Ophuls les appelait des « cinéphonies ». L’une d’elles, semblable aux miroirs déformant le temps des théâtres de Vienne, télescope les débuts de son art radiophonique et la période des années cinquante (où, lors de la fin du genre, il adaptera pour la radio la Nouvelle de Goethe et la Berta Garlan de Schnitzler…). Il s’agit d’Ave Maria, qui montre le long d’une bobine de sept minutes la soprano Elisabeth Schumann dans le rôle de Marie, avec voile et bandeau, comme sur les photos de la mise en scène de L’Accomplissement au Burgtheater : mains jointes pour la prière, elle chante – ruisselante et bien en chair – cette mélodie si populaire.
36« Symphonique », cette cinéphonie l’est sûrement moins que la grande forme musicale classique, celle de la Vienne bourgeoise du XIXe siècle27. Le genre de la cinéphonie, disparu sitôt expérimenté, visait surtout à créer un raccourci d’aperçus poétiques d’événements musicaux, comme une conversion du son en image. Promoteur de la cinéphonie, Ophuls laisse leur intégrité au son et au corps de l’acteur. Il ne mixe, n’homogénéise ni ne « filme » rien28. À peine travaillé, saisi dans le courant mouvant et mouvementé de la cinématographie, le son demeure tel qu’il est : radiophonique, et l’image du corps apparaît comme théâtrale.
37Le metteur en scène construit donc des événements mobiles et émouvants, reposant sur des images et des sons filtrés par la scène et la radio. Les expériences dans ces media n’enrichissent pas son travail cinématographique – mais le rendent plus habile, produisant une recherche et une pensée obsessionnelles des possibilités du mouvement et de la lumière, toujours à la limite de basculer, toujours plus proches du corps du film. L’œuvre d’Ophuls ne se ressemble pas, et ne se prétend pas une somme de tous les arts ; elle demeure différente d’elle-même, et se refuse à toute synthèse banale… C’est ce qui fait des films le cristal contradictoire et rebelle du cinéma moderne. Son cinéma n’a pas un seul nom, mais une multitude. Opuls (ainsi qu’on le nomme au générique de L’Exilé) ? Ophuls (sans tréma, ce que son premier biographe Claude Beylie milita pour imposer en France) ? Oppenheim (client d’un café anonyme dans De Mayerling : « J’attends un enfant, un fils. Je voudrais qu’il me ressemble. Il me succèdera dans mon commerce, et je mettrai à la devanture : “Oppenheim & Fils” ») ? Oppenheimer (son nom d’état civil) ? Max Ophuls faisait des films où chaque certitude s’évanouit dans une zone intermédiaire de diversité esthétique, et ne s’appuie que sur une relation très sensible avec la matière de l’image et du son – ainsi que sur une conversion physique du sujet de la lecture.
38Cet itinéraire vers un objet construit et concerté peut évidemment créer un certain pathos – d’où par moments quelque lourdeur dans Ave Maria… Il y manque cette légèreté de plume et cet enthousiasme de l’accessoire et de l’improvisé, que déploient des travaux plus sûrement contradictoires et rebelles.
39Peu après la première de L’Accomplissement, le jeune homme de théâtre dut quitter la capitale mondiale de l’antisémitisme, à cause de ses origines juives29. De Vienne il a pu emmener avec lui – outre une expérience esthétique mêlée à l’état de flottement, d’entre-deux qu’on a décrit, et à l’importance de la double conversion – un être qui allait désormais le suivre pendant son dur exil de par le monde : Hilde Wall, sa future épouse, qu’il avait découverte vêtue d’un costume de nonne, dans le cadre des représentations de L’Accomplissement. Six ans plus tard, à Berlin, il se trouvait pour la première fois derrière une caméra… Et ce qu’a pu lui donner Balàsz, exilé comme lui, c’est un credo esthétique qui devait l’accompagner d’un pays à l’autre, jusqu’à son dernier film en 1955 : le cinéma comme ébauche libre d’un monde qui obéit à d’autres lois que celles de la vie. Espace et temps ? La lettre déchirée de Madame de… qui, jetée par la fenêtre du train, se mêle à la neige fraîche et au blanc de l’écran : fugace.
Annexe
On sait depuis quelques jours que le jeune metteur en scène du Burgtheater, Max Ophuls, récemment appelé de Barmen-Elberfeld à Vienne, a été renvoyé par le directeur, M. Herterich, pour la seule raison qu’il est juif. Un de nos correspondants a eu l’occasion d’interroger M. Ophuls à ce sujet. Il nous a fait part de ce qui suit :
« J’ai été engagé par le Dr Herterich en tant que metteur en scène sur la base d’un contrat de trois ans. Le contrat contenait une clause indiquant qu’il pouvait être résilié au terme d’une année. Je n’ai pas été congédié en février en même temps que les renvois en masse qui ont eu lieu au Burgtheater, mais quinze jours après l’échéance du contrat, j’ai soudain reçu une lettre extrêmement aimable de M. Herterich m’informant qu’à son grand regret, il devait user de son droit de renvoi, car je n’avais pas encore assez d’expérience pour mener à bien une bonne mise en scène. Sans doute pourrait-on envisager ultérieurement de nouvelles conditions de contrat. Dans cette lettre, M. le Directeur Herterich reconnaissait explicitement mes qualités artistiques de metteur en scène.
À la réception de cette lettre, j’ai tout de suite rencontré le Directeur Herterich pour m’entretenir avec lui de cette affaire. Il m’a expliqué qu’elle avait seulement une valeur d’épreuve. « Cela a été une grossière erreur de votre part, me dit le Directeur Herterich, d’apparaître sur scène dans Maria Orlowa. Des personnalités importantes se sont aperçues que vous étiez juif. Vous savez bien que nous vivons dans un État social-chrétien et je dois en tenir compte. »
Je lui ai répondu : « Il est impossible que ce soit le point de vue d’un directeur du Burgtheater, qui doit avoir à l’esprit des préoccupations artistiques ! » Sur ce, il m’a répondu : « C’est ainsi et je n’y peux rien changer. » J’ai répliqué : « Que dites-vous de Brahm ? » et le directeur m’a répondu : « Voyez-vous, chez Brahm, cela ne se voit pas qu’il est juif, parce qu’il n’apparaît pas sur scène. »
Plus tard j’ai reçu du Directeur Herterich un autre courrier, où il fondait les raisons de mon renvoi sur des bases artistiques. J’ai longtemps tu cette affaire car je ne voulais pas donner l’impression que je voulais obtenir un nouvel engagement par le biais d’une campagne de presse. Ce n’est qu’après un accord avec le Neuen Theater de Francfort-sur-le-Main, où je suis engagé comme metteur en scène en chef, que j’ai accepté de condamner publiquement l’attitude du Directeur du Burgtheater, M. Herterich. Je n’ai aucun intérêt ni aucun lien me rattachant au Burgtheater. Je ne donnerai jamais mon consentement pour renouveler le contrat avec le Burgtheater, car j’ai été profondément blessé par le comportement de la direction. Je n’accorde plus aucune importance à une activité au Burgtheater, puisque j’ai été privé de travaux intéressants parce que je suis juif. »
Nous avons à cette occasion obtenu des informations sur la situation au Burgtheater, et avons appris qu’il y règne un fort courant antisémite. Le Conseiller Herterich, dont le pouvoir de direction est limité par divers facteurs extérieurs au bâtiment du « Franzensring », semble être un représentant manipulé par des cercles antisémites. Avec de telles méthodes le Burgtheater ne se laissera, à la longue, pas diriger.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Karl Sierek, « Double conversion : Ophuls à Vienne », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 27-48.
Référence électronique
Karl Sierek, « Double conversion : Ophuls à Vienne », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 23 janvier 2007, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/166 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.166
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