Musée du cinéma : Esprit es-tu là ?
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« Je suppose que l’idée de créer un Musée du cinéma a germé en moi avant la guerre, dès que j’ai commencé à collectionner des affiches, des maquettes, des dessins et l’appareil de Méliès et un peu tout ce qui me tombait sous la main.
C’est bien possible que pour s’attaquer à une telle entreprise il soit nécessaire d’être amoureux fou du cinéma. »
Henri Langlois
(Sight & Sound, 27 avril 1972)
« Le musée Henri-Langlois reconnu “œuvre de l’esprit” »
(Libération, 4.10.1997)
Le cinéma au musée mais pas de musée du cinéma !
1Dans Libération du 5 mai, à propos de la rétrospective et des installations de Chantal Akerman au Centre Pompidou, on pouvait lire que l’avenir du cinéma d’auteur était au musée1. Au moment même où l’on fait ce constat – auquel s’ajoute l’intérêt croissant des plasticiens pour « l’exposition du cinéma » (Pierre Huygue, Douglas Gordon, Ange Leccia, etc.), l’intégration du film dans les expositions, voire l’exposition consacrée à un cinéaste ou au medium lui-même (Szeemann à Zurich pour le centenaire du cinéma, Païni et Cogeval à Montréal et Paris avec Hitchcock, etc.), le syntagme « Musée du cinéma » se trouve aboli, raturé avec l’abandon décidé abruptement par Claude Berri, président de la Cinémathèque, du projet de musée au 51 rue de Bercy. Décision ratifiée par le Conseil d’administration de l’association, suivie par son directeur.
2Il y a pourtant dans ce doublet muséification du cinéma et caducité d’un musée du cinéma une singulière torsion de l’histoire.
3On reviendra sur l’argumentaire plus loin, mais rappelons pour commencer qu’il est question depuis 1898 environ de créer un musée du cinéma ou un musée alimenté par le cinéma : Matuszewski le demande dans une perspective historique2 ; Marey, à l’Exposition universelle de 1900, expose la nouveauté technique et ses effets dans le registre de la science expérimentale ; après bibliothèque et exposition envisagées par Edmond Benoit-Lévy en 1907, le Musée national de Georges Dureau de 1913, il est question d’un Musée de la parole et du geste dans une visée anthropologique (1913 repris au début des années 1920) ; puis il s’agit d’art cinématographique avec les expositions du Musée Galliera en 1924 (« prototype des Musées du Cinéma » selon Langlois), et toute une série de manifestations du même type autour des décors, des affiches avant que l’on expose des extraits de films rassemblés sur un thème ou une œuvre de cinéaste ou d’acteur (Vieux Colombier) ; Moussinac collecte des documents (manuscrits, maquettes, livres), suscite des dons (Tedesco) dans la perspective d’un musée et d’une bibliothèque du cinéma3, sans parler de la collecte des appareils liés à l’invention du cinéma que mènent certains comme Grimoin-Samson et le Conservatoire des Arts et Métiers (qui se dote d’une section cinéma en 1927). Tout cela forme le tissu riche et mal connu de nos jours de la décennie 1919-1929 qui ne se borne pas à ce qu’on appelle par commodité « l’avant-garde »4. Depuis les années 1930, Langlois, qui a devant lui l’exemple du Museum of Modern Art de New York où le cinéma a trouvé place, a très tôt lié les mots « Cinémathèque française » à ceux de « Musée du cinéma », y compris pendant l’Occupation où les tâches immédiates étaient tout autres. En 1941, il développe son idée de « Cinémathèque idéale » avec salles de projection, centre de documentation, « musée permanent français du cinéma »5 et l’année suivante, Lo Duca annonce l’ouverture d’un Musée « Canudo » à Chaillot préfigurant un Musée international du cinéma qui devrait s’implanter à Rome après Paris. Aussitôt après la guerre, la Cinémathèque française ouvre avenue de Messine un petit musée centré sur la naissance du cinéma (avec le Théâtre optique de Reynaud, une salle Marey, plusieurs salles Méliès), organise des expositions itinérantes à partir de ses collections où projections et documents, affiches, maquettes, costumes, etc. sont inséparables (« Images du cinéma français », 1945). L’extension de cette démarche hors de France (Bâle, Lausanne, Turin, les États-Unis) crée une émulation internationale. En 1949, Langlois lance le slogan : « Pour un musée vivant du cinéma » et affirme : « Qu’on ne vienne pas nous dire que Cinémathèque et Musée du cinéma sont deux choses différentes »6…
Bref historique de la notion de musée du cinéma
4Un Musée du cinéma digne de ce nom est projeté au Palais de Tokyo dès 1951 (convention signée par Grémillon avec la direction des Arts et Lettres), puis le projet se déplace à Chaillot. Surtout l’enrichissement des collections ne faiblit pas. Avec l’aide de Lotte H. Eisner et Mary Meerson, Langlois n’a cessé de susciter acquisitions et dons. Grâce à Malraux qui lui en donne les moyens financiers, il achète, en 1959, la collection Will Day que la Grande Bretagne avait rejetée, élément désormais majeur de ce musée à venir7. En 1962, interrogé par Yvonne Baby, Langlois explique ce qu’il sera : « Nous avons une avance sur les autres parce que si mes collègues se sont préoccupés de réunir des films, ils ont peu songé à collectionner dans le but de créer un musée du cinéma. Un manuscrit de Murnau est une chose unique. […] Pendant dix ans j’ai été considéré comme un fou par des tas de gens. J’étais le monsieur qui achetait des bouts de papier qui sont tout de même des dessins de Méliès. »8
5Le musée ouvre finalement en 1972. Au Palais de Chaillot. On évoque ensuite son extension à La Défense, à La Villette, au Grand Louvre (1982), tandis que se crée la galerie cinéma du Musée d’Orsay de brève durée (1985). C’est en 1984 que l’extension et le déménagement à Tokyo sont décidés dans un cadre qui comporte, outre la Cinémathèque et son musée, la FEMIS (qui vient d’être créée en remplacement de l’IDHEC) et le Centre National de la Photographie. Les programmes, plans et chiffrages se multiplient au ministère de la culture (Jean-François Séris et Geneviève Yvon). En 1987, les successeurs de Langlois, Costa-Gavras et Bernard Latarjet, poursuivent le projet du Palais de Tokyo tout en exprimant leur attachement au Musée Langlois dont ils viennent de faire restaurer certaines pièces (grâce à la Fondation de France) : il s’agit de « faire de la cinémathèque le premier musée moderne et vivant consacré au cinéma ». On projette à Tokyo 3 000 m2 d’espace d’exposition9. En 1988, un concours d’architecture désigne Franck Hammoutène pour transformer le bâtiment désormais appelé Maison de l’image et du son (il redeviendra Maison de l’image, puis Palais des arts de l’image, puis Palais du Cinéma).
6En 1991, Dominique Païni, nommé directeur, reprend le projet en direction de l’histoire de l’art et de l’art contemporain afin « d’ajouter au “parcours initatique” du Musée Henri Langlois qui reste[rait] à Chaillot, un “parcours pédagogique” mêlant séquences de films, documents historiques et objets liés au cinéma avec le secours des technologies modernes »10. Avec Alain Guiheux, il formule un nouveau concept de muséographie cinématographique centré sur une « Histoire de l’œil moderne » et sur « l’exposition du temps ».
7En 1992-93, la BiFi a été constituée en structure autonome afin de gérer les fonds « papier » de la Cinémathèque et les réunir avec ceux de l’IDHEC-FEMIS. Cette opération n’est évidemment pas sans conséquence sur la question du musée ou du « non-film » puisque désormais les collections de la Cinémathèque sont scindées en appareils, costumes, objets d’un côté et manuscrits, imprimés, photographies, affiches de l’autre et que le futur musée dépendra, en somme, de deux institutions différentes pour ses accrochages.
8En 1994, Païni rédige un projet de Musée permanent du cinéma. L’année suivante un pré-programme du CNC chiffre, sur ces nouvelles bases, les surfaces nécessaires à ce Musée réparti en onze sections (de l’archéologie aux nouvelles vagues dans le monde).
9En juillet 1997, le musée de Chaillot ferme suite à l’incendie du bâtiment et à l’inondation des étages inférieurs de l’aile « Paris ». Une fois en caisses, il est reconnu « Œuvre de l’esprit » par la cour d’appel de Paris tandis que les travaux de réaménagement à Tokyo s’arrêtent…
10En janvier 1998, Michel Bassi, président de la Mission de préfiguration du Palais du cinéma depuis 1996, démissionne pour protester contre le gel du projet et l’arrêt des travaux après des dépenses d’environ cent millions de francs11. Le ministère de la Culture envisage d’implanter le « Palais du cinéma » dans un quartier « plus populaire », dans l’Est parisien12.
11Cependant les missions de la Cinémathèque et de la BiFi dans le futur site à déterminer demeurent :
« Présenter en salle le patrimoine cinématographique ;
Exposer les collections en un Musée du Cinéma ;
Donner un accès informatisé aux archives constituant la mémoire du cinéma ;
Enseigner à tous les publics l’histoire et l’esthétique des arts cinématographiques. »13
12C’est le 30 juin 1998 que le ministère arrête son choix sur le 51 rue de Bercy (ancien American Center) pour y implanter ce qui s’appelle désormais la « Maison du cinéma ». La ministre insiste sur le fait qu’» il appartient désormais [à la Cinémathèque] de développer un projet muséographique dans son site. »14. Pour Marc Nicolas du CNC, directeur du projet de la Maison du Cinéma, les crédits alloués pour aménager les lieux (160 millions) « [doivent] permettre les travaux de transformation partielle du bâtiment et la réalisation du Musée du cinéma ». Il rappelle que depuis février 1999 un groupe de travail dirigé par Dominique Païni a mis au point « un premier synopsis pour le Musée Henri Langlois en vue de sa réinstallation dans la Maison du Cinéma », qu’un directeur du musée a été nommé – c’est Antoine de Baecque –, et qu’un concours d’architecture pour la muséographie-scénographie a été lancé15.
13Le Musée est alors et toujours au centre du projet. On ne se fait pas faute d’exalter la richesse des collections (« parmi les plus importantes au monde ») et le fait qu’ « il n’existe actuellement aucun autre musée en France entièrement consacré au cinéma, seuls quelques établissements comparables fonctionn[ant] en Europe. »16. Il est même pour certains le « tout » puisque Païni verrait bien l’ensemble du bâtiment s’intituler « Musée du Cinéma », notion qui ne désignerait plus « simplement un lieu de déambulation du spectateur, d’exposition permanente des richesses matérielles du passé, mais renverrait à une scénographie vivante du patrimoine et du cinéma contemporain, du film et du non-film » : le Musée-Cinémathèque, dit-il, « est l’étape ultime de la reconnaissance du cinéma comme art »17.
14On voit bien quels clivages mais aussi quelles confusions se jouent autour du mot même de musée : tour à tour « fossilisé », circonscrit ou au contraire dissous dans une ambition totalisante. Comme l’écrit alors Frank Beau, il semblerait tout à la fois que le cinéma ne soit pas assez « mort » pour devenir « chose du passé », patrimoine, et pas encore devenu « tout-image ». Curieusement ce clivage – qui procède d’une méconnaissance de l’histoire du cinéma telle qu’elle se construit depuis une vingtaine d’années (il est vrai hors de France) – aboutit à opposer l’art de l’élite (Païni), avec son cortège de vieilleries (le goût, la cinéphilie, la distinction), et la communication de masse (Nicolas) où la circulation, la duplication, la multiplication finissent par écraser toute autre instance. Ce clivage a ses conséquences concrètes : d’un côté l’évaporation dans le discours esthétique vague, de l’autre la mise en place d’institutions parcellisées que rassemble l’autorité du directeur général. Progressivement on se met à distinguer « Musée » et « Cinémathèque », comme on a distingué Cinémathèque et BiFi quelques années plus tôt ; en outre s’ajoutent maintenant une médiathèque, une vidéothèque, etc. au sein d’un ensemble éclaté, une Maison de l’image, en effet, plutôt que du cinéma. Alors que cette appellation, du temps de Tokyo, incluait la photographie, la FEMIS, qu’elle avait une vocation extensive, elle s’applique maintenant à diviser, émietter la seule Cinémathèque !18 Désavoué, Païni démissionne et l’assemblée de la Cinémathèque se contracte, se replie en position de défense « identitaire » : Jean Saint-Geours n’est pas réélu président, cédant la place à Jean-Charles Tacchella le 19 juin 2000. Celui-ci plaide pour un recentrage de Bercy sur la Cinémathèque « avec son Musée du Cinéma » avant tout et la BiFi « si tel est son désir »…
15Laurent Gervereau, succèdant à de Baecque à la tête du futur musée, paraît paradoxalement pourtant tirer à nouveau du côté de l’image, du film comme document d’histoire dont il est le spécialiste. Après son départ, Laurent Mannoni revient à la base même de toute réflexion quelque peu sensée sur un tel établissement : les collections ! Depuis le départ de Païni, en effet (mais on a vu aussi l’» aventurisme » théorique de ce dernier), on a imaginé un musée sans tenir compte de ses richesses après qu’on eut rituellement célébré celles-ci comme les premières du monde… Mannoni, responsable du département des appareils, érudit en matière d’archéologie du cinéma, attentif à la fois aux aspects techniques et expérimentaux et à la dimension esthétique, planche à son tour sur un projet de futur musée pour Bercy.
16Quand, en raison des crises successives qui affectent la Cinémathèque (évictions diverses, démissions et conflits), le ministère charge Serge Toubiana de rédiger un rapport d’expertise en 2003, ce dernier préconise de redéfinir ainsi la partie « musée » de l’ensemble :
Les projets anciennement conçus prévoyaient d’installer de façon pérenne un musée du cinéma à Bercy, disposant d’une surface totale de 1 600 mètres carrés. Ce musée avait pour ambition de « raconter » et de « scénographier » toute l’histoire du cinéma : depuis le pré-cinéma (Emile Reynaud, Muybridge, Marey, Edison, les frères Lumière, Méliès), jusqu’au cinéma contemporain, en incluant l’image numérique. En résumé, il s’agissait d’inscrire le cinéma dans toutes ses histoires, toutes ses inventions, toutes ses aventures et tous ses mythes, à l’intérieur d’un espace contraint (réparti sur plusieurs niveaux) et limité. Cela entraînait nécessairement un effet de zapping concernant l’histoire du cinéma, dont chaque période historique ou chaque courant esthétique, sans parler de chaque continent, avait à souffrir. Quelle que soit sa rigueur intellectuelle et la quantité de travail qu’il a nécessité, ce projet de musée ne nous paraît guère concevable dans un espace aussi réduit. Il faudrait, pour le mener à bien, disposer d’une surface trois ou quatre fois supérieure [je souligne].
Il nous semble aussi que le fait d’installer un musée permanent du cinéma constituerait à terme un obstacle à une politique de renouvellement des publics. On peut considérer, d’un strict point de vue intellectuel, que l’histoire du cinéma ne se raconte pas en une seule fois, mais puisse faire l’objet de plusieurs « séquences » se déployant dans l’espace et dans le temps. Sous cet angle-là, Bercy offre de réelles opportunités qu’il faut saisir, à condition d’imaginer un découpage plus vivant et plus dynamique des espaces consacrés à la muséographie, jouant sur deux entités complémentaires.
Aussi la mission recommande-t-elle de retenir une autre hypothèse, qui répartirait les surfaces d’exposition en deux volumes distincts, autonomes mais pouvant être réunis :
— un musée du cinéma, sur une surface de 1 150 mètres carrés, permettant de valoriser auprès du public les plus belles pièces des collections de la Cinémathèque française (aussi bien les costumes, que les machines ou les éléments de décors, ainsi que les documents dits « non-film » gérés par la BiFi), avec possibilité d’en modifier le parcours afin de mettre en valeur tel ou tel moment de l’histoire du cinéma, en fonction des programmations futures de la Cinémathèque française ; de même, un espace pourrait être réservé aux acquisitions récentes, comme cela se pratique dans différents musées ;
— un espace réservé à des expositions temporaires de 750 mètres carrés, surface suffisante pour accueillir des expositions thématiques ouvertes au grand public. Rappelons que la très belle exposition consacrée à Étienne-Jules Marey, organisée à l’Espace Electra en 2000, bénéficiait d’une surface de 450 mètres carrés. Il en fut de même en 2002 pour l’exposition consacrée à Georges Méliès, organisée au même endroit.
L’usage simultané de ces deux espaces complémentaires (un musée destiné à valoriser les collections et un espace d’expositions temporaires ouvert sur des problématiques les plus diverses) permettra d’inscrire la Cinémathèque française dans un espace-temps dynamique du cinéma. Elle sera à même d’exposer sa fabuleuse collection d’appareils, de rendre hommage à tel ou tel inventeur, d’exposer les collections uniques rassemblées par Henri Langlois, tout en offrant un espace libre et ouvert à un cinéaste contemporain, un acteur ou un technicien du cinéma, un plasticien ou un photographe, invité à exposer sa propre vision de l’histoire du cinéma.19
Volte-face
17Toubiana reprend l’opposition entre un musée figé (permanent) et un musée en mouvement – qui a été posée et dépassée depuis belle lurette (fût-ce par Langlois lui-même, on l’a vu) mais du moins donne-t-il toute sa place à ces espaces d’exposition, liés l’un aux collections existantes, l’autre à des événements ponctuels. C’est en quelque sorte, après plusieurs dizaines d’années d’errances et de surplace, un retour à la case départ.
18Depuis qu’elle en a eu les moyens, la Cinémathèque a organisé des expositions temporaires d’envergures variables, soit dans ses murs soit accueillies par des musées ou des espaces mis à sa disposition, dont plusieurs ont marqué les mémoires (« 60 ans de cinéma » en 1955 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, « Méliès » en 1961 au Musée des Arts décoratifs, « Marey » en 1963 à Chaillot, « Trois quarts de siècle de Cinéma mondial » à Chaillot en 1972-1973, « Paul Grimault » à Tokyo, etc.) et qui connurent un regain remarquable sous la direction de Païni avec « L’Art et le 7e art » (Monnaie de Paris, Musée des Beaux-Arts de Tourcoing, 1995), « Albatros, les Russes à Paris » (Musée de l’Histoire vivante de Montreuil), « Projections » (avec Le Fresnoy), ou celle de Laurent Mannoni (« L’Art trompeur » sur les lanternes magiques en 1995 à l’espace Electra, « Demenÿ » au Musée de Douai en 1996, « Marey, le mouvement en lumière » en 2000, « Méliès, magie et cinéma » en 2002 à l’espace Electra).
19L’arrivée de Toubiana à la direction de la Cinémathèque semble donc se situer dans le droit fil de ce rapport de Mission.
20Le 9 septembre 2003, le CA de la Cinémathèque entend Mannoni et Marianne de Fleury exposer leur projet qui s’inscrit dans la logique du Rapport Toubiana : valorisation des collections pour la partie permanente déployée sur une surface de 1 100 m2 (qui peut accueillir environ 1/10e des collections) et organisation d’expositions temporaires dans un espace de 732 m2 (niveau 2). Le musée (rebaptisé : « Musée Henri-Langlois ») se présentera sur deux niveaux (7 et 5) – on en avait compté cinq auparavant ! Les administrateurs valident le projet à l’unanimité. Le 22 septembre, c’est l’Assemblée générale qui vote sa confiance à la direction et approuve le déménagement à Bercy qui permettra enfin de déployer dans de bonnes conditions le musée (on insiste sur ce point). Claude Berri est élu président de la Cinémathèque par le nouveau CA.
21Il est donc admis que le bâtiment de Bercy soit aménagé en ce sens et un concours de scénographie est à nouveau lancé.
22Pourtant, tandis qu’on arrive au terme des procédures, qu’un lauréat est désigné (Jérôme Habersetzer), le 15 janvier 2004, le président de l’association, Claude Berri, fait volte-face et propose d’affecter l’un des espaces dévolus au musée (le niveau 5, le plus vaste) à des expositions temporaires de peinture, susceptibles de drainer un public plus important, et de cantonner le « musée » dans l’espace attribué aux expositions temporaires pourtant disjoint spatialement de la partie maintenue (niveaux 2 et 7). Cette volte-face est approuvée par le CA après quelques flottements et la démission de l’un des membres (Michel Ciment).
23Tout se passe comme si le mot « musée du cinéma » était donc progressivement devenu suspect : soit il n’a pas sa place dans le bâtiment de Gehry, soit il est inutile ou désuet. Il se voit désormais expulsé du discours de la CF. Claude Berri, président de l’association, parle exposition d’art, de peinture, cite les peintres Ryman, Opalka.
24Puis, tandis que des réactions se font difficilement entendre (à part Libération, aucun organe de presse ne s’est fait l’écho du problème avant le mois d’avril-mai), qu’un parlementaire interpelle sur ce point le ministre de la culture dans une question écrite le 3 février20, Claude Berri, en réponse à deux articles de Libération, affirme que son projet « s’inscrit parfaitement dans la philosophie de la Cinémathèque française ». En effet, devant la réticence qu’il a rencontrée à exposer de la peinture à la Cinémathèque, il s’est recentré sur “le cinéma et la peinture” » et il cite une première exposition « “Renoir père/Renoir fils” prévue pour l’ouverture en 2005 » dont le commissariat est confié à Serge Lemoine, directeur du Musée d’Orsay « qui a déjà accepté ». Il n’envisage pas moins cependant que « pour ne pas fermer ce lieu polyvalent, des projets d’arts plastiques se trouv[ent] programmés entre deux expositions coûteuses »21. Cette philosophie est précisée à nouveau dans un entretien accordé au Monde (qui n’avait pas évoqué la question jusque là)22 et dans un article de Télérama23 où, de concert avec Serge Toubiana, Claude Berri évoque les expositions sur l’art et le cinéma : après Renoir & fils, Artaud (projet de Païni déjà évoqué du temps de Tokyo), le cinéma américain des années 1950 et l’abstraction américaine, etc.
25On ne va pas discuter ici le simplisme de ces propositions en un domaine qui a donné lieu à des milliers d’articles, ouvrages, expositions et films depuis 1919, mais on peut relever l’inadéquation que révèle une affirmation comme celle-ci avec la situation présente :
« … dans le cinéma, personne ne connaît rien à la peinture. Il serait temps d’apprendre à regarder la peinture du point de vue du mouvement et des formes ou du rythme, de la même façon qu’on regarde un film ! »
26Les échanges actuels entre les arts d’exposition et le cinéma, au plan des images et des sons, sont en effet nombreux mais ils portent plus sur des questions de dispositifs que d’art plastique… Or le collectionneur Claude Berri, il l’a affirmé plus d’une fois, ne s’intéresse pas à l’évolution actuelle de l’art, les installations en particulier, ni même la video.
Espèces d’espaces
27Il affirme d’autre part qu’en redistribuant les espaces, il a permis d’augmenter celui réservé aux collections qui passerait de 1 050 (en fait il s’agissait de 1 100) m2 à 1 150 m2…
28En la matière il est assez difficile de savoir de quoi on parle exactement, tant de mêmes chiffres appliqués à des espaces différents circulent et tournent sans que l’on définissent précisément ce qu’ils recouvrent, ni ce qu’ils incluent. En muséographie, on a coutume d’exprimer des surfaces qui comportent non seulement les lieux d’exposition (40 %) mais les réserves, les espaces de consultation, les bureaux. Actuellement une partie des réserves est hébergée sur une surface de 600 m2 concédée à titre gracieux par la BNF.
29D’autre part, dans les multiples remaniements du volume intérieur de Bercy (en particulier celui du théâtre, des salles de danse), on n’a jamais clairement établi l’emprise des cages d’escaliers, des ascenseurs, des zones d’accueil, des lavabos, etc. alors que des contraintes très précises pèsent sur tout lieu public de ce type tant en raison des consignes de sécurité-incendie, d’évacuation de secours que celles liées à l’accès pour les handicapés. Les espaces attribués à l’exposition permanente à Bercy étaient originellement de 1 575 m2, répartis sur les niveaux 2 à 7 y incluse la zone d’accueil d’environ 60 m2 ainsi que les services (lavabos), soit environ 40 m2, et les expositions temporaires se voyaient consacrer un espace de 350 m2 (niveau 2) jouxtant les 250 m2 d’exposition permanente sur ce même niveau24. Le dernier chiffre avancé par Claude Berri correspond à celui que proposait Toubiana dans son rapport (voir ci-dessus) qui augmentait la part des expositions temporaires (de 350 à 750 m2), mais n’adoptait pourtant pas la même distribution de niveaux et d’espaces…
30Récemment d’ailleurs une nouvelle difficulté est apparue lors d’une visite « de chantier » dans l’espace « à éclairage zénithal » que Claude Berri a fait affecter aux expositions temporaires : la présence de la machinerie pour l’air conditionné dont on a décidé le déplacement… au niveau 7, dans les 350 m2 du tronçon supérieur de l’ex-Musée du Cinéma. Tout porte donc à croire que cet espace ne pourra pas être utilisé dans ce cadre et que le « Musée » n’aura pour toute surface que les 732 m2 auparavant réservés aux expositions temporaires. Au terme de toutes ces allées et venues on assiste donc à un échange de places et à un rabougrissement accru de « l’exposition permanente », en dépit de la valse des chiffres.
31Cette querelle de chiffres et ces échanges de places culminent dans cette affirmation qui est reprise en titre par Le Monde : « Il faudrait 3 000 ou 4 000 m2 pour faire un vrai musée du cinéma ». Le président et le directeur l’affirment : « de toute façon, Bercy ne dispose pas d’espace suffisant pour y installer un véritable musée du cinéma. […] Il faudrait au moins 3 000 ou 4 000 m2 pour faireun vrai musée du cinéma. Un jour, il faudrait convaincre l’État et les collectivités locales de nous aider à trouver un autre lieu pour y réaliser ce musée tant rêvé par Henri Langlois… ».
32On retrouve ici les chiffres du Palais de Tokyo de 1987 : 3 150 m2 et l’un des argument du rapport Toubiana (voir ci-dessus)…
33Le Musée du cinéma « unique au monde » dont Claude Berri réclamait la réouverture en 1998 dans une lettre ouverte à Catherine Trautmann (avec Jean-Claude Carrière, Alain Corneau, Laurent Heynemann, Jean-Paul Rappeneau, Jean Rouch et Jean-Charles Tacchella)25, n’a donc jamais existé faute de place puisque même Chaillot n’exposait qu’une infime partie des collections… Le « rêve » de Langlois devenue « œuvre de l’esprit » restera donc à l’état d’utopie, à moins que par un retournement qu’on a déjà vu à l’œuvre tout à l’heure, on affirme qu’ « aujourd’hui, c’est le bâtiment dans son entité [sic] – films, expositions, BiFi, ateliers pédagogiques – qui constitue le musée ». La Cinémathèque, est-il encore dit, « doit devenir un lieu à l’égal des grands musées » en dépit de son incapacité à en accueillir un pour cause d’exiguïté et quoique le bâtiment « ne se présente pas comme un musée »…
34Ces propos accordés au Monde et à Télérama visent donc à faire passer toute la séquence précédente comme fondée sur un malentendu. Rompant avec les réflexions qui avaient pu être menées sur ce sujet depuis plusieurs années dans leurs colonnes, les Cahiers du cinéma, qui n’ont pratiquement pas dit un mot du problème (quelques lignes factuelles seulement), peuvent ainsi écrire que l’affaire « se dégonfle » (n° de mai 2004), alors que le problème reste entier et qu’on peut légitimement se demander qui se « dégonfle » en l’occurrence !
35Il y a donc, pour résumer, trois arguments opposés à la réalisation d’un musée à Bercy :
36L’argument du musée permanent qui figerait et ferait de l’échantillonnage (zapping) – argument de Toubiana dans son rapport visant à ne pas conserver le musée Langlois en l’état – a été posé et est dépassé depuis longtemps : tout le monde insiste sur le musée comme espace d’exposition des collections non comme stratification. Le programme de 2000 insistait sur une conception d’un « musée qui bouge » et parmi les projets de muséographie, celui du scénographe Ostinelli s’appelait « un musée en mouvement », préconisant de le faire éclater dans l’ensemble du bâtiment, y compris les jardins26.
37Lié à cet argument, on trouve l’argument du public. La fréquentation du Musée à Chaillot, avant 1997, était de 40 000 visiteurs par an environ (visites guidées uniquement, horaires fixes). La fréquentation prévue à Bercy était, en 2000, de 250 000 visiteurs (dont 100 000 dans le cadre d’activités pédagogiques). À l’inverse, Berri affirme que « ce sont les expositions temporaires qui font venir le public ».
38L’argument de l’isolement du cinéma d’avec les autres arts (« On ne peut faire l’impasse sur cette confrontation entre le cinéma et les autres arts… et se contenter de “gérer un patrimoine” »). Depuis 1920 cet argument est dépassé, le lien s’étant constamment fait avec les arts graphiques, l’architecture, la mode, etc., comme les collections du musée de la CF l’attestent ! Païni a insisté plus que tout autre sur cet aspect et les initiatives suivantes lui ont toujours fait droit comme Langlois lui-même et ses successeurs y tenaient : « la France peut créer le premier musée moderne consacré à l’Histoire du cinéma. Poursuivant la volonté constante de Langlois d’affirmer la place du cinéma dans l’histoire de l’art moderne en l’incarnant dans un musée, nous avons cherché à traduire cette volonté dans les termes de 1986 »27.
39L’argument de l’espace. S’il n’est pas irrecevable, bien sûr, de réfléchir en terme de surfaces utiles, on a vu que depuis 1945 (sinon 1924) on a pu mettre en œuvre la démarche muséale sans attendre la surface « idéale ». Le Musée de Chaillot s’étendait « sur un seul niveau […] La surface dans œuvre du musée était d’environ 1 300 m2, hors espace d’accueil. Adjacent à l’exposition permanente se trouvait un espace d’environ 200 m2 utilisé pour des présentations temporaires. Les quelques 3 800 pièces présentées ne constituaient qu’une petite partie des collections »28.
40Quel musée, en effet, expose toutes ses collections ? Aucun évidemment, la part des réserves l’emporte forcément sur la part exposée. Langlois disait, en 1962, qu’il avait « de quoi remplir la gare Saint-Lazare »…
41Tous ces éléments et ces événements, qu’on ne fait que commencer d’essayer de rassembler de manière raisonnée, révèlent avant tout l’approche restrictive qu’on a eu de plus en plus de la notion même de musée. En particulier la dissociation manifeste qui s’est progressivement opérée entre collections et expositions, enrichissement et collections, recherches et expositions. Un Musée du Cinéma digne de ce nom – qui ne saurait se réduire à une « exposition permanente » oblitérant la conservation, l’étude des collections, leur identification, etc. – générerait non seulement des activités nouvelles mais produirait des connaissances nouvelles. Dans sa présentation du catalogue 60 ans de cinéma, Langlois qui, très modestement, avouait que l’histoire du cinéma en était encore à la « légende », « la chanson de geste », insiste sur le fait que…
Si depuis vingt ans [il écrit cela en 1955], nous assistons à un renouveau de Recherches Historiques, c’est en grande partie parce que, devançant les historiens et parallèlement à eux, les Cinémathèques et les Musées des films, se sont attachés à sauver les œuvres […], non seulement l’œuvre filmée elle-même mais tout ce qui s’attachait à elle, les scénarii, les découpages, les projets de décors, les photographies, les plaquettes publicitaires, tout ce qui permettait d’en approfondir et d’en fixer la genèse, la réalisation, l’exploitation.
C’est ainsi que peu à peu sous la légende nous avons vu surgir la réalité des faits, des œuvres et avec elles nous avons touché à des parcelles de vérité bouleversant les préjugés.29
42Avouons qu’on s’est fort éloigné d’une telle position de nos jours où la vulgarisation des préjugés l’emporte sur la recherche documentée, le retour aux sources, la comparaison et la vérification des données.
43C’est pourquoi non seulement il faut sauver l’idée même d’un Musée du Cinéma en refusant son ajournement évasif (« il faudrait, un jour, persuader l’État… »), mais il faut sauver ou sauvegarder les collections de la Cinémathèque qui se sont enrichies depuis les années Malraux et par la suite, le plus souvent grâce aux crédits de l’État, celles du CNC, en leur accordant un statut qui leur évite cette indistinction actuelle – sinon cette indignité – où elles sont ressources informatives, suppléments, documentations quand on ne les relègue pas dans des entrepôts inflammables. Cette sauvegarde, certains y songent, pourrait passer dans un premier temps par l’appartenance à l’appellation « Musée de France » de ces ensembles, ce qui permettrait peut-être de reposer sur des bases solides l’hypothèse du Musée du Cinéma. Un statut qui assurerait la protection des collections, offrirait l’assistance technique et programmatique des services des Musées de France, y compris sur le plan architectural, amènerait à une réflexion sur la manière dont se répartissent les collections, leurs différents statuts (patrimoine de l’État qui en garde la gestion – CNC – ou l’a déléguée à l’association Cinémathèque, acquisition propre, don, dépôt, etc.). Un musée, aujourd’hui, n’est plus seulement un ensemble d’objets que l’on expose, il s’inscrit dans un projet scientifique et culturel, doit offrir des lieux et des pratiques de conservation et de catalogage, mais aussi des outils de travail pour les chercheurs désormais inséparables des conservateurs.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
François Albera, « Musée du cinéma : Esprit es-tu là ? », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 43 | 2004, 87-100.
Référence électronique
François Albera, « Musée du cinéma : Esprit es-tu là ? », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 43 | 2004, mis en ligne le 09 janvier 2008, consulté le 17 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/1602 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.1602
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