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Notes de lecture

Alain Carou, Le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre. 1906-1914

Paris, École des Chartes/AFRHC, 2003, 368 p.
Barthélemy Amengual
p. 162-165

Texte intégral

1« Histoire d’une rencontre » dit le sous-titre de cet ouvrage. Rencontre, certes, mais comme on le dit d’une rencontre sportive, aux cent rebondissements imprévisibles : guéguerre, barrufa, bagarre.

2Si bien qu’en forçant à peine les choses, nous dirions que le souci d’art (un art nouveau, original et autonome) a commandé au développement matériel, économique. Tout se passe comme en d’autres espaces, où la situation physique, matérielle, a favorisé l’esprit. (Je pense aux Kharedjites, réfugiés dans le Mab, dont le désert a déterminé les traits de leur religion hérétique.) Aucun des groupes actifs dans la constitution du cinéma n’étant homogène, ni clairement résolu, ni stable, on peut voir dans cette histoire la dialectique marxiste jouer à plein.

3Tout le monde veut la fortune, le succès, la gloire, et les heureux qui les obtiennent, voilà qu’ils se trouvent avoir fait un art (« et par ailleurs une industrie »). C’est ce devenir qui est le plus excitant dans l’étude de Carou, encore qu’il ne soit pas, me paraît-il, toujours suffisamment mis en relief. Les projets changent ; les conflits s’ouvrent et se referment sur des décisions judiciaires ; la mode s’en mêle, les publics évoluent, de nouveaux usages sociaux s’instaurent ; de nouveaux déterminismes, éphémères, apparaissent, et voici enfin, un peu avant la première guerre mondiale, que le cinéma est là, le cinéma tel que nous le comprenons.

4Le cinéma naissant, nul n’en doute, hérite des spectacles existants. Lequel de ceux-ci prévaudra ? Pour les uns, le mélodrame, le feuilleton, kitsch ou pas ; pour les autres, le théâtre et le roman, selon qu’ils visent le peuple ou la bourgeoisie. Mais d’autres aussi viendront qui voudront toucher les deux classes avec les mêmes films. Le cinéma a besoin d’histoires, de drames, de comédies. Le patrimoine littéraire et théâtral est d’emblée bien tentant ; il grouille justement de ce dont le cinéma a besoin. Comment (fût-ce sans le vouloir) ne pas y puiser ? Et comment imaginer que les écrivains, auteurs de cette merveilleuse mine d’or, de succès, de gloire et de revenus, puissent ne pas songer à s’en réserver l’exploitation ou, effrayés par un concurrent inattendu, se liguent pour en garder le monopole ? La « rencontre » entre écrivains et entrepreneurs de cinéma invente un débat nouveau : « l’impossible » adaptation.

5À partir du chapitre II de sa deuxième partie, Carou analyse les pièces adaptées et les films correspondants. Il confronte minutieusement, tableau après tableau, avec clarté et un réel talent d’exposition, l’Assommoir, roman et bientôt pièce (1878), avec le film de Capellani (1909). Il réitère avec Britannicus de Camille de Morlhon (1912) et avec Polyeucte, également de De Morlhon. Quand la pièce a connu, sur les planches, plusieurs mises en scène, quand le film conservé par une cinémathèque diffère du scénario lui aussi conservé, l’auteur signale les variantes. Beau travail. J’avoue que, sur la foi du titre de son ouvrage, j’avais espéré que ce type d’analyse et de commentaires occuperait beaucoup plus de pages dans son livre. Mais c’est connu, on ne saurait contenter tout le monde…

6On dit que les bébés n’apprennent à marcher qu’à force de tomber. L’époque fut, elle aussi, riche en « erreurs ». Ainsi Le Bargy, pensant comme les frères Lumière, déclarait que le film était une invention sans avenir et qu’il fallait en tirer profit sans attendre que l’engouement général fût passé. Le son, exploré et tôt exploité par Gaumont, apporterait aux images mouvantes la plénitude du réalisme. Les disques, se jouant de l’espace et du temps, devraient enrichir les mémoires tant individuelles que collectives. (La « momie » selon Bazin n’était pas loin.) Autres « erreurs », les producteurs proposaient aux écrivains des contrats draconiens, « véritables carcans ». Trop sûrs d’eux ou trop avides, les écrivains les acceptaient.

7Alain Carou montre combien la structure théâtrale demeurait opérante. Mais il montre aussi que, dans les films, souvent, les tableaux se divisaient en scène, sous-scènes, voire micro-scènes susceptibles d’absorber paysages et extérieurs réels. (Qui niera qu’aujourd’hui encore, alors que nos films parlent et chantent, le cadre du cinéma oblige ses occupants, comme au théâtre, à regarder devant eux, le public ou la caméra, et recrée une rampe virtuelle, presque abstraite. N’en sommes-nous pas presque toujours au face-à-face, toujours à la fenêtre ou au balcon qui ouvrent sur le monde off ?)

8Certes, parmi la masse de journaux, revues, discours, articles, correspondances, qu’Alain Carou a retrouvés, les théories des premiers esthéticiens du cinéma s’esquissent. Ainsi de l’intertitre appelé à l’époque sous-titre : « Le sous-titre doit servir à camper une action et il faut laisser à cette action le soin d’expliquer et de développer le sens (de cette action) », « Le cinéma est le théâtre d’action par excellence » (p. 198). Le réalisme s’en mêlant, loupe, jumelles, lettres, télégrammes sont montrés en inserts (très gros plan) et alors le texte explicatif s’intègre à l’histoire. Il est à la fois objet et diégèse. Dès 1913, la pantomime est excellemment définie. Georges Wague, le plus célèbre mime de l’École des Funambules (fin du xixe siècle), écrit : « Nous ne visons pas [...] à singer le langage humain [en faisant correspondre un geste à chaque mot] mais à représenter des mouvements de pensée, des luttes de conscience, des sensations secrètes… » (p. 230)

9Il est plaisant de lire ces lignes de Zola au sujet de l’adaptation théâtrale de son Assommoir. Il écrit : « MM. Busnach et Gastineau ont voulu donner la vie de la rampe aux personnages et aux descriptions du roman, en allant ainsi du premier chapitre au dernier » (p. 180). Donner la vie aux personnages et aux descriptions, cela nous dit quelque chose. Jean Aurenche et Pierre Bost, traînés dans la boue par Truffaut, ne se proposaient-ils pas, dans leurs scénarios, d’introduire des équivalences entre les pouvoirs d’une écriture et ceux du cinéma ?

10Comme on l’imagine, les « bonnes » habitudes furent prises très tôt. Les producteurs ne demandaient pas l’accord des ayants droit, auxquels ils empruntaient intrigue, personnages, « attractions » et morceaux de bravoure ou, parfois, seulement le titre des œuvres adaptées. Les auteurs (les scénaristes) essayaient de réemployer ailleurs les scénarios qui leur avaient été refusés. Abel Gance prit l’habitude de conseiller les producteurs avant de s’atteler à ses synopsis, ne « voulant pas travailler pour rien ». D’un sujet proposé à Camille de Morlhon, Gance prévient que, s’il lui était refusé, il en ferait un bon scénario comique pour Max Linder. Le scénario de l’Électrocuté, vendu 100 francs par Gance au Film d’Art en 1911, fut revendu 10 000 francs aux Américains. Gance n’était pas content, bien sûr, et on le comprend (p. 213).

11Les questions d’argent n’étaient pas seules à opposer producteurs et écrivains. Les studios eurent bientôt des personnels spécialisés, notamment un directeur artistique qui, aussi bien que leur patron, traitait de haut les littérateurs, lesquels se sentaient frustrés autant que spoliés. Atteints dans leur dignité, ces comportements alimentaient leur guéguerre (p. 213). Rappelons encore que si les acteurs étaient salariés, les auteurs-écrivains vendaient leur prose au forfait, renonçant à toute propriété sur leurs « scénarios ».

12L’adaptation, jusque là, posait un curieux dilemme. On exige à la fois la fidélité mais on exige aussi la liberté parce qu’elle seule est créatrice bien qu’elle puisse faire écran entre la grandeur, la richesse, la vérité de l’œuvre de départ (p. 194), et le spectateur. Certains pensent à l’inverse qu’une grande œuvre résistera toujours à tout ce qu’on lui fera subir. D’autres encore prétendent que le film adapteur porte atteinte à la dignité (postulée) du spectateur, par trop de vulgarisation. Ces deux dernières positions donnent à douter de leur bonne foi.

13Je deviens aussi prolixe qu’Alain Carou. J’ai prévenu que, grâce à son travail, chacun s’instruirait. Naïfs que nous étions, nous les cinéphiles, qui pensions que les congrès internationaux n’avaient pour finalité que la standardisation des formats ! Mais outre les syndicats et les associations d’écrivains, il y avait eu le Congrès de Luxembourg (septembre 1910), la Conférence de Berlin (octobre-novembre 1908) (p. 114). Le cinéma grandissait ; il fallait bien qu’on parvînt à l’entente de ceux qui le faisaient et quelles que fussent leurs raisons de le faire.

14Mais j’en arrive aux conclusions d’Alain Carou. Plus synthétiques que le corps du livre, elles aplanissent ce qu’on peut estimer ses « excès » (ou ce que le lecteur patient pourrait recevoir comme tels). Carou écrit justement : « En l’espace de quelques années, le “ film littéraire ” n’a pas tardé à devenir une institution majeure du cinéma français quand [celui-ci] n’était encore qu’une expérience neuve et, en 1908, à l’avenir mal assuré » (p. 301). SCAGL, Film d’Art : les diverses possibilités du cinéma, après 1912, sont institutionnalisées. Les genres sont quasiment codifiés ; les cinéastes (auteurs) authentiques ont émergé et l’autonomie artistique du cinéma est mieux que dessinée. Devenu une « idée neuve », un spectacle original, un média inouï, le cinéma bouleverse définitivement déjà la culture de la société.

15On voit bien qu’au travers du combat des uns et des autres, un idéal s’esquisse : celui du film « tous-publics » qui satisfasse toutes les classes, cultivées ou incultes, bourgeoises ou populaires ; idéal que seul l’Hollywood des années vingt et trente saura inventer et rapidement imposer au monde entier.

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Pour citer cet article

Référence papier

Barthélemy Amengual, « Alain Carou, Le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre. 1906-1914 »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 42 | 2004, 162-165.

Référence électronique

Barthélemy Amengual, « Alain Carou, Le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre. 1906-1914 »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 42 | 2004, mis en ligne le 15 janvier 2008, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/1532 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.1532

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Auteur

Barthélemy Amengual

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