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Projet d’une « Histoire du cinéma en France »

p. 100-106

Texte intégral

1. Le Projet

1François Albera (Université de Lausanne) et Jean A. Gili (Université de Paris I), responsables d’un Dictionnaire du cinéma français des années vingt et auteurs de divers ouvrages sur le cinéma français, souhaitent engager une entreprise collective d’envergure ayant pour but l’édition, en une dizaine de volumes, d’une « Histoire du cinéma en France ».

2Actuellement un tel ouvrage n’existe pas et sa matière ne se retrouve que très partiellement dans la dispersion des monographies d’auteurs (en nombre réduit), des études particulières publiées dans des revues, des travaux universitaires, des recherches individuelles. Il existe depuis longtemps des ouvrages généraux ou de vulgarisation, mais leur présentation de l’histoire du cinéma en France est notoirement insuffisante – en particulier sur le cinéma muet – et en est même venu à former un obstacle à une connaissance sérieuse en proposant une synthèse commode au gré d’un récit historique simplifié et parfois simpliste. Les seuls ouvrages ou travaux de référence répondant aux réquisits de rigueur et de méthodologie historiques concernant le cinéma en France sont des ouvrages américains, canadiens ou italiens qui portent, de surcroît, sur certaines périodes particulières. L’édition française, qui a été pionnière en la matière dans les années 1930-1950, est actuellement absente de ce champ.

3D’autre part les instruments indispensables à la recherche, comme à toutes autres démarches documentées, que sont les catalogues de production, les recueils de sources, les rééditions de textes fondateurs, les bibliographies, etc., tout cela fait présentement défaut en langue française ou n’est disponible que sous des formes aujourd’hui partielles ou dépassées par l’état des connaissances.

4Il y a donc là un paradoxe compte tenu du développement, depuis trente ans, des études cinématographiques dans les universités et les centres de recherche, des travaux de Maîtrise, de DEA ou de Doctorat, de la formation de centaines d’étudiants chaque année dans toute la France. Ce manque se manifeste avec d’autant plus de force que la connaissance des films et du champ cinématographique dans son ensemble s’est totalement renouvelée avec l’accélération des sauvegardes et restaurations de films dans les archives, avec l’émergence de la notion de patrimoine dans ce secteur, avec le remaniement des études culturelles en général où le cinéma occupe une place centrale.

5Les initiateurs de ce projet veulent donc entreprendre de combler cette lacune dommageable tant pour le développement des recherches que pour la connaissance du public en général. La place occupée aujourd’hui dans le monde par le cinéma français (au sein de ladite exception culturelle) nécessite également que l’on soit capable d’étudier les conditions d’existence de ce cinéma, les différents contextes qui furent les siens, les enjeux culturels, esthétiques, économiques, politiques, sociaux qui ont traversé son histoire. Cette histoire est aujourd’hui méconnue ou distordue, notamment en raison de perspectives critiques formant une doxa (l’» auteurisme ») et de la négligence d’une partie des institutions patrimoniales, d’enseignement et de recherche.

6Cette entreprise éditoriale veut s’appuyer sur une démarche collective qui mobilise les compétences de tous les chercheurs – éprouvés ou débutants – qui œuvrent dans ce domaine, sans exclusive. La plupart des grands pays ont lancé de tels projets – en particulier l’Italie et les États-Unis. La France demeure, sur ce plan, en retard alors qu’elle possède une des plus riches traditions en matière de cinéma ainsi que des ressources documentaires d’une exceptionnelle ampleur.

7Cette entreprise requiert une collaboration entre diverses institutions d’enseignement et de recherche (universités, CNRS), des groupes de travail indépendants, des institutions de conservation et d’archive (cinémathèques, AFF, BNF, BiFi), et elle requiert une mise en commun de ressources financières et matérielles susceptible de soutenir un tel projet éditorial. Actuellement, les travaux de recherche ne trouvent pas ou très difficilement à s’éditer et, à quelques exceptions près, la presse écrite ou audiovisuelle ne se fait pas l’écho des travaux en la matière. La socialisation de ces travaux, contrairement à ce qui peut se passer dans des disciplines comme l’histoire ou la sociologie, ne s’effectue pas, aggravant leur rareté d’une confidentialité qui peut paraître décourageante pour leurs auteurs sinon désespérante. On le remarque, notamment, avec l’édition DVD française qui demeure captive dans la plupart des cas de l’approche cinéphile telle que la critique la poursuit, mais on pourrait tout aussi bien citer les notules de grands journaux « de référence » sur les films du patrimoine programmés à la télévision ou certaines entreprises éditoriales de type encyclopédique, sans parler de la radio et de la télévision. Il est rare que l’on recourt à des compétences de chercheurs, on se plaît, au contraire, à opposer le discours universitaire aux séductions du discours gustatif et interprétatif.

8Les deux initiateurs du projet participent au Groupe de recherche « Histoire du cinéma et histoire de l’art » au sein de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). Ils sont membres du conseil d’administration de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC), ils sont en rapport avec des institutions similaires à l’étranger et participent à une série de groupes de recherche en France et à l’étranger (notamment au sein du CNRS, de DOMITOR, du CREDHESS, du CRI, avec les universités de Montréal, Padoue, Bologne, Udine, etc.) ainsi qu’à des revues scientifiques (1895, Cinema & Cie, Sociétés & Représentations, Cinémas). Ils estiment par conséquent qu’ils ont la possibilité d’impulser la constitution d’équipes de chercheurs qui œuvreraient dans les différents secteurs de l’étude des films et du cinéma en France et se verraient confier des sujets à traiter selon les différentes époques considérées, en fonction de leurs compétences et de leurs travaux.

2. Situation

9On a très tôt entrepris en France d’écrire l’histoire du cinématographe dans sa globalité : Coissac, Bardèche & Brasillach avant la Deuxième Guerre mondiale. L’entreprise de Georges Sadoul, conçue à la fin des années trente et poursuivie jusqu’à la mort de son auteur, a opéré un changement qualitatif d’importance en adoptant, autant que faire se pouvait, une méthodologie historique, le recours aux sources, aux témoignages, la confrontation des films et des documents afférents. Les autres histoires du cinéma sont demeurées, en France, sur les mêmes bases, avec des accents différents mis sur tel ou tel aspect (Jeanne et Ford, Mitry), soit : un axe chronologique autour du développement de la production des films – éclairée par le contexte, économique, social, culturel – dans une perspective évolutive dont le terme est représenté par la forme film telle qu’elle s’est fixée dans les années 1940-1950). Aucune tentative systématique d’ensemble n’a été tentée depuis lors. Deux historiens l’avaient entreprise à la fin des années soixante (Deslandes et Richard), mais ils n’ont pas dépassé leurs prémices (deux volumes prometteurs demeurés « orphelins »).

10Au sein de cet édifice global – ou mondial –, le cinéma français a connu un traitement du même type en tant que sous-ensemble. En dehors de quelques titres situés dans le secteur de la vulgarisation (Sadoul, Jeancolas, Beylie, les trois volumes des éditions Atlas, Billard-Frodon), le terrain reste très largement en friche.

11Pourtant la recherche historique a, depuis une vingtaine d’années, complètement bouleversé ses méthodes et remanié ses objets : l’ouverture des archives film et non-film, le renouvellement des sources en dehors du strict champ cinématographique, le recours à des procédures d’investigation et d’analyse éprouvées dans les sciences humaines (histoire, histoire de l’art, narratologie, analyse économique, sociologie des représentations, analyse de la réception, histoire des techniques, etc.) ont redéfini à nouveaux frais le “cinéma”. L’abandon des schémas évolutionnistes, des approches en termes de goût, génie, excellence – qui était celles de la critique cinéphilique –, la prise en compte de la dimension d’objet culturel de masse du cinéma déniée par un recours restrictif à la notion d’» art » en sont quelques aspects parmi d’autres ; enfin la situation du cinéma de nos jours correspond de moins en moins au modèle des années 1940-1950 du film narratif d’une heure et demie, de la séance, du système d’exploitation sur une longue durée, dès lors que les nouveaux supports en permettent une appréhension tout autre, beaucoup plus variable, modulable, discontinue, réversible, plus largement privée que collective (télévision, vidéo, DVD) et bientôt manipulable (via le numérique, l’ordinateur). Tous ces paramètres impliquent de reconsidérer la manière dont on envisage cette histoire et, plus généralement, le phénomène même du cinéma.

12Le paradoxe veut que la situation actuelle du film – devenu variable, extensible ou fragmentable (ainsi les « bonus » des DVD qui proposent des rushes, des essais, des versions « longues ») – retrouve, en partie, celle des débuts du cinéma où le film était avant tout un élément d’un ensemble plus vaste – le programme –, « intermédial », sujet à des variables de type performancielle (musique dans la salle, bonimenteur, coloriage, variations de vitesses, mixité avec des spectacles vivants).

13C’est précisément la période dite du « cinéma des premiers temps » (1895-1906) qui a connu les plus grands bouleversements quant à son approche historique, narratologique, culturelle. L’onde de choc de ce remaniement méthodologique devrait s’étendre aux autres périodes du cinéma avec les particularités qui sont les leurs.

14Ce projet propose donc d’entreprendre une Histoire du cinéma en France qui renouvelle cet objet – ou plutôt le construise – en s’appuyant à la fois sur des recherches neuves en matière de connaissance des films eux-mêmes (bon nombre ont été restaurés et sont donc à nouveau visibles), sur l’exploitation de nouvelles sources et sur un découpage de l’objet « cinéma » qui, sans ignorer l’axe chronologique, n’en fasse plus l’enjeu central de cette histoire mais son seul fil temporel, tressé de différentes histoires relevant de temporalités multiples : celle du spectacle, de la narration, de l’exploitation, de la réception, des technologies, du jeu de l’acteur, de la mise en scène, des genres, etc.

15Le cinéma s’inscrit en effet dans plusieurs séries culturelles qui se déploient au cours du xixe siècle :
— les expériences scientifiques attachées à l’analyse de la perception, la vision (Plateau) comme du mouvement, de la motricité, du geste (Marey) ;
— les dispositifs de science amusante (émanant des cabinets de curiosités) et leurs succédanés sous forme de jouets (le kaléidoscope, le zootrope, le phénakistiscope, etc.), la vulgarisation scientifique (la Nature) ;
— les spectacles jouant les uns sur le fantastique, l’étonnement (Robertson), l’effet de réel (Dumas) ;
— la pulsion de documentation générale du monde (cf. les Expositions universelles, les Expositions coloniales) ;
— l’idéal pédagogique, le prosélytisme religieux, scientiste (les lanternes magiques).

16Tous ces phénomènes définissent un remaniement de fond des conditions de la vision, de la place de l’imagerie, une réélaboration de la visualité et du regard (dont les travaux de Jonathan Crary et Philippe Hamon, ont, notamment dessiné les contours). Ils balisent l’ensemble de la période où prend place le cinéma jusqu’à nos jours. Il s’agit d’en prendre acte, d’envisager le cinéma sous cet éclairage et d’enrichir cette problématique par l’étude de ce médium et de ses conditions de fonctionnement.

17S’agissant du cinéma français, il reste à poser la question de la pertinence d’une histoire « régionale » – ici « nationale » – du cinéma. Le syntagme « cinéma français » (ou « américain », « italien », etc.) comporte une série de contradictions et d’ambiguïtés qu’on ne peut ignorer, en même temps qu’il représente une « valeur », une « aspiration », une « référence » commune qui lui donne une réalité indéniable dans un certain ordre – ne serait-ce que celui du territoire, de la langue et de la culture dont le cinéma qui se fait en France relève, qu’il véhicule ou dont il use. Il appartient à cet égard à la problématique plus générale de l’identité nationale. Il ne peut en revanche servir d’interprétant dans une entreprise telle que celle-ci où les paramètres économiques et techniques, les échanges, transferts et mixités, tant humains que matériels, sont importants. C’est pourquoi l’expression « cinéma français » sera interrogée à chaque période de cette histoire où elle ne prend pas toujours le même sens, tandis que le contour d’ensemble de cette entreprise sera dénommé Histoire du cinéma en France, ce qui permettra d’envisager aussi bien les spécificités nationales (législation, censure, modes de production et d’exploitation, etc.) que les composants « étrangers » à une stricte délimitation nationale (investissements, distribution de films produits dans d’autres pays, co-productions, immigration, etc.).

3. Plan

18Le projet envisage une édition en une dizaine de volumes en procédant, à l’exemple de l’entreprise qui a commencé en Italie – Storia del cinema italiano sous l’égide de la Scuola Nazionale di Cinema – et dans une perspective voisine, à un découpage systématique de tranches de cinq, six ou dix ans qui évitent le pré-découpage d’usage, en fonction d’» événements » soit extrinsèques (la guerre de 1914-1918 ou celle de 1939-1945), soit intrinsèques ou passant pour tels (« le passage au parlant », « la nouvelle vague ») qui anticipent, préconditionnent, en tout les cas contraignent l’analyse et reconduisent des idées reçues.

19Bien entendu, toutes les périodes ne comportant pas la même quantité d’informations et de données, le découpage s’adaptera au besoin à ces réalités factuelles.

20Ce découpage, qui suivra la chronologie de la production des films, se doublera d’une articulation à temps plus longs étudiant des phénomènes plus stables, englobant plusieurs périodes (exemple : la critique, l’exploitation) et d’articulations transversales reliant des moments plus éloignés encore de l’arc évolutif (exemple : le son).

21En adoptant autant que faire se peut un plan similaire pour chaque tome, on pourra opérer une lecture transversale des différents volumes à partir d’une des strates considérées (exemple : les rapports avec l’État, la situation du cinéma au sein du monde des spectacles) permettant de suivre une évolution répondant à une autre temporalité historique que celle de la production des films (exemple : le temps législatif, le temps technologique, etc.) et rendant par là visibles des séries et des durées différentielles que les découpages usuels dissimulent ou mutilent (exemple : pérennité des décorateurs ou des costumiers d’une « période » à l’autre, trajets d’acteurs, de scénaristes) ou des récurrences (exemple : problématiques de sonorisation entre 1908 et 1927).

22Le principe de base de cette entreprise étant de renouveler les connaissances, il exige de revoir à neuf les données : il ne sera donc pas question de reprendre des contributions anciennes telles quelles, quelle que soit la réputation de celui ou celle qui les a rédigées. Pour chaque volume ou tranche historique considérée, un comité scientifique international sera sollicité de donner son appréciation et de dispenser des recommandations et des conseils.

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Pour citer cet article

Référence papier

« Projet d’une « Histoire du cinéma en France » »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 43 | 2004, 100-106.

Référence électronique

« Projet d’une « Histoire du cinéma en France » »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 43 | 2004, mis en ligne le 09 janvier 2008, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/1612 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.1612

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