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Plans d'ensemble

« Il faut écrire comme on se souvient » : la poétique de Max Ophuls

Barthélemy Amengual
p. 13-26

Texte intégral

La grandeur de l’artiste tient à son pouvoir d’imaginer la vérité du réel.
Goethe

1Joseph Joubert note dans ses Carnets : « Il faut écrire non comme on sent mais comme on se souvient. » Joubert poserait-il une incompatibilité entre le sentiment, voire la sensation, et le souvenir ? Ce n’est pas ce que j’entends dans son aphorisme. J’y vois plutôt un double paradoxe : l’exigence d’une distance, d’un recul qui devrait conserver au souvenir sa vérité et, tout ensemble, le consentement à cet inévitable qui veut que toute mémoire soit trompeuse/trompée – subjective, comme on dit. Proust travaille et se travaille afin de rappeler au jour un passé perdu et d’en faire un présent. La réminiscence, chez lui, n’est pas un souvenir ; elle est un retour exact du vécu ; elle ne trompe pas. Ophuls, pour sa part, sait qu’il n’est pas de remémoration fidèle ; que dans cette infidélité se tient son aura, que cette aura ouvre au talent du créateur le champ où il s’exprimera. Il y a la « légende » et il y a son souvenir. La mémoire, volontaire ou involontaire, comme le cinéma, parle au présent, dans le présent. Pour Ophuls, il y a donc un avant et un après, deux moments qu’un Proust s’évertue à identifier, à confondre, à fusionner, à « éterniser ».

2L’écrivain qui a, peut-être, le plus médité sur ces deux fois est Cesare Pavese. « Nous sommes émus parce que nous avons déjà été émus. » « Nous admirons seulement ce que nous avons déjà admiré… » « Les symboles que chacun porte en lui – il les reconnaît et son cœur tressaille – sont ses souvenirs authentiques. Ce sont également de véritables découvertes. […] Alors nous les découvrons et en même temps, nous nous en souvenons. »1 Tout n’est possible, tout ne commence que la deuxième fois. La deuxième fois est-elle une réminiscence ? – Non, car la réminiscence ramène à l’esprit un fait passé non totalement ignoré. Or, pour Pavese, la première fois fut inconsciente2.

3Rassurons-nous, nous n’avons pas quitté Ophuls. Sous prétexte que l’homme naquit à Sarrebruck, trop nombreux sont les critiques qui refusent que le cinéma d’Ophuls soit viennois. Qu’importe qu’il ait en tout et pour tout, acteur et metteur en scène de théâtre, passé seulement six mois dans la capitale autrichienne. Pouvait-on, à l’époque, connaître le succès sur les planches, ignorer les grands contemporains et vite les oublier ? Nous rappeler, n’est-ce pas d’abord reconduire au jour des sensations, des sentiments, des convictions qui étaient en nous ? Depuis quand ? Et au travers de quelles admirations, de quels exemples, de quelle culture dans laquelle nous étions immergés ? Si, comme on l’accorde, Stroheim, Sternberg, Lubitsch, Pabst, sont viennois, Ophuls l’est aussi, certes de façon et par des voies différentes, ce qui, pratiquement, interdit de poser la question des influences. Qui décidera, entre Schnitzler, Hofmannsthal, Klimt, Kokoschka, Malher, Freud, Ernst Toller, Stefan Zweig, Stefan George, Wedekind, Werfel ?

4Jusqu’où le pénétra, le modifia, tout ce que peut appréhender, aimer ou détester, subir ou rechercher, un jeune artiste fervent, passionné et curieux3 ? Seule à ma connaissance, Andrée Tournès, traitant du cinéma de Weimar, et qui d’ailleurs rapproche Le Mensonge de Nina Petrovna (Hanns Schwartz, UFA, l929) de Madame de…, a perçu combien un tel film (celui de Schwartz), avec d’autres analogues, constituait « le terreau sur lequel s’est édifié le travail d’un Lubitsch ou d’un Ophuls. »4

5Puisque les citations, que j’espère probantes, s’offrent à moi, je cède à une autre encore. Un spécialiste de Raymond Queneau écrit :

Le lecteur de Pierrot mon ami reconnaît Paris non pour ce qu’il était [dans les années trente] mais pour ce que son constat au quotidien avait rendu possible sur le plan d’un imaginaire des formes urbaines.5

6Autant dire que le lecteur de Queneau doit être parisien. Et s’il ne l’est pas ? – Il le deviendra dans l’imaginaire. Telle est la dialectique qu’Ophuls met en œuvre, dans ses films. Ophuls ne manque jamais d’insister sur la place de l’imagination dans la naissance de ses films. Il est superflu de s’appesantir sur la dimension inévitablement imaginaire du souvenir, toujours peu ou prou réinventé. L’expérience « viennoise » de Max Ophuls, pouvons-nous la dire toujours consciente ? Le travail sur un film, son sujet, ses comédiens, son tournage, etc., n’équivaut-il pas à une recherche de ce qui fut – anamnèse et abréaction tout à la fois ? Cette prise de conscience, cette réaction émotionnelle, idéologique ou morale retardée, voilà la « deuxième fois » du cinéaste.

Le poète de la mémoire

7Ne nous le cachons pas : comme le Paris de René Clair, la Vienne fin de siècle est un état d’esprit, une forme de sensibilité. Pourquoi un Stroheim, un Sternberg, avant Ophuls, ont-ils cristallisé sur la Vienne de la Belle Époque ? Il me semble que c’est parce qu’elle s’éloignait d’eux. Pour Ophuls, né en 1902, la Vienne heureuse ne pouvait que tenir d’une mythologie : un passé dont il peut cultiver la légende et, aussi bien, faire le procès. De son attachement au passé, Ophuls donne une justification philosophique :

Le passé m’enchante parce que, entre autre chose, il attendait notre apparition. L’avenir m’angoisse parce que, entre autre chose, il prépare notre mort.6

8Filmer comme on se souvient, Lettre d’une inconnue exhibe admirablement la formule et touche au chef-d’œuvre. Le passé y est rattrapé par le présent. L’héroïne, éprise dès l’adolescence du héros, lui cède une fois devenue femme, mais l’amant l’abandonne et disparaît. Pourtant la faute ancienne et oubliée, il lui faudra la payer (dans un sursaut inattendu de dignité), l’assumer au présent. Et, alors même que, revenu, l’amant ne reconnaît pas son amoureuse, une lettre posthume (« quand vous lirez cette lettre je serai morte ») lui découvrira sa lâcheté, la vie de souffrances dont il est responsable. La mémoire, elle aussi posthume, fait qu’une morte, un passé commandent à un vivant.

9Au moment où nous voyons les films d’Ophuls, « sa » Vienne est morte et sa propre jeunesse s’éloigne. S’il veut les retrouver, les remettre en mouvement, il veut aussi les garder perdues. « Notre apparition ». Ophuls entre dans son passé mi-authentique, mi-imaginaire. « Le personnage en habit qui va descendre d’un fiacre, je m’attends toujours à ce que ce soit moi-même. »7 Devenu une quasi fiction, le passé devient collectif, s’objective, appartient à qui ose s’y reconnaître8. Le passé est loin, fascinant mais inaccessible. La grande affaire de la mise en scène ophulsienne, ce sera de rapprocher de lui et de nous, un monde qu’il refait sien tout en le tenant séparé.

10Nous touchons ici la poétique d’Ophuls. Les moyens par lesquels le cinéaste obtient ce qu’il souhaite : construire un univers à la fois fictif et réel, ressuscité et néanmoins perdu, sont multiples. Ophuls resta toujours un cinéaste expérimental. Jusque dans ses films les plus faibles, où il est certes possible de repérer, rétrospectivement, les traits permanents de son art, il voulait innover. De cet art, l’épisode de « La maison Tellier », dans Le Plaisir, apporte la meilleure clé. Comme on sait, la caméra d’Ophuls ne pénètre jamais dans la maison close ; ce qu’elle y voit (et nous montre), elle le voit plutôt mal et toujours du dehors. Pareille extériorité relève bien sûr du défi artistique. Mais elle fait plus : elle avoue une esthétique. Pour que le monde soit un théâtre et la vie dans la société bourgeoise un spectacle, une distance, une vision d’ensemble davantage que celle des détails, sont nécessaires. Et pour une mémoire qui inévitablement garde des manques, ces manques diront les places de l’oubli. Souvenirs troués d’oublis.

11Ophuls nous impose (et observe) une sorte de no trespassing (et il n’est pas fortuit que celui-ci soit particulièrement rigoureux dans l’un des rares films qui respecte la femme dans les prostituées, à l’opposé de ce qu’avait fait Maupassant). Même lorsqu’il prend la figure de l’espace, le temps toujours sépare, fût-ce de peu pour commencer, ce que le cœur voudrait lier. Proche et lointain, uni et séparé, la contradiction est le moteur de la poétique d’Ophuls, son émouvante tension. Le réalisme soutient et contredit les apparences. La cérémonie de la première communion, dans « La maison Tellier », la « partie de campagne » des pensionnaires de la Maison, ont la vérité immédiate, la luminosité sensorielle, du plus grand Renoir. Mais le retour à la Maison renoue avec la routine, le spectacle ordinaire, les jeux de l’illusion. Donner et reprendre, agrandir puis réduire, deux mouvements de la vie et du monde que l’art parfois s’obstine à retourner.

12Truffaut relève que, lorsque dans un film d’Ophuls, un acteur devait rester immobile, debout ou assis, le cinéaste se hâtait d’interposer entre l’objectif et le visage du comédien, un objet non forcément transparent, persuadé que l’acteur, sachant son visage partiellement caché, « s’efforcerait de compenser cette infériorité et s’affirmerait par l’intonation. Il sera plus vrai, plus juste. »9 Ophuls jouait ainsi le vrai contre le factice (le décor, la diégèse). Cette dialectique pouvait prendre la forme du contre-emploi. « Qui voyez-vous pour le cocher de Lola Montès ? demande le réalisateur, à Jacques Natanson, scénariste du film. Je pense à Henri Guisol. » Natanson proteste : « J’aime bien Guisol, mais j’estime qu’il est le contraire du personnage. » Ophuls : « Moi aussi. C’est pour ça que je le lui ferai jouer. »10

13Un défi analogue préside au choix – à l’acceptation – du Scope pour Lola Montès. Le Scope propose un développement horizontal mais le sujet, un spectacle de cirque, appelait des développements verticaux. Nouvelle gageure dont Ophuls se tirera en multipliant les gros plans et les cadrages partiels. (Durant la représentation, le public des spectateurs est lui-même escamoté, « truqué », signifié, loin de la piste, sur la gauche du cadre, par des figures peintes ou des silhouettes découpées.)

14Un autre facteur entrait dans la relation dialectique faux/vrai, facticité et réalisme. Je pense à la pauvreté des décors, non toujours présente bien entendu, et qui ne se découvre qu’à une attention perspicace et soutenue. Dans La Ronde, comme déjà, à un moindre degré, dans Liebelei ; dans Yoshiwara, dans Werther, dans De Mayerling à Sarajevo et jusque dans Madame de… (la caserne, Ankara), les décors (intérieurs surtout) affirment leur artifice et souvent un côté sommaire11. Ce qui fait illusion, ce sont les détails, quelques meubles rares, les costumes, et l’encadrement somptueux des miroirs. Le réel brouille l’histoire comme la mémoire brouille le passé.

15Tout cela, on le devine, ne cesse de relever d’une volonté de style. Édifier des obstacles et aussitôt les abolir. Faire perdre pied ? La séance de cirque est absolument invraisemblable, effarante de mouvement, de bruits, d’éclats, de simplistes symboles. Autour de Lola, idole pratiquement immobile, moralement crucifiée, livrée en pâture au voyeurisme, le présent fait tourner le passé, partie joué, partie mimé et, pour la plus grande part, raconté verbalement par un meneur de jeu (Peter Ustinov). Sans ce mouvement pourtant, saurions-nous que toute coïncidence entre le passé et le souvenir est impossible puisque l’un bouge et l’autre ne bouge pas ?

16Un récit autobiographique ne peut qu’aller du présent vers le passé, puis « redescendre » vers le présent. Comment Ophuls fait-il pour les amener à quasiment se toucher et cohabiter sans se mêler ? – En donnant à sa caméra une mobilité étrangère à toute norme. La perpétuelle valse qu’elle danse autour des héros et de leurs démêlés ; le réseau arachnéen dans lequel elle les emprisonne ; cette mousse qu’elle fouette sur eux et autour d’eux, ont la même fin déceptive. Ils exaspèrent notre désir de voir et de savoir, de les sauver de toute perte, ils leur confèrent une consistance sans laquelle tout sombrerait dans le mélo ; consistance qui, en outre et par contraste, s’exalte dans les moments de tranquillité. Mais est-ce là ce baroque dont on a fait un critère essentiel du cinéma d’Ophuls, comme on l’a fait un peu vite du cinéma d’Orson Welles ?

Du baroque

17La tradition définit le baroque par sa quête du mouvement, plus ou moins exaspérée ; son amour du masque et de l’apparence ; un sens plastique porté à l’exubérance et l’ostentation. Ainsi entendu, on peut penser que l’écriture d’Ophuls fut baroque (ce qu’il récusait12), penser aussi que le baroque mitteleuropéen l’aura sensibilisé au catholicisme (comme les Stroheim, Sternberg, Borzage). D’autres traits baroques sont également présents chez lui ; ainsi le trompe-l’œil et le mirage (a-t-on vraiment vu ? A-t-on eu le temps de voir vraiment ?). Le mouvement possède sa magie propre et Ophuls chérissait les miroirs, persuadé que « la réalité est moins belle que son reflet ».

18En Europe, la bourgeoisie ascendante a partout refusé le baroque. Soutiendra-t-on que ce qu’il reste de baroquisme chez Ophuls se voulait anti-bourgeois ? Et si la prolifération est une forme de gaspillage, doit-on aller jusqu’à argumenter que la nature donne l’exemple ? L’entropie dominant le monde, vivre, n’est-ce pas gaspiller ? Le pessimisme profond d’Ophuls13 fournit peut-être une raison de l’associer au baroque. Le second baroque (historiquement), fut clair, léger, lumineux et festif ; mais on a pu juger le premier inquiétant, angoissant, funèbre. « Ce qu’on tient pour jubilation est surtout tremblement. »14 Et Jean Rousset écrira :

La pièce baroque, sans ignorer le passé, ne vit pas sous son emprise puisqu’il ne représente qu’un moment parmi d’autres d’égale intensité : elle vit dans un présent successif qui peut à chaque instant rompre avec des instants antérieurs.15

19Dans ses démêlés avec le temps, ses remontées vers le passé, Ophuls rencontre le fréquentatif. Cette fois encore il innove. Chez lui le fréquentatif ne montre pas un événement qui se développe, mais une série de petits événements qui détaille soit un piétinement, soit un « bond » de la mémoire. Ainsi dans Liebelei, « un couple danse durant la continuité d’une valse mais tantôt dans un costume et tantôt dans un autre. »16 Le procédé est repris dans Madame de… et se complique. Danielle Darrieux et De Sica valsent, riant et bavardant. Leurs costumes changent. Le couple parle encore mais ne sourit plus (P.M.). Autres costumes ; les danseurs parlent, mais de longs silences séparent leurs propos (P.A.). Nouveaux costumes. Le couple valse toujours mais ne parle plus. Il se regarde intensément, très grave (G.P.)17. Le souvenir s’est morcelé en instants unis (par le mouvement et la musique) et cependant autonomes. Ici, la « deuxième fois » est en fait une suite, une série de « deuxièmes fois ».

La bourgeoisie

20Lors même qu’Ophuls poursuit une polémique contre la grande bourgeoisie et l’aristocratie, il excelle dans la peinture sympathique de la bourgeoisie de son temps, grande ou petite. Son art ressuscite des vies particulières au sein des groupes sociaux qui les conditionnent18. Ainsi s’expliquera-t-on l’immense et durable succès de son premier chef-d’œuvre, Liebelei (l932), qui lie en bouquet tous les prestiges de son œuvre venue et, plus encore, à venir – Kracauer y voit un film antimilitariste. Il n’a pas tort puisque Liebelei

oppose de façon bouleversante le romantisme pathétique d’une histoire d’amour aux rigidités du code d’honneur militaire […], décrit le terrible triomphe de l’idéologie dominante, dont il dénonce les conventions moribondes et moralement absurdes.19

21On parlerait presque de conflits de classes, si la famille de l’héroïne, ses amis et son père, étaient moins sagement, moins naïvement, intégrés dans la Vienne fin-de-siècle, où la Süsse Mädel fournit aux jeunes officiers que l’uniforme et les mœurs veulent séduisants, l’occasion d’amourettes sans lendemain. La caméra d’Ophuls est encore (relativement) tranquille ; mais sa direction d’acteurs conduit l’interprétation au sublime. Christine, l’héroïne (Magda Schneider), mieux que tous les autres, exprime ses émotions au long de gros plans fixes et nous y voyons germer, croître, exploser, fleurir et se flétrir les nuances de ses bonheurs ou de son malheur. Personnage qu’on n’avait plus vu depuis ceux de Griffith, de Borzage et… de Charlot. Soulignons aussi, aspect peu remarqué de ce film, que l’exigence d’absolu qui est au cœur de l’amour se découvre ici tout aussi exigeante au cœur de l’amitié.

22Werther (1938) serait « l’un des premiers films adultes d’Ophuls »20. Probablement subjugué par la grandeur de Gœthe, le cinéaste regrettait « de l’avoir totalement raté », d’avoir gâché la chance d’une grande œuvre. Le film possède cependant un climat « Vieille Allemagne », où est parfaitement relevée la dimension bourgeoise du romantisme allemand, son cocon familial, son côté quasi « pot-au-feu », son amour de la nature, y compris de la nature domestique : jardins, fleurs, potagers. Le temps où un Novalis n’aspire qu’au mariage (avec une gosse de douze ans et demi !). Ordre, légalité, folie et passions dévorantes. Mais Gœthe, dit-on, n’était guère porté sur les songes.

Malentendus ou paradoxes

23À partir de 1957 (Lola Montès est de 1955), le critique tient pour le meilleur Ophuls – jusque là considéré comme un « cinéaste ordinaire », ses quatre derniers films : La Ronde (1950), Le Plaisir (1952), Madame de… (1953), Lola Montès (1955), « œuvres adultes » (Liebelei demeurant définitivement hors concours). Avec ces quatre derniers films, incontestablement, Ophuls conquiert son véritable statut et rejoint les plus grands. Mais ni Le Plaisir, ni Madame de… ne sont des succès et l’accueil fait à Lola est catastrophique. Il faudra, en France d’abord, l’obstination d’une poignée de cinéastes et de critiques pour que Lola Montès soit réévalué. Ces échecs – et les demi-échecs d’avant 1948 – ne doivent pas surprendre. Ils ont leur explication.

24Claude Beylie nomme paradoxes ce qui est pour moi sources de malentendus. Il en distingue trois. Il voit le premier dans la complexité, la subtilité de l’art d’Ophuls, et néanmoins son accessibilité immédiate. Le second : Ophuls est fasciné par l’univers du spectacle et il en dénonce la « vanité profonde ». Le troisième siège dans l’écriture : la mobilité et la liberté de la caméra animent une métamorphose plastique permanente, « de sorte que nous ne savons plus, à la fin, si nous avons affaire à un monument, un palais en plein ciel, ou bien à une valse… »21 ; quoi qu’il en soit, une réalité portée à l’incandescence et plus encore l’abstraction par le souvenir.

25Paradoxes, malentendus, dualité, le problème sans doute réside-t-il dans l’ambivalence des sentiments, de l’inspiration d’Ophuls. Cherchons quelques exemples d’« incompréhension », d’« invisibilité ». Ophuls déclare que Lola Montès n’est pas l’essentiel du sujet de son film. D’ailleurs il rapproche le rôle de Lola de celui de la paire de boucles d’oreilles de Madame de… : « Ce qui m’intéresse c’est la réaction des hommes qu’elle [Lola] accroche. »22 Mais à voir le film, à en lire les exégèses critiques, qui s’en serait douté ?

Même dans les films d’après Schnitzler, [Liebelei, La Ronde], le public n’a vu qu’érotisme frivole. Quant au couple antithétique [dans Liebelei] de la douce petite Viennoise, ce mythe des faubourgs, et de son séducteur, officier, aristocrate décadent ou don Juan bourgeois, Schnitzler certes le présente de manière satirique, mais le Viennois distingué y a trouvé confirmation de ses poses [de son comportement de classe].23

26Kracauer fait une remarque du même genre au sujet du même film. Le public minimisa la signification du duel. « Le duel n’était plus qu’un fait secondaire, destiné à apporter cette touche de tragédie qui, pour beaucoup d’Allemands, est une preuve infaillible de profondeur émotive. »24 Au théâtre viennois, conformiste jusque dans l’opérette, rappellent encore Bruyr et Schneilin,

le héros type du Viennois n’était même pas un personnage mais un acteur. C’était Alexandre Girardi, un Styrien né à Graz ! […] Il séduisit tous les Viennois […] car il prêtait la vie à une image née d’une fiction collective.

27« La manière dont je leur joue un Viennois ne correspond pas à ce qu’ils sont ; elle est ce qu’ils voudraient être », disait Girardi. Et il ajoutait ceci, qui nous rapproche résolument d’Ophuls : « Si j’avais été Viennois, je n’y aurais jamais réussi. »25

Une esthétique négative ?

28Dans Divine (1935), Ophuls prétend stigmatiser la pompe spectaculaire. Le baroquisme du film devrait donc être porté au compte de cette dénonciation. Mais quel spectateur y aura vu le baroque se contestant lui-même ? D’aucuns ont admiré, chez Ophuls, l’alliance du poétique et de la critique, bien que sa lucidité, souvent, l’emporte sur sa critique. La splendeur du plein valorise le vide et fomente l’ambivalence. Dans Lettre d’une inconnue, les deux places, l’une passée, l’autre présente, que l’héroïne occupe dans le même décor, affirment à la fois une défaite et une victoire. Étonnant effet de miroir, où le temps sépare l’objet de son reflet26.

29Le parti pris d’exégèses soucieuses d’unifier sinon l’œuvre dans sa totalité du moins l’ensemble de ses éléments constants, induit lui aussi une lecture négative. Mélancolie, nostalgie, tristesse, pessimisme, hantise de la mort, sont souvent relevés. Or il y a du bonheur chez Ophuls, même s’il n’est pas gai ; du plaisir, de l’ivresse, le goût des corps. Tout cela certes finit mal, mais guère plus mal ni plus souvent que chez Renoir. Toute vie d’ailleurs ne finit-elle pas mal ? Jean-Pierre Berthomé, en de pénétrantes et subtiles analyses, dissèque et éclaire Le Plaisir27. Il s’efforce de montrer qu’Ophuls « trahit » Maupassant, prend ses distances (entendons qu’il le « sauve » en rejetant sa misogynie et son cynisme). Cela devrait être manifeste dans le troisième volet, « Le modèle » ; je doute fort qu’il le soit.

30Ophuls veut célébrer la « vraie amour » et, dans l’esprit de ses films, celle-ci a beaucoup à faire avec le désir. Si l’amour est conscient de son impermanence, de sa fragilité, il cesse d’être passion ; il doit cesser d’être amour. « Si tu veux jouir hâte-toi car nul n’est sûr du lendemain », c’est une leçon du baroque. L’amour, le désir, disent à l’endroit la plénitude, l’éternité ; à l’envers, l’erreur et l’illusion. Dans l’art d’Ophuls, l’envers est moins évident que l’endroit. Comme si son procès à la bourgeoisie devait demeurer plus secret que flagrant.

31Ce n’est pas ce qu’il voit que le spectateur ophulsien est tenu de saisir et d’interpréter ; c’est son envers, son négatif. N’était-ce pas trop exiger d’un public qui aurait dû savoir lire ce qui n’est pas écrit en toutes lettres ? Piégé peut-être par son humanisme, Ophuls a caché l’envers sous l’endroit, tout en assurant que l’important c’était l’envers. De tout cela Madame de… est un parfait exemple. Du roman de Louise de Vilmorin, Ophuls isole cette phrase : « Elle eut l’impression de n’avoir plus d’importance ; elle se demanda ce qu’elle faisait sur terre et pourquoi elle vivait ; elle se sentit perdue dans un univers qui ne finit pas d’être. »28

32Dès le départ, Ophuls insiste sur la vacuité, l’inutilité, la négativité de son héroïne ; il la conçoit vide de par sa nature, sa classe sociale, son inaction, sa frivolité essentielle. Il demande à Danielle Darrieux, « non de remplir ce vide mais de l’incarner »29. Vide ou non, Madame de… est en parfait accord avec son monde, « un univers qui ne finit pas d’être ». L’intensité de sa passion, de sa souffrance amoureuse, lui feront prendre conscience de son inexistence. De quoi mourra-t-elle ? – de ne pouvoir aimer librement. Mais eût-elle vécu, croit-on qu’en échangeant un général pour un ambassadeur, Madame de… aurait rempli son vide intime ? Si l’amour et la liberté d’aimer sont les valeurs capitales, que devient le procès social ?

33Et pourtant Ophuls eût été en droit de nous répondre : le drame existentiel de Madame de… est bien présent dans le film ; il est l’envers de son procès social. On sait que la théologie négative prétend s’approcher, parler de Dieu, non pas en disant ce qu’il est mais ce qu’il n’est pas – méthode évidemment plus pratique. Créditons donc la poétique de Max Ophuls d’un mérite supplémentaire : celui d’avoir apporté au cinéma – très probablement sans l’avoir recherché – quelque chose comme une esthétique négative. Déceptive se veut chez lui la perception audiovisuelle (le passé est loin). Déceptive aussi est sa satire de la bourgeoisie, qu’il nous laisse le soin de faire apparaître, à nous spectateurs.

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Notes

1Cesare Pavese, La letteratura americana e altri saggi suivi de Il Mito, Einaudi, 1990 ;

trad. franç. Littérature et Société suivi de Le Mythe, Gallimard, 1999. Il s’agit d’une anthologie de textes tantôt inédits, tantôt publiés dans la presse de l’après-guerre. Nous empruntons nos citations aux fragments que cette anthologie fournit du livre Féria d’Agosto (Einaudi, 1946).

2Ibid.
3Et je n’oublie pas le pire. Ophuls fut renvoyé, en 1926, du Burgtheater de Vienne, parce qu’il était juif.
4Andrée Tournès, « Eric Pommer et le cinéma de Weimar », in Jeune cinéma, n° 195, juin-juillet 1989.
5Derek Schilling, « Queneau porte Chaillot », in Poétique, n° 124, novembre 2000.
6Georges Annenkov, Max Ophuls, Le Terrain Vague, 1962.
7Ibid.
8Le meneur de jeu de La Ronde dit : « J’adore le passé. C’est tellement plus reposant que le présent. »
9Claude Beylie, Max Ophuls, coll. « Cinéma d’aujourd’hui » n° 16, Seghers, 1963.
10Ibid.
11Raffinement « baroque » : ce pourrait n’être qu’un « semble fauché ».
12Georges Annenkov, Max Ophuls, op. cit.
13On oublie trop qu’Ophuls fut un artiste « engagé », bientôt désenchanté. Marcel Ophuls, son fils, dit de lui : « Comme tous les gens drôles dans la vie […] c’était un homme extrêmement grave. Il disait […] que le pessimisme averti, qui peut se surmonter lui-même et déboucher sur la gaîté est la seule attitude adulte que l’on peut avoir dans l’existence. » (Claude Beylie, op. cit.). Ayant vécu les violences du nazisme durant la République de Weimar, très lié à Ernst Toller et marqué par ses œuvres, Ophuls avait combattu le fascisme par la chanson et la plume, des textes critiques, des lectures publiques, des émissions de radio ; tourné en 1938 un Werther qui se réclamait de la pensée des Lumières. Exilé aux États-Unis, plus tard rentré en Allemagne, il se dépensa pour réhabiliter la culture allemande, déshonorée par le IIIe Reich ; pour rendre aux Allemands « les valeurs d’une autre, d’une meilleure Allemagne », pour les aider à se réintégrer à la communauté des autres peuples. Tous ses projet et son action n’ayant rencontré qu’indifférence ou hostilité, il tomba dans ce « pessimisme averti » qui devint son ultime morale et celle de ses films. Cf. Helmut G. Asper, « Médiation culturelle et débat politique », in Actes du Colloque Max Ophuls d’avril 1986. Goethe Institut, Lyon, 1987.
14Guy Weelen, « L’esprit du baroque », in Les Lettres françaises, n° 945, 1962.
15Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, tome 1 : Circé et le Paon, Éd. José Corti, 1953.
16Georges Annenkov, Max Ophuls, op. cit.
17Ibid.
18Il l’avoue : « Lola Montès ? Cette femme ne m’intéresse pas. Une demi-prostituée, une médiocre danseuse, une jolie frimousse […]. Ce sont les gens qui l’entourent qui me passionnent. » (Georges Annenkov, Max Ophuls, op. cit.)
19Andrée Tournès, « Eric Pommer et le cinéma de Weimar », art. cit.
20Claude Beylie, Max Ophuls, op. cit.
21Ibid.
22Georges Annenkov, Max Ophuls, op. cit.
23José Bruyr et Gerard Schneilin, « Une civilisation du bonheur », in (Jacques Goimard, éd.) Vienne au temps de François-Joseph, Hachette, 1970.
24Siegfried Kracauer, From Caligari to Hitler, 1945 ; trad. franç. De Caligari à Hitler, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973. Je cite d’après l’édition italienne Cinema Tedesco (1918-1933), Mondadori, Milan, 1954.
25José Bruyr et Gerard Schneilin, « Une civilisation du bonheur », op. cit.
26Philippe Roger cite Valéry : « Le temps est le nom générique de tous les faits de

dualité, de différence. » Cf. Lettre d’une inconnue de Max Ophuls, coll. « Long métrage », Éditions Yellow Now, Crisnée (Belgique), 1989.

27Jean-Pierre Berthomé, Le Plaisir, coll. « Synopsis », Nathan, 1997.
28Georges Annenkov, Max Ophuls, op. cit.
29Ibid.
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Pour citer cet article

Référence papier

Barthélemy Amengual, « « Il faut écrire comme on se souvient » : la poétique de Max Ophuls »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 34-35 | 2001, 13-26.

Référence électronique

Barthélemy Amengual, « « Il faut écrire comme on se souvient » : la poétique de Max Ophuls »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 34-35 | 2001, mis en ligne le 23 janvier 2007, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/165 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.165

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Auteur

Barthélemy Amengual

Ancien enseignant, animateur à l’Institut Lumière à Lyon, auteur de monographies de Clair (Seghers), et d’Eisenstein (L’Âge d’Homme), ainsi que de nombreux articles – dont une étude sur Le Plaisir dans Positif (été 1980), reprise dans l’anthologie Du réalisme au cinéma (Nathan, 1997).

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